Face à un quotidien WTF qui nous donne envie de tout plaquer, la génération 2024 a réinventé les codes de l’échappée belle. Du shifting adulé par les ados sur Tiktok au microdosing de champignons hallucinogènes, tour d’horizon des nouveaux moyens de s’évader avec notre esprit.

Alors que le monde semble au bout du rouleau et que près de 61 % des Français·es déclarent se sentir concerné·e·s par une problématique de santé mentale, seuls 19 % d’entre elles·eux ont franchi le cap en consultant un·e spécialiste reconnu·e par la médecine dite traditionnelle. Pourtant, à en croire les chiffres de la santé mentale en France et la consommation d’antidépresseurs qui ne cesse de grimper en flèche, il semblerait que l’on ait bien besoin de s’échapper du quotidien. Avant c’était simple, il suffisait de booker un billet pour prendre l’air. Mais aujourd’hui, éco-anxiété et inflation ont eu raison de nos déplacements physiques. À défaut de se payer un tour du monde, pourquoi ne pas se pencher sur l’évasion mentale ? Une possibilité qu’offrent déjà de nombreuses pratiques ancestrales comme les cures d’ayahuasca (une décoction de liane psychoactive, ndlr) prisées par les tribus amazoniennes depuis 5 000 ans. Vieux comme le monde (ou presque), ces rites sont d’ailleurs célébrés au Quai Branly dans l’exposition “Visions chamaniques : arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne”, jusqu’à la fin du mois de mai. Et si la plante hallucinogène, une fois gobée, plonge dans des visions émanant des méandres de nos cerveaux en quête d’évasion, sa consommation est devenue la figure de proue d’un tourisme chamanique qui n’en finit pas de faire tourner les têtes. Pas tenté·e·s par un trip, perdu·e·s en pleine forêt amazonienne ? Il existe bien d’autres substances et pratiques spirituelles. Passage en revue de cinq nouvelles méthodes qui pourraient bien vous faire vivre la grande évasion.

Exposition “Visions chamaniques : arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne”, musée du Quai Branly.
SHIFTING : QUAND LA MEDITATION RENCONTRE LA FAN FICTION

 

La génération TikTok possède elle aussi sa manière de méditer en pleine conscience : le shifting. Pratique apparue sur le réseau social chinois durant les confinements, elle consiste à se connecter à un autre monde par la force de la pensée. Plutôt que de subir la réalité, les shifters se plongent dans l’univers de Harry Potter ou de leur animé préféré afin de vivre une fanction IRL rien qu’en s’imaginant retrouver leur héros. Un voyage télépathique garanti sans empreinte carbone pour lequel se passionne Margot, 20 ans, créatrice du compte TikTok Shifting Academy. La jeune influenceuse y abreuve quotidiennement ses 7 000 followers des meilleurs tips pour shifter en toute tranquillité afin qu’il·elle·s partagent leur DR (terme qu’utilise la communauté afin de désigner leur réalité désirée, ndlr). Ce genre de techniques séduisent des milliers d’adolescent·e·s souhaitant échapper à leur quotidien délétère (au choix : harcèlement scolaire, parents, travail). Mais non sans travers, comme le confirme Aurélie ­Berger, psychologue à Marseille : “Il faut être vigilant, car mal ou trop pratiquées, chez un·e adolescent·e en situation de fragilité psychique, par exemple, elles induisent un état d’isolement dans un monde imaginaire, un retrait de la réalité commune et partageable, voire, au plus grave, un état de déréalisation ou de dissociation comme le cannabis ou les psychédéliques peuvent le faire.” La psychologue, qui est aussi enseignante de hatha yoga, relève que ces pratiques n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour plonger notre esprit dans un voyage mental parfois nécessaire : “D’autres pourraient être enseignées, puisqu’elles existent depuis la nuit des temps, comme le yoga nidra, un yoga du sommeil qui maintient le corps immobile tandis que la conscience s’éveille à des dimensions qui pacifient l’existence.” Namasté !

