Diotima SS25

À l’heure où les modeux·ses ne savent plus sur quel pied danser pour cause de fast fashion qui part en roue libre, une nouvelle vague de designers — composée entre autres de Diotima, C.R.E.O.L.E., Benjamin Benmoyal, Emma Bruschi ou encore Germanier — choisit d’en venir aux mains afin de rendre leurs lettres de noblesse aux savoir-faire artisanaux.

“L’œil doit voyager”, disait l’iconique rédactrice en chef du Vogue américain, Diana Vreeland, grande adepte d’expériences immersives. C’est précisément le fil d’Ariane qu’a choisi de suivre le jeune designer Benjamin Benmoyal pour construire son défilé inaugural au calendrier officiel de la Fashion Week de Paris automne-hiver 2024. Entre les fils de laine colorés suspendus au plafond et les métiers à tisser en ordre de marche dispersés aux quatre coins du catwalk, une poignée de happy few a pu vivre une expérience enveloppante, où la complexité innovante du tissage fut sublimée par des vêtements au design contemporain. À la faveur de sa huitième collection de prêt-à-porter sobrement baptisée Yarns, le diplômé de la prestigieuse Central Saint Martins de Londres rejoint ainsi les rangs d’une jeune génération de créatif·ve·s qui voient en l’artisanat l’essence même de la mode. Serions-nous en marche vers une restauration salvatrice du lien fondamental entre mode et nature, redonnant fissa de la valeur au geste fait main dans une société où tout peut être reproduit ? Détricotons le fil de cet engouement… pas si soudain.

Benjamin Benmoyal SS25
Benjamin Benmoyal SS25
Avoir la main verte

 

Le terroir français et son imaginaire pastoral, Emma Bruschi, grande lauréate en 2020 du prix 19M des Métiers d’art de Chanel et du prix de la Collection écoresponsable Mercedes-Benz à la 35e édition du Festival international de mode, de photographie et d’accessoires d’Hyères, en a fait sa marque de fabrique artisanale. Et ce en manipulant, tressant, brodant et crochetant des matériaux naturels intimement liés à l’histoire de ses grands-parents et aux folklores paysans issus des contes ancestraux. Une appétence littéraire qu’elle partage avec Benjamin Benmoyal, l’ancien militaire devenu designer, qui crédite son entrée en artisanat à la lecture du livre de Rebecca Solnit, Hope in the Dark, Untold Histories, Wild Possibilities (“L’espoir dans l’obscurité, histoires tues, possibilités infinies”, ndlr), un ouvrage d’utilité publique qu’on glisserait volontiers entre les mains de nos dirigeant·e·s politiques. “Mon espoir dans l’obscurité, c’était mon innocence et ma naïveté enfantines avant l’armée, symbolisées par les films d’animation des studios Disney que je regardais quand j’étais enfant. J’ai donc créé un nouveau tissu en tissant les bandes magnétiques des cassettes VHS du Roi Lion et d’Aladdin”, se rappelle le Franco-­Israélien qui s’est dévoué à son premier projet de création textile comme on entre en thérapie. Optimiste mais pas candide, Benmoyal précise que sa pratique artisanale, dans le contexte de production de mode, a dû évoluer vers l’industrialisation. Raison pour laquelle il développe d’abord, avec son équipe, les tissus à la main (ou l’armure, en jargon mode) avant de les envoyer à des industriel·le·s basé·e·s à Lyon et Saint-Étienne. Cocorico !

Campagne Bottega Veneta FW24 avec A$ap Rocky
Campagne Bottega Veneta FW24 avec A$ap Rocky

De l’avis de Kevin Germanier, autre jeune créateur qui défile depuis plusieurs saisons déjà au calendrier officiel de la Fashion Week de Paris, c’est bien ce travail en tandem, entre la complexité de la machine et le geste fait main, qui rend la confection d’une collection intéressante. Célébré pour ses créations plus extraordinaires les unes que les autres, flirtant avec la haute couture dont il ne lui manque – à notre humble avis – que l’appellation officielle, le Suisse, qui a représenté la France au Brésil (c’est assez cocasse pour être signalé) lors d’une manifestation en l’honneur de l’artisanat, tisse des liens évidents entre savoir-faire manuels et nouvelles technologies. Sa dernière collection automne-hiver 2024, intitulée “Les Épineuses”, a encore célébré cette ingénierie avec brio. “La technologie nous a permis de réaliser des impressions et des découpes 3D absolument incroyables, retravaillées à la main pour y appliquer des cristaux Swarovski”, précise-t-il avec aplomb. Une tendresse assumée pour le bling-bling qui bouscule au passage la conception étriquée que certain·e·s se font de la mode durable. Chaque pièce reflète ainsi un savoir-faire artisanal et artistique méticuleux, soulignant l’attachement de la marque à l’individualité et au luxe.

