Écrivain·e, activiste, conférencier·ère, et performer multimedia, Alok Vaid-Menon est une personnalité transfem non conforme au genre. Au travers d’un travail artistique percutant, il explore les thèmes de la racisation, du genre, des traumatismes et de l’appartenance.

Après des semaines – voire des mois – de préparation et d’appréhension, Alok Vaid-Menon, l’un des visages les plus reconnaissables du mouvement gender non-conforming et de l’activisme pour les droits LGBTQIA+ sur les réseaux sociaux, a enfin atterri en France pour notre séance photo prévue durant l’une des journées les plus chaudes à Paris, la ville sans climatisation. Imperturbable, cet·te artiste vivant à New York a l’habitude d’être au centre de débats… passionnés. Ses faits d’armes ? Renverser le statu quo sociétal tout en dessinant une vie qui vaille la peine d’être vécue pour soi et pour les autres, au travers d’essais, de poèmes et de discours merveilleusement construits et interprétés. Actuellement en tournée mondiale avec un spectacle de comédie poésie, Alok cultive l’émerveillement comme l’une de ses plantes vertes préférées, en remettant en question ce que la société considère comme “normal”. Toujours curieux·se et soucieux·se de déconstruire la façon dont on en est collectivement arrivé là, iel cherche à comprendre dans quelle mesure cette norme imposée nous est néfaste, et comment on peut, ensemble, changer les choses pour nous-mêmes et les générations futures. Né·e au Texas au début des années 1990 de parents immigrés malais et punjabi, avec pour tante Urvashi Vaid (avocate, écrivaine et militante des droits LGBTQIA+), Alok connaît une enfance marquée par un triste et immuable scénario d’ostracisme et d’intimidation sur fond de racisme et de transphobie. Pourtant, iel est parvenu·e à faire de ce champ de bataille un champ des possibles, transcendant la honte, le chagrin et la douleur vers l’affirmation de soi et l’expression authentique. D’abord dans l’espace sanctuarisé d’Internet, puis en présentant son travail dans quelque 500 lieux répartis dans plus de 40 pays, de quoi lui permettre d’être listé·e parmi les personnalités les plus influentes dans les classements NBC Out #Pride 50 et Out Magazine’s OUT 100. “Dans un monde déterminé à rendre impossible la vie des personnes trans et non conformes au genre, il y a quelque chose d’audacieux et de beau à persister dans l’humour et le plaisir”, déclare l’écrivain·e de Femme in Public (2017), Beyond the Gender Binary (2020) et Your Wound / My Garden (2021). Alok nous livre ici un témoignage de résilience teinté de joie, capable d’apporter espoir et réconfort aux âmes les plus esseulées.

Mixte. En tant que célèbre artiste transfem et non conforme au genre, ton travail repense ces normes dans la mode et la beauté. Quand tu étais enfant, comment s’est passée cette exploration de la non-conformité dans son expression la plus pure et triviale ?
Alok Vaid-Menon. La vérité, c’est que quand j’étais enfant, j’étais libre. Je n’avais pas conscience – et je m’en moquais d’ailleurs – des normes de genre imposées par la société. Je suis né·e avec deux poumons, un cœur et zéro honte. Je m’habillais et je m’exprimais librement. Cette liberté est rapidement devenue un problème pour les gens qui me disaient que les “garçons” n’étaient pas censés s’intéresser à la façon dont ils s’habillaient, que les “garçons” n’étaient pas censés s’intéresser à l’art. Je n’ai pas traversé la binarité de genre, c’est elle qui m’a traversé·e. J’ai appris le genre à travers la honte des autres. Depuis, j’essaie de retrouver ce sentiment de liberté.

M. Pas facile dans un monde tout noir ou tout blanc. Comment es-tu parvenu·e à concilier l’extérieur avec ton moi authentique ?
A. V.-M. Dès mon plus jeune âge, on m’a fait sentir que plus je m’exprimerais à ma manière, plus je serais puni·e. On m’a fait troquer ma créativité, mon authenticité et ma dignité contre la légitimité et la sécurité. Je me suis senti·e vide. Je ne me souviens pas de grand-chose de mon enfance, car je n’étais pas vraiment là. Ce qui était présent, c’était cette fiction que j’avais écrite sur la personne que les autres voulaient que je sois. Ce qui m’a empêché·e de m’exprimer, ce n’est pas le fait que je n’assumais pas qui j’étais, mais les menaces constantes. Je me demande souvent à quel point j’aurais pu être plus libre, plus tôt, si les gens m’avaient tout simplement laissé vivre ma vie.

