Défilé Marc Jacobs SS17

Dans les mots du bingo prêt à enflammer les réseaux sociaux, le terme “appropriation culturelle” est en bonne place, et la mode est souvent au centre des polémiques. Interview avec le chercheur Khémaïs Ben Lakhdar qui s’est penché sur les liens entre mode et mécanismes de dominations dans la création.

Broderies roumaines sur des plages tropicales, fausses dreadlocks sur des mannequins blanches, coiffes amérindiennes sur des défilés de lingerie… Depuis quelques années, finie l’impunité : les cas d’appropriation culturelle sont épinglés, notamment sur les réseaux sociaux. Mais qu’englobe vraiment cette notion ? Comment déconstruire les dynamiques racistes et coloniales installées depuis des siècles ? Pour que l’industrie du luxe fasse son examen de conscience, encore faut-il comprendre de quoi on parle. Historien de la mode et spécialiste de l’Orientalisme, le chercheur Khémaïs Ben Lakhdar vient de publier l’essai “L’Appropriation culturelle : Histoire, domination et création, aux origines d’un pillage occidental” (éd. Stock). Un ouvrage pédagogique et passionnant pour décortiquer les mécanismes de domination de nos sociétés occidentales, en particulier appliqués à l’industrie de la mode. Rencontre.

Mixte. Vous l’expliquez dès l’introduction de votre livre : la notion d’appropriation culturelle est complexe. Comment définir et circonscrire cette notion ?
Khémaïs Ben Lakhdar. Elle a plein de définitions différentes. Mais lorsqu’on parle d’appropriation culturelle aujourd’hui, le terme est surtout celui qui est employé par les études post-décoloniales et l’antiracisme en règle générale. Dans ce cadre-là, la définition est assez claire et cadrée. On parle du mécanisme d’appropriation de la culture dans lequel un groupe dominant majoritaire se saisit d’un objet, d’un vêtement, d’un symbole, d’un groupe minoritaire en le décontextualisant, en le re-sémantisant en appauvrissant son sens, le tout principalement à des fins capitalistes

M. Vous êtes historien de la mode et expliquez que c’est au XIXe siècle que l’appropriation culturelle prend racine : pouvez-vous expliquer le contexte ? Comment et pourquoi la mode commence à “consommer” l’Autre ?
KBL. J’ai cadré mon étude à partir du XIXe siècle parce que cette période correspond à la mise en place du système de la mode contemporaine, l’idée de la haute couture parisienne, etc. Et on vit toujours dans cet héritage extrêmement vivant, puisqu’en fait, tout ce qu’on connaît aujourd’hui du système de la mode a été mis en place à ce moment-là. Partir du XIXe siècle permet d’essayer de comprendre le continuum historique et colonial du système de la mode contemporaine.

Lors de son défilé Automne-hiver 2018, Gucci avait été accusé de s’approprier le turban Sikh, le niqab et le hijab.

M. Pour l’industrie de la mode, il existerait donc une “hiérarchie civilisationnelle” où les goûts occidentaux domineraient, où l’Autre représenterait une manne d’inspirations gratuite sans fin : comment le vêtement est devenu un moyen de circonscrire les peuples ?
KBL. Dans la naissance civilisatrice française, se met en place toute une dichotomie entre l’Occident et le reste du monde (“the West and the Rest” en anglais). On se rend compte alors que l’indigène, la personne colonisée, c’est d’abord et avant tout un corps vêtu qui symbolise une forme d’archaïsme, de primitivité, de sauvagerie. Et pour pouvoir civiliser ces indigènes, ces sauvages, il va falloir les habiller comme les occidentaux. Le vêtement est très important parce qu’il permet justement de “civiliser” les gens. Alors que porté par les Occidentaux, le vêtement oriental et orientaliste va plutôt être un costume pour s’évader, pour vivre sa fantaisie orientale, etc. Et les couturiers vont s’en servir aussi, justement, pour créer cette idée de l’ailleurs impénétrable, qu’on glorifie, etc.

M. Et quels sont les effets de ce type de décalage ?
KBL. Même encore aujourd’hui, lorsqu’on voit, par exemple le débat autour du voile, autour de l’abaya ou du wax, on se rend bien compte qu’un même objet porté sur des corps différents n’aura pas du tout le même sens et c’est en ça que le vêtement range les peuples dans une hiérarchie. Vous êtes arabe, vous portez une djellaba dans l’espace public, sur votre corps, ça sera un costume traditionnel, parce que ça va avec votre ethnicité réelle ou supposée. Alors que si vous êtes d’une autre couleur de peau, ça peut devenir un objet extrêmement tendance et hyper à la mode. C’est vraiment tout ça, la substantifique moelle de l’appropriation culturelle. C’est comment est-ce qu’un vêtement, s’il est porté sur un corps ou un autre, va représenter des choses différentes.