LES PSILOCYBES : DU BONHEUR A PETITE DOSE

 

Et si un champignon pouvait améliorer la qualité de notre santé mentale ? Cette hypothèse thérapeutique est au cœur du documentaire Netflix Magic Medicine : les champignons contre la dépression, dans lequel le psychologue et neuroscientifique britannique Robin Carhart-Harris s’interroge sur l’usage des psilocybes, plus connus sous le nom de champignons magiques. Une méthode d’escapisme mental qui remplacerait les antidépresseurs, selon les adeptes de cette méthode, malgré l’interdiction d’en consommer en France depuis 1966, date à laquelle la psilocybine (nom de la substance contenue dans les champis hallucinogènes) a été classée comme produit stupéfiant et drogue psychoactive. C’est pour cette raison que ­Guillaume, un Toulousain de 35 ans, a longtemps organisé des retraites psychédéliques aux Pays-Bas, où la législation permet de cultiver chez soi les psilocybes. Le thérapeute affirme que l’absorption de cette substance, à dose minime, apporte une flexibilité neuronale ainsi qu’une neuroplasticité permettant d’aider à choisir de nouvelles perceptions plus en lien avec un potentiel bien-être : “On change les habitudes enracinées dans notre système neuronal en apportant de nouveaux outils comme la méditation ou le travail somatique, qui permet de ressentir l’intention face à un événement précis plutôt que de s’en éloigner.” Guillaume conseille cette échappatoire fongique aux personnes ayant du mal à contrôler leurs émotions, comme la honte ou la colère, ou sujettes au jugement des autres. De quoi s’armer face à une réalité dans laquelle nous percevons bien plus souvent le verre à moitié vide qu’à moitié plein : “J’aide les gens à intégrer une expérience psychédélique. Il faut savoir qu’on ne réagit pas à la réalité, mais à notre perception de celle-ci. L’escapisme, via ce microdosing, permet de comprendre la différence. On remet les choses dans une perspective plus grande que notre perception.”

LUMENATE : UNE APPLI TRIPPANTE

 

Si l’expression “petit bambou” vous fait davantage penser à l’anatomie de votre ex qu’à un moment de détente, vous êtes sûrement passé·e à côté de l’application phénomène de méditation en pleine conscience qui, depuis près de dix ans, transforme les journées de milliers d’utilisateur·rice·s en éveil spirituel. Flemme de poireauter sur votre lit pendant trente minutes en laissant le flow de votre respiration prendre le dessus ? Il a été démontré que notre capacité de concentration moyenne était de huit secondes : we need entertainement ! Un constat bien intégré par la comédienne Rosamund Pike, devenue directrice de création de Lumenate, une application de méditation nouvelle génération qui propose de “guider notre cerveau vers un état de conscience altéré unique et puissant, entre la méditation profonde et les psychédéliques classiques”. Selon ses concepteurs anglais, les effets se rapprochent d’un trip sous LSD que l’on doit uniquement à la lumière de notre smartphone. Il suffit de trouver une position confortable, dans le noir, en tenant le téléphone à dix centimètres du visage, un casque vissé sur les oreilles. L’objectif ? Un aller-retour dans le multiverse de notre subconscient. Au bout de quelques minutes, on peut percevoir des formes ou des images au rythme d’une musique spécialement conçue pour ces séances qui durent entre dix et trente minutes. Un voyage en terre inconnue dont les neuroscientifiques tardent tout de même à démontrer les supposés bienfaits.

LE HHC : GARDER L’ESPRIT DE SYNTHESE

 