C.R.E.O.L.E. SS24
C.R.E.O.L.E. SS24
Aux artisans les mains pleines

 

La volonté d’injecter une dimension luxe à son travail artisanal anime également le designer guadeloupéen Vincent Frédéric-Colombo, fondateur de la marque C.R.E.O.L.E. (pour Conscience relative à l’émancipation outrepassant les entraves). L’artiste multidisciplinaire basé à Paris pratique la broderie, le crochet ou encore le tissage afin d’insuffler une touche humaine à ses créations et dépasser l’aspect mécanique. Au-delà de l’esthétique, il souhaite se rapprocher du concept de pièces d’exception qui pourraient par la suite intégrer des collections de musée. “Cet aspect muséal de la mode m’intéresse. Dans les cultures créoles, on est souvent cantonné aux pièces textiles manufacturées. J’ai envie d’apporter un côté un peu précieux grâce au fait-main dans le but de fabriquer des pièces plus exceptionnelles”, confie-t-il. Dépoussiérer l’artisanat passe aussi, selon le designer engagé, par “la décontextualisation de la pratique sur des supports différents afin de la rendre plus contemporaine”. Dans ce même élan de décentralisation de notre perception de l’artisanat de luxe, de l’Europe vers la périphérie, et plus précisément les Caraïbes, Rachel Scott, lauréate du prix du Designer émergent de l’année 2023 au CFDA (Council of Fashion Design of America, ndlr) et Aisling Camps, également lauréate du CFDA Fashion Trust Award en 2021 et du St. John’s Ready-to-Wear Award en 2023, apportent leur pierre à l’édifice en valorisant des savoir-faire manuels trop souvent dépréciés car pratiqués en majorité par des femmes.

Diotima FW24
Diotima FW24

Les deux New-Yorkaises d’origine antillaise – la première, Scott, a grandi en Jamaïque et fondé le label Diotima ; la seconde, Camps, née à Trinité-et-Tobago, est à la tête de la marque qui porte son nom – élargissent de fil en aiguille la définition de la durabilité au-delà de la matérialité. Ces soul sisters croient toutes deux en une approche de fabrication vertueuse et non exploitante vis-à-vis des artisan·e·s avec lesquel·le·s elles collaborent. La réévaluation de la valeur du travail artisanal reste un hot topic quand il s’agit de discuter mode et artisanat. En France, Hubert Barrère, directeur artistique de la Maison Lesage (ayant intégré les Métiers d’art de Chanel en 2002, tout en gardant l’indépendance de travailler avec d’autres maisons), affirme qu’il faudrait revoir les statuts de la haute couture, lançant à dessein un pavé dans la mare. “Ce n’est pas en faisant travailler des maisons d’artisan·e·s à dose homéopathique que l’on peut dire qu’on soutient l’artisanat d’art français. Je pense qu’il serait bien de mentionner un pourcentage minimum de travail effectué avec les artisan·e·s français·es dans les statuts de la haute couture, afin que les grandes maisons utilisent pleinement nos talents locaux. Il faut faire un effort !”, lance-t-il.

Diotima FW24
Diotima FW24
Make Artisanat Sexy Again

 