Défilé Victoria’s Secret 2017
Défilé Victoria’s Secret 2017

M. L’arrivée des réseaux sociaux a permis de poser frontalement ces questions dites-vous, mais a également créé un point de rupture : comment sortir du débat binaire ?
KBL. Les réseaux sociaux ont ce pouvoir démocratique qui va permettre de faire porter à l’attention de tout le monde ce concept-là. Le problème, c’est que les réseaux sociaux et le militantisme en ligne ignorent parfois les mécanismes de probité scientifique, de la recherche, de la nuance, etc. Et surtout, les personnes qui sont sur ces réseaux sociaux ne sont pas nécessairement au courant de toute la définition et l’historiographie du concept. En France, les premiers gros “cas” d’appropriation culturelle sont arrivés en 2016 – 2017, je pense notamment aux coiffes d’Amérindiens sur les défilés Victoria’s Secret ou encore les fausses dreadlocks portées par des mannequins blanches lors d’un show Marc Jacobs. Donc la question commence à dater et pourtant, sur les réseaux sociaux, encore en 2024, on en est à “Qu’est-ce que c’est l’appropriation culturelle ?”, “Est-ce qu’en étant blanc, j’ai le droit de porter ça ? Est-ce qu’en étant racisé, j’ai le droit de porter ça ?”. Et en fait, ces questions empêchent de comprendre la dimension systémique de l’appropriation culturelle en tant que rapport de domination. Finalement, les réseaux sociaux, c’est génial puisque ça permet de poser frontalement cette question dans l’espace public et ça permet de porter la voix de personnes qu’on n’entendait jamais. Et en même temps, le bât blesse, parce que lorsqu’on utilise un concept qu’on ne maîtrise pas, ça ne fait jamais vraiment bon ménage.

M. Récemment, Louis Vuitton a été pris à partie par la Roumanie, furieuse de voir une blouse artisanale roumaine parmi la collection : pourquoi l’appropriation culturelle est encore si ancrée au sein de l’industrie de la mode ?
KBL. Parce que c’est systémique, et parce que la mode ne s’intéresse pas aux vraies questions et ne fait pas son examen de conscience en profondeur, seulement de la cosmétique. C’est ce que je trouve très intéressant avec ce cas de Vuitton qui est hyper parlant en termes d’appropriation culturelle. C’est-à-dire que pour la campagne de pub estivale, on va représenter une espèce de territoire, de plage tropicale paradisiaque. Et pour la collection, on va s’intéresser à un vêtement, à un savoir-faire de Transylvanie, donc de Roumanie : une broderie traditionnelle transylvanienne se retrouve translatée sur une plage tropicale, on ne sait pas où, tant qu’il y a du soleil, pour une clientèle majoritairement blanche et occidentale, qui veut simplement s’enjailler à la plage avec des choses comme ça. Donc, on est bien dans la décontextualisation et la re-sémantisation : on ne cite pas du tout ces sources parce qu’on s’en fiche, c’est juste beau, donc on appauvrit le sens.

Collection Louis Vuitton “LV by the pool,  2024
Collection Louis Vuitton “LV by the pool,  2024

M. Finalement, les marques anticipent même les potentielles accusations d’appropriation culturelle en insistant sur les vidéos promotionnelles et le recours à des anthropologues : faut-il y voir du cynisme ou une envie de faire mieux ?
KBL. Je pense, les deux. Les marques se rendent compte qu’il y a un problème donc elles essaient de sourcer. Et en même temps, elles le font en tentant d’y mettre un processus créatif : les maisons continuent d’aller absolument partout dans le monde et essaient de se prémunir d’une crise en faisant des vidéos avec par exemple des brodeuses Mexicaines qui racontent leur vie de famille et leur quotidien. Ce n’est pas très sérieux ça… Ce n’est pas parce qu’on voit la force de travail, face caméra dans une communication extrêmement léchée, extrêmement belle, etc, que vous avez le droit, en demeurant, d’aller au Mexique, en Inde, à Séoul, en Égypte, absolument partout dans le monde. ça me laisse dubitatif et surtout, cela montre à quel point le capitalisme a ceci de redoutable qu’il arrive à intégrer, ingurgiter sa propre critique pour continuer à faire du profit.

M. Enfin, comment la mode occidentale peut-elle se décentrer sincèrement ?
KBL. C’est important d’éduquer les gens sur l’idée que non, il n’y a pas qu’une seule mode occidentale, mais que la mode est une idée qui est mondiale, globale. C’est aussi peut-être de comprendre à quel point la mode est une industrie capitaliste, mais aussi coloniale, c’est-à-dire réfléchir à tous les signes et à tous les stéréotypes racistes que la mode peut véhiculer, etc. Et ça, ce n’est pas simplement en faisant une vidéo promotionnelle et extrêmement corporate qui met en avant des tisserands ou des brodeuses mexicaines. C’est vraiment en questionnant ce que c’est que le processus créatif, le moodboard même ! Pourquoi est-ce qu’on épingle des images complètement décontextualisées pour créer des vêtements qui seront ensuite vendus dans un cadre occidental à des prix absolument démentiels ? C’est aussi s’interroger sur la production, qui se fait principalement dans les Suds ou avec les Ouïghours. C’est tout un système extrêmement compliqué à penser, c’est-à-dire que décoloniser la mode, ce n’est pas simplement un slogan ou un statement. C’est aussi un processus qui doit pénétrer absolument tous les secteurs du système de la mode.