Honesty, 2024.

Maniant l’art du collage et du découpage comme personne, l’artiste germano-ukrainienne réinvente les codes de l’art floral et crée un univers habité d’étranges créatures bucoliques. Rencontre avec celle qui n’est pas du genre à couper court aux confidences.

Anna Bu Kliewer pourrait jouer dans un remake d’Edward aux mains d’argent, le côté gothico-freak en moins. Ciseaux à la main, elle coupe, découpe et recoupe toutes les images qu’elle collecte le plus souvent dans des livres de sciences naturelles chinés au gré de ses pérégrinations. Ses préférés ? Ceux des années 1970 et 1980, au grain de papier légèrement rugueux et à la qualité d’impression incomparable. Elle avoue d’ailleurs en trouver de beaux exemplaires dans les charity shops lorsqu’elle rend visite à ses parents dans une petite bourgade allemande, un pays dont elle tire son origine, tout comme l’Ukraine qui l’a vue naître. Celle qui est arrivée sur terre un 14 juillet ne se contente d’ailleurs pas de cisailler les images, elle fait de même avec les mots, quitte à en inventer de nouveaux, à l’instar de Gerkainian, un terme qu’elle a imaginé afin de définir ses racines, savant mélange de German et Ukrainian : “Mon père a décidé de revenir dans son pays natal lorsque le mur de Berlin est tombé. J’avais 4 ou 5 ans, mais je garde un profond attachement envers l’Ukraine car j’y ai encore de la famille. Je pense beaucoup à eux depuis le début de la guerre, c’est parfois très compliqué pour moi d’oser profiter de la vie en sachant ce que ce pays traverse.” Installée à Londres depuis une dizaine d’années, c’est dans son lumineux appartement que nous la retrouvons aujourd’hui, par une chaude matinée d’été où le mercure frôle les 30 degrés. Une canicule qui la pousse à arroser d’eau froide son chat Raffi, une boule de poils au regard bleu perçant qui partage son quotidien depuis trois ans.

Anna Bu Kliewer
Scissor palace

 

Alors que certain·e·s aiment se faire offrir des bijoux, Anna Bu Kliewer ne jure que par les paires de ciseaux, quitte à en faire parfois un peu trop : “Je dois en posséder au moins 50 paires, mais je n’en utilise vraiment que quatre ou cinq dans le cadre de mon travail.” Un arsenal planqué dans les tiroirs, de quoi sûrement décourager le premier cambrioleur venu : “J’avais pour habitude de les accrocher au mur. Soit les gens trouvaient cela magnifique, soit ils flippaient direct. Je préfère dorénavant les ranger dans mon studio, un lieu bien plus approprié.” Lorsqu’elle entame une session de découpage, Anna peut passer des jours, voire une semaine, à découper méticuleusement plantes, arbres et fleurs, jusqu’à accumuler des milliers d’images qu’elle range soigneusement dans son atelier : “Cela demande de l’énergie et de la concentration, même s’il m’arrive parfois de découper en regardant un programme télé.”

Hastings, 2023.
Shy’n’cute, 2024.

Celle qui avoue avoir la main verte n’est pas du genre à aimer rester enfermée. Ayant vécu quatre ans en Afrique du Sud, il lui suffisait, à l’époque, de conduire dix minutes pour se retrouver au bord de la plage ou entourée de montagnes. Aussi, la nature environnante n’a cessé d’inspirer son art. Son visa n’étant pas renouvelé, l’artiste se met en quête d’une terre d’accueil offrant deux choses indispensables à son bien-être : “un pays dans lequel les gens parlent anglais et où la neige ne tombe pas en hiver”. Son choix se porte alors sur la capitale britannique. “Contrairement à Paris, nous avons la chance d’avoir ici de nombreux parcs. À ­Hackney où je vis, je peux me ressourcer en faisant de longues marches dans les ­montagnes. Il y a des gens qui s’y baignent, même si je viens d’apprendre que ce n’est pas conseillé, car l’eau serait contaminée ! Cet endroit est néanmoins calme et relaxant, parfait pour se reconnecter à la nature. Et lorsque j’ai besoin de voir la mer, je prends le train direction Hastings, dans l’East Sussex.” Des échappées belles indispensables à son équilibre, tout comme la méditation qu’elle pratique quotidiennement : “Quand la météo me le permet, je le fais dehors, assise dans le parc, car rien ne remplace l’expérience de méditation en pleine nature, lorsqu’on sent le vent qui caresse les cheveux. Rien que d’en parler, ça me donne la chair de poule. Mais j’ai un cerveau hyperactif et je n’arrive pas à méditer plus de 30 minutes.”

Dinner date dress dream, 2024.
Swiss Love, 2024.
Mi-fleur, mi-raisin

 

L’artiste tente, au maximum, de prendre part à des projets qui lui ressemblent. Dernièrement, elle signait la campagne de Baum, une marque de cosmétique éco-consciente. “C’est toujours un plaisir de travailler avec des marques qui partagent mes valeurs. Même si j’ai conscience de vivre dans une ville hors de prix, et qu’il faut parfois savoir faire quelques concessions, je n’accepterai jamais de travailler avec des enseignes qui bafouent mes principes, comme le bien-être des animaux, car je suis une végétarienne convaincue.” En regardant ses images, on l’imagine aisément collaborer avec des maisons de mode, elle qui confie d’ailleurs adorer le prêt-à-porter, avec un petit penchant pour Bottega Veneta. “J’aime beaucoup l’esthétique et les coupes de Matthieu ­Blazy, ainsi que la façon dont il utilise les couleurs, c’est incroyable ! Je ne suis pas du genre à porter du noir et du blanc. Si vous regardez ma garde-robe, on part tout de suite dans des pièces très colorées, de l’orange pétant au bleu, en passant par le rose.” Un style vestimentaire à l’image de ses œuvres, coloré sans jamais sombrer dans le too much ou le kitsch. “J’adorerais collaborer avec des magazines pour réaliser des séances de mode, ça m’est d’ailleurs déjà arrivé pour le Vogue Portugal, mais les agences de mannequins sont sans doute un peu frileuses à l’idée que je remplace la tête de leurs modèles par des plantes et des fleurs.”

Forever. Me., 2024.
Shut Up., 2024.

À défaut des maisons de mode, cette esthétique a séduit la prestigieuse maison d’édition Penguin, qui lui demande, en 2019, d’illustrer la couverture de Swallowing Geography de la très trendy autrice Deborah Levy, permettant ainsi à Anna de s’évader à un moment compliqué de sa vie personnelle. “Je traversais une rupture douloureuse et je n’avais pas l’énergie de trouver de nouveaux projets. Mais lorsque j’ai reçu cette proposition j’ai sauté de joie car c’est une de mes autrices préférées.” Justement, une nouvelle plume vient de s’ajouter à son panthéon, en la personne d’Annie Ernaux, que l’artiste a découverte récemment, plaçant la traduction anglaise des Années dans ses coups de cœur littéraires du moment. “Cela m’a beaucoup émue de lire cette énergie féminine, sans pour autant que ce soit girly. C’est très difficile à expliquer, il faut le lire pour en comprendre toutes les subtilités. Je n’oublierai jamais le sentiment que m’a procuré cet ouvrage à la première lecture.” Un livre dont, pour une fois, elle ne découpera pas les pages.

Cet article est originellement paru dans notre numéro STATE OF NATURE FW24 (sorti le 16 septembre 2024).