M. Malheureusement, la plupart croient encore qu’être trans est une question d’apparence et pas d’identité. En quoi cette distinction peut-elle influer sur le bien-être, la sécurité et la dignité des personnes transgenres non conformes dans notre société ?
A. V.-M. C’est vrai. Il est important de comprendre qu’il y a autant de façons d’être trans que de personnes trans. Pourtant, une grande partie de la politique médicale et législative est obsédée par l’idée qu’il n’y a qu’une seule façon d’être et de ressembler à une femme, à un homme ou à une personne trans. La conséquence, c’est ce scénario anxiogène où on se retrouve à devoir constamment “faire nos preuves” pour être reconnu·e, et a fortiori, être respecté·e. Pourquoi devrait-on prouver ce qu’on est déjà ? Pourquoi devrait-on se battre pour ce qui est une réalité ? Être trans, c’est devoir constamment convaincre les autres de ce qui est, et c’est dévastateur pour notre santé mentale et physique. Il y a ce sentiment diffus qu’on n’est pas à notre place, qu’on représente un problème, qu’on doit se “corriger” pour être reconnu·e. Si la société croyait tout simplement les personnes trans pour ce qu’elles disent être, cela permettrait d’améliorer considérablement le bien-être de notre communauté.

M. Dans ton livre Beyond the Gender Binary (2020), tu soulignes avec force qu’on ne s’interroge jamais sur les normes d’authenticité auxquelles on est soumis·e. Peux-tu nous parler de cette distinction entre “normatif” et “normal” ?
A. V.-M. En grandissant, on m’a toujours dit que féminité rimait avec absence de pilosité. Mais, en tant que personne d’origine sud asiatique, j’ai grandi entouré·e de femmes poilues, et ça ne remettait pas en question leur féminité et leur identité de femme. C’est un exemple parmi tant d’autres d’une certaine esthétique raciste qu’on traite comme une norme, alors que ça ne l’est pas. Peu de personnes font la différence entre ce qu’on est incontestablement et ce qu’on nous dit qu’on devrait être. Au travers de mon travail, j’ai l’espoir d’apprendre aux gens à interroger continuellement ce qu’on nous présente comme allant de soi. La plupart du temps, ces choix arbitraires sont faits par des personnalités de pouvoir qui utilisent la notion de “naturel” pour dissimuler les raisons de leurs choix et donner l’illusion que les choses ont toujours été ainsi.

M. Il semblerait que le chemin vers l’acceptation et la libération commence par la décolonisation de nos esprits collectifs…
A. V.-M. Absolument. On entend partout dans le monde occidental le discours selon lequel “la non-binarité est quelque chose de nouveau” ou que “le gender-fluid est une tendance qui vient d’Internet”. La vérité, c’est que les gens vivent et prospèrent en dehors du système binaire occidental depuis des milliers d’années ! C’est juste que le colonialisme a invisibilisé ces systèmes de genre non occidentaux et a réparti des milliards d’âmes complexes dans un ou deux genres.

M. Ce qui pousse des communautés entières à perpétuer une vision archaïque et mensongère de qui étaient leurs ancêtres, de ce qu’ils.elles sont et de ce qu’ils.elles sont censé·e·s être…
A. V.-M. Ça cause du tort à tout le monde, on a tous·tes besoin de plus d’options, on mérite tous·tes d’avoir le choix. L’un des paradoxes de la société occidentale est qu’on nous dit que nous sommes “libres”, mais très souvent, il est juste question de la liberté de choisir parmi des options prédéterminées, éliminant de fait toute autre façon d’imaginer et d’interagir avec le monde.

M. Dans le podcast “Man Enough”, ton appel à la prise de conscience sur les conséquences négatives que la binarité de genre a sur l’ensemble de la société – et pas seulement les personnes trans – est devenu viral l’année dernière. À ton avis, pourquoi ça a eu l’effet d’une bombe ?
A. V.-M. J’entends souvent les gens dire que je ne fais que défendre les intérêts d’une minorité, parce que “la binarité de genre fonctionne bien pour tout le monde, sauf pour les personnes non binaires”, j’ai du mal à le croire. Cette binarité de genre est la raison pour laquelle nous avons des normes néfastes et régressives. On nous dit que l’homme et la femme – et par extension la masculinité et la féminité – doivent être séparés et opposés. Il y a un antagonisme inscrit dans le binaire. Dire que la masculinité est tout ce qui n’est pas féminin conduit à des normes de genre toxiques qui encouragent et célèbrent l’expression de cette masculinité à travers la misogynie, l’homophobie et la violence. Cela conduit à des taux incroyables de violence domestique et autres. De manière plus générale, tout le monde a l’impression de ne jamais être “assez homme” ou “assez femme”, de ne mériter amour et considération qu’à condition d’adhérer à une norme arbitraire préétablie. Les gens passent tellement de temps à essayer de conformer leur vie à cette norme qu’ils sont incapables de s’accepter eux-mêmes. Le résultat ? De l’amertume et du ressentiment qui viendront alimenter à nouveau le cycle de la violence. Dépasser la binarité de genre permet de créer un monde où les personnes ont l’autorisation de simplement exister, dans lequel elles n’ont rien à prouver.