Hexahydrocannabinol. Ce mot, qui aurait pu être chanté par Mary Poppins, a lui aussi plus d’un tour dans son sac. Non seulement il peut vous rapporter très gros au Scrabble, mais en plus il vous offre un décollage immédiat pour un pays dont seul votre cerveau détient la clef. Cannabis de synthèse apparu en France à l’été 2022, l’hexahydrocannabinol (HHC pour les intimes) est une molécule dérivée du cannabis, aux effets aussi puissants que ce dernier. Loïc, 28 ans, manager d’un restaurant à Montpellier, en consomme notamment pour se détendre et s’évader de son quotidien : “Un ami m’a dit qu’il achetait des gummies de HHC dans sa boutique de CBD, j’ai donc commencé par prendre une demi-gomme à mâcher le soir. J’ai l’impression que cela empêche d’avoir des idées noires, c’est comme si le cerveau était sur un nuage”, nous a-t-il confié. Le gouvernement français a d’ailleurs mis plusieurs mois avant de ranger le HHC dans la catégorie des stupéfiants. L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) s’est appuyée sur des travaux ayant démontré que le HHC “présente un risque d’abus et de dépendance équivalent à celui du cannabis”. Depuis le 13 juin 2023, la vente, la production ainsi que la consommation de produits contenant du HHC sont interdites, comme dans plusieurs pays européens tels que l’Autriche ou la Suisse qui ont aussi mené des tests pharmacologiques ayant démontré le caractère psychoactif de la molécule. Tout cela n’empêche pas de nombreuses plateformes, dont Amazon, d’en proposer à la vente en ciblant la gen Z à grand renfort de packagings aux couleurs acidulées (hello la génération désenchantée). Et si le meilleur moyen pour échapper à notre folle réalité était d’arrêter toutes nos conneries ? Plus d’alcool, de drogue ni de réseaux sociaux après la journée de boulot ?

Objectif Sobriété

 

“Soyez au rendez-vous de la sobriété.” Cette phrase, prononcée par Emmanuel Macron, nous incitait dès 2022 à veiller à nos dépenses énergétiques. Loin de nous l’idée de vouloir suivre les conseils de celui qui veut nous faire taffer jusqu’à 67 ans, mais si, pour une fois, Monsieur le Président avait raison ? Cette “sobriété subie”, comme la qualifient les sociologues, peut même avoir certains avantages : celui d’accepter de se contenter de ce que l’on a, sans toujours être à la recherche d’une échappatoire. Comme pour toute bonne méthode miracle qui se respecte, les techniques d’escapisme possèdent aussi leurs effets secondaires. Au choix, se créer une accoutumance : au travail, au sexe, à la nourriture ou à toutes les pratiques précédemment énumérées ainsi qu’à diverses substances comme l’alcool. Véritable tendance de fond, la sobriété se vérifie même dans les habitudes de consommation des Français. En septembre 2023, une étude Nielsen IQ montre ainsi que 52 % de nos concitoyen·ne·s indiquent vouloir diminuer leur consommation d’alcool d’ici les douze prochains mois. Des sommeliers d’un nouveau genre, tels que Benoît d’Onofrio, qui officie en tant que “sobrelier”, se sont même spécialisés dans les breuvages garantis “sans ramasse” du lendemain. “La sobriété me semble dénoncer l’overdose de consommations infondées, d’une loi du paraître dépassée, développe la psychologue Aurélie Berger. Il paraît essentiel pour toute personne pratiquant l’escapisme de se relier à un collectif physique qui trouverait appui dans la littérature ou un enseignant, afin de ne pas tomber dans les dérives classiques du contrôle excessif ou d’une éco-anxiété pathologique.” Trouver des solutions afin de mieux gérer son stress quotidien, c’est ce que les psychologues appellent le coping. Un terme qui regroupe l’ensemble des processus qu’une personne imagine et installe entre elle et un événement qu’elle juge inquiétant ou dangereux, afin d’en maîtriser les conséquences sur son bien-être physique et psychique. Pratiquer un sport afin de se détendre est considéré comme du coping, mais le pratiquer à outrance jusqu’à en devenir dépendant·e constitue une des dérives de l’escapisme. “Cela démontre que les jeunes sont en surcharge mentale, dans un système scolaire, notamment, qui ne leur donne pas les outils nécessaires pour se relaxer, se détendre, retrouver confiance et paix, ou tout simplement être dans la joie d’exister”, rappelle Aurélie Berger. L’évasion, c’est bien, en abuser, ça craint.

Cet article est originellement paru dans notre numéro ESCAPISM SS24 (sorti le 1er mars 2024).