En février dernier, on apprenait, non sans avoir la larmichette à l’œil, que la chaîne Arte France se séparait de son émission la plus culte et audacieuse qui soit, à savoir Tracks : ce laboratoire de l’étrange apparu sur nos écrans en 1997 et qui allait débusquer aux quatre coins du monde des contre-cultures improbables, extrêmes, dérangeantes, voire parfois carrément gênantes. Pas étonnant donc que son ultime épisode soit une édition spéciale “cringe” puisque ce point culminant du “weird”, “awkward” ou “creepy” semble bel et bien squatter notre quotidien. En d’autres termes, et “dans son sens informel le plus courant, le cringe est une réaction émotionnelle et physique négative et confuse. Elle mêle l’embarras, la honte, et parfois la répulsion face à une interaction sociale réelle ou virtuelle, qui se traduit assez bien par une situation dite malaisante”, explique Carine Farias, chercheuse et professeure en entrepreneuriat et éthique dans le monde des affaires à l’IÉSEG School of Management (et qui s’intéresse de près à la construction des normes et pratiques éthiques, morales et culturelles au sein de groupes et d’organisations). Littéralement, to cringe, dérivé du vieil anglais cringan, signifie “se recroqueviller”, “grimacer”, “avoir un mouvement de recul”. Utilisé à vau-l’eau et à yolo, le cringe craint tellement dégun, que des exemples, à des degrés différents et plus ou moins intenses, on en ramasse à la pelle ces derniers temps. Les débats ubuesques dans TPMP ? Cringe. L’évocation du “renflement brun” d’un “anus” dans le dernier roman du ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire ? Re-cringe. Les Tik Tok challenges, lip dub, danses et autres five minutes crafts foireux ? Re-re-cringe. Le film porno de Michel Houellebecq ? Cringe à mort.
Ce phénomène étrange s’est globalisé au point qu’on parle de “cringecore”, très manifeste en mode et en beauté, où la bizarrerie, pour ne pas dire carrément le moche et le mauvais goût, s’est frayé depuis toujours un chemin dans notre dress code. Une observation déjà faite dans l’essai Le Goût du moche de la journaliste mode Alice Pfeiffer, qui s’appuie à juste titre sur les travaux du sociologue français Pierre Bourdieu (cf. La Distinction, 1979) et cite l’écrivain italien Umberto Eco (cf. Histoire de la laideur, 2007) : “Ce qui sera apprécié comme du grand Art demain pourrait sembler être une faute de goût aujourd’hui.” Quid des chaussures grenouille de JW Anderson ; des sourcils rasés ou bleached, des Crocs stiletto Balenciaga ; du tee-shirt au col faussement taché de sueur de Louis Gabriel Nouchi ? En réponse à la banalité, au minimalisme et au “pas de vague” insufflé par le normcore, la vanilla girl et le BC-Beige G, le cringecore apparaît comme libérateur et en appelle à embrasser notre côté obscur – “learn to live alongside cringe”, a même lancé la chanteuse Taylor Swift, pas franchement de nature à sortir des rangs, en recevant son doctorat honorifique en art à l’Université de New York en mai 2022. Et le magazine branché anglais Dazed & Confused parle d’une déferlante de style cheum-chelou baptisé “Kétamine chic”, alors que l’artiste états-unienne Cindy Sherman vient d’exposer jusqu’à mi-septembre à la Galerie Hauser & Wirth à Zurich sa nouvelle série de portraits photo dont les visages ont été volontairement mochisés pour clairement nous mettre mal-à-l’aise… Prêt·e·s pour le grand frisson de gêne ?