Gucci Soul Scene Pre-fall 2017

M. Et c’est là que se jouent précisément tes revendications et ton militantisme avec le mouvement #DeGenderFashion…
A. V.-M. Oui. Par exemple, il était autrefois illégal et considéré comme un “travestissement” pour les femmes de porter un pantalon. Il aura fallu les campagnes incessantes des féministes pour qu’on commence à voir le pantalon comme un vêtement non genré. #DeGenderFashion est une extension de cette campagne pour que la société reconnaisse que les vêtements n’ont pas de genre particulier, mais qu’on leur en assigne un dans le cadre d’un processus politique de contrôle social. Il n’y a pas de “vêtements pour femmes” ou de “vêtements pour hommes”, car ce sont des objets inanimés que tout le monde peut porter. Les gens peuvent s’habiller comme ils le veulent.

M. Pourtant, la mode et l’expression de soi par le style sont hautement politisées. En quoi est-il important de remettre en question ce statu quo vestimentaire ?
A. V.-M. Vivre dans un monde où les gens sont punis pour s’être exprimés a des conséquences désastreuses et dramatiques. Puisque l’apparence continue d’être contrôlée et réglementée, la mode se politise. On nous dit qu’il faut se vêtir d’une certaine manière, et si on s’y oppose on est la cible de réactions négatives ; en conséquence, la mode se présente comme un outil pour remettre en question et contester le caractère ridicule et arbitraire de ces normes. Pourquoi se soucier de l’apparence des gens, et pas de ce qu’ils sont réellement en tant qu’être humain ?

M. Dirais-tu que le sexisme joue un rôle important dans le rejet du mouvement #DeGenderFashion ?
A. V.-M. C’est vrai que c’est généralement une question de sexisme. On vit dans une société qui pense la féminité comme quelque chose de dégoûtant, fragile, futile, excessif, et qui représente une distraction. L’idée qu’un homme puisse avoir envie de porter une robe est considérée comme ridicule et absurde, car dans notre société patriarcale, les gens ne peuvent pas s’imaginer que quelqu’un choisisse la féminité plutôt que la masculinité. Je crois au contraire que la féminité est puissante, sérieuse, importante. C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles je milite pour qu’on dégenre la mode.

M. On ne peut s’empêcher de penser à cette citation de Meghan Markle : “Les femmes n’ont pas besoin de trouver leurs voix, elles en ont déjà une. Elles ont en revanche besoin de conditions favorables pour l’utiliser, et les gens devraient être encouragés à les écouter.” Pourquoi, à ton avis, la société se montre-t-elle incapable d’être plus à l’écoute des personnes trans et non conformes au genre ?
A. V.-M. Le paradoxe, c’est qu’on vit à la fois la meilleure et la pire des époques. D’un côté, notre représentation dans les médias est plus importante que jamais : pendant des siècles, on a été effacé·e·s, réduit·e·s au silence, mais aujourd’hui, de plus en plus de gens prennent conscience qu’on existe en ayant accès à une représentation de nos vies ; les personnes trans sont par ailleurs plus facilement en mesure de se connecter les unes aux autres et d’avoir accès à des ressources vitales. D’un autre côté, la discrimination, la législation et les signalements de violence anti-trans n’ont jamais été aussi nombreux. On est en plein milieu du contrecoup : on fait de nous des boucs émissaires et on nous traite comme des pions à des fins politiques et financières. L’expérience quotidienne des personnes transgenres témoigne du fait que visibilité n’est pas synonyme de sécurité. Nous avons besoin de dignité, de soutien, d’infrastructures. Nous méritons d’être protégé·e·s.

M. Contre toute attente, tu demeures pourtant une force positive de changement qui “a besoin d’espoir pour survivre”. Peut-on vraiment faire d’une blessure un jardin à cultiver, comme le suggère le titre de ton dernier livre, Your Wound / My Garden ?
A. V.-M. Absolument ! Les poètes ressuscitent les choses mortes, comme l’espoir. Ma vie même vient témoigner du fait qu’il est non seulement possible de faire d’une blessure un jardin, mais que celui-ci peut être très beau. Aujourd’hui, plus que jamais, je crois que la guérison est possible.

M. Penses-tu que les gens sont enfin prêts à se guérir eux-mêmes collectivement ?
A. V.-M. Dans l’ensemble, non. C’est là toute la tragédie. Ils sont tellement habitués à vivre avec cette angoisse, ce stress et ce mal-être qu’ils associent ces émotions à leur identité, comme faisant partie intégrante de qui ils sont. La guérison exige de reconnaître qu’on ne sait pas vraiment qui on est, elle exige de vivre dans un royaume d’incertitude et de vulnérabilité. Beaucoup préfèrent rester dans la douleur parce qu’elle leur est familière. La question est donc de savoir comment amener les gens à croire qu’ils valent plus que leur douleur. Aucune loi n’y parviendra. Mais l’art, oui. C’est une certitude.

Cet article est extrait de notre numéro Mixte : Empowerment, fall-winter 2022/23, paru en septembre 2022.

Photos : Yann Morrison / Makeup : Anita Jolles @ Artists Unit