Jean Baptiste Voisin, président de LVMH Métiers d’art et directeur de la stratégie du groupe LVMH, connaît parfaitement ces enjeux et partage l’inquiétude des artisan·e·s quant à la survie de leur activité dans un contexte global de désaffection pour les métiers de la main, particulièrement en France et en Europe, malgré un regain d’intérêt observé ces dix dernières années. “Bernard Arnault a souhaité créer LVMH Métiers d’art en 2015 dans le but d’investir dans les filières de la mode et de la maroquinerie afin de les soutenir et de préserver les savoir-faire et matières premières qui nous sont indispensables pour les développer et les faire évoluer”, rappelle-t-il. Une initiative intimement liée à la création du LVMH Prize deux ans plus tôt, en 2013, et qui, pour marquer sa onzième année d’existence, s’étoffe d’un nouveau prix spécial, le prix Savoir-Faire, dédié à l’artisanat. Une belle initiative qui donne un coup de projecteur sur un secteur dont l’attractivité reste un enjeu capital. Questionné sur le sujet, Kevin Germanier ne coupe pas les cheveux en quatre. “Les gens n’ont plus envie de bosser avec leurs mains et manquent cruellement de passion. L’artisanat demande beaucoup de patience et de passion”, regrette-t-il. Kim Kardashian et son “Get your fucking ass up, and work!” n’aurait pas dit mieux. Pour susciter des vocations et former les petites mains de demain, Jean-Baptiste Voisin propose de revaloriser ces métiers en communiquant sur leur beauté ainsi que la mobilité professionnelle et géographique qu’ils peuvent offrir.

Emma Bruschi “Almanach”
Emma Bruschi “Almanach”
Jeux de mains, jeux d’hu-mains

 

Au-delà des plans com, c’est l’appétence des designers pour les savoir-faire artisanaux qui boostera leur valorisation. Case in point, le buzz provoqué par le défilé Maison Margiela Haute Couture printemps-été 2024, qui a littéralement fait exploser les compteurs de vues et de mentions sur les réseaux sociaux. Ainsi se transmet l’amour de la mode et du détail artisanal. Ce fut le cas pour le jeune Kevin Germanier qui, naguère, passait des heures à regarder les défilés des grands maîtres dont Jean Paul Gaultier, Thierry Mugler, ou encore Ricardo Tisci chez Givenchy (merci YouTube). Leur génie révolutionnaire, un brin espiègle, trouve piano piano des héritier·ère·s dans la jeune génération. Hubert Barrère, dont le métier le garde au plus proche de l’effervescence créative des designers émergent·e·s, ne tarit pas d’éloges sur Igor Dieryck, lauréat d’une flopée de prix au festival d’Hyères 2023, dont celui du 19M Métiers d’art de Chanel. “Ce gamin est super. Il a un raisonnement très pragmatique mêlé à beaucoup d’humour. Cette saison, il souhaite représenter la Belgique, son pays, en vêtement et nous a demandé de faire de la bière en broderie. J’adore ! C’est ce qui fait vivre et modernise les métiers d’art. Et ça j’en redemande”, s’amuse-t-il. Dans l’attente de découvrir cette prouesse d’ingénierie et d’avoir de la mousse plein les yeux lors de son défilé automnal sous les palmiers de la Villa Noailles, Hubert Barrère tient à préciser l’importance capitale des artisan·e·s dans le processus créatif.

Emma Bruschi “Almanach”
Emma Bruschi “Almanach”

“Nous ne sommes pas juste des façonnier·ère·s mais des collaborateur·rice·s de création. Aujourd’hui, on fait des métiers qui ne sont pas des métiers de mamie qui prennent la poussière. On sait faire plein de choses et s’adapter à l’air du temps. Il ne s’agit pas de remplacer, mais d’enrichir les propositions et de créer des ‘oxymores’.” Autre signe encourageant, les 7 à 77 ans se pressent au 19M, site des Métiers d’art de Chanel situé porte d’Aubervilliers dans le 19e arrondissement de Paris, afin de mettre la main à la pâte dans le cadre d’ateliers participatifs animés ponctuellement par la designer Marianna Ladreyt, connue pour son travail artisanal entre expérimentation et durabilité. De véritables moments d’apprentissage, de transmission et de communion dont le public raffole. “La broderie est comme tous ces métiers de la main qui ont permis à l’humain de sortir de son état animal. Je crois que ces métiers artisanaux nous parlent d’humanité. Il y a quelque chose au fond de nous qui nous rassure quand on crée avec nos mains, parce que c’est hu-main, philosophe Hubert Barrère en guise de conclusion. Je suis sûr que nous pouvons considérer que les métiers d’art nous réconcilient avec nous-mêmes.”

Crédit photos : © Romain Laprade ; © Cynthia Mai Ammannemma ; © Sophie Tracy May ; © DR

Cet article est originellement paru dans notre numéro STATE OF NATURE FW24 (sorti le 16 septembre 2024).