Veste et short en nylon, LACOSTE.

 

Chorégraphe visionnaire et humaniste, Angelin Preljocaj n’a de cesse de déconstruire les grands ballets pour mieux les réinventer. Rencontre avec cette figure majeure de la danse, au Pavillon Noir d’Aix-en-Provence, où réside le Ballet Preljocaj Junior, composé de 10 danseur·se·s permanent·e·s.

Grand Prix national de la danse, officier de l’ordre du Mérite, élu à l’Académie des Beaux-Arts en 2019 dans la section chorégraphie… À 64 ans et avec plus de 50 créations à son actif, Angelin Preljocaj n’a plus grand-chose à prouver – si ce n’est à lui-même. Reconnu pour avoir cassé les codes du ballet classique, il a fait ses armes avec l’incontournable Merce Cunningham à New York, puis Dominique Bagouet, pionnier de la Nouvelle danse française. Du solo aux grands formats, entre l’adaptation de ballets traditionnels (Roméo et Juliette, Le Sacre du printemps) et des créations personnelles s’inspirant aussi bien de contes et de légendes (Les Nuits, Blanche-Neige, Siddharta) que de références plus abstraites (Near Life Experience, Empty Moves, sur la musique de John Cage, et Still Life), le chorégraphe prend son public à contre-pied, d’une pièce à l’autre, comme il cherche à se surprendre lui-même, jamais lassé. Après des collaborations avec des artistes aussi divers·es que Adel Abdessemed, Air, Enki Bilal ou encore Azzedine Alaïa, Preljocaj continue de briser les carcans, tout en sortant de sa zone de confort. Alors que tournent actuellement son Lac des cygnes et sa chorégraphie pop philosophique Deleuze/Hendrix, Angelin Preljocaj concocte des collaborations avec les artistes Jeanne Vicerial et Prune Nourry*, ou encore Thomas Bangalter des Daft Punk, avec qui il conçoit Mythologies**, une exploration de nos rituels contemporains et de nos mythes fondateurs. À l’image de la posture de ce chorégraphe, tiraillé par la nécessité de relire nos héritages au prisme des questionnements présents, toujours en quête de bouleversements et de réinventions.

MIXTE. La danse est liée à la notion d’engagement car, de manière littérale, le corps et l’esprit y sont particulièrement engagés. Quel est son pouvoir transformateur ?
Angelin Preljocaj. Pratiquer la danse, c’est parfois se faire violence. Il y a aussi beaucoup de plaisir, de sensualité, d’aventures corporelles passionnantes, mais c’est avant tout une rigueur, une discipline, un travail constant. Si on arrête de s’entraîner ou de s’échauffer pendant un certain temps, on perd très vite ses acquis. Tout ça est à remettre en jeu chaque jour. C’est une forme de résistance… qui fait en quelque sorte partie de l’ADN des danseur·se·s et qui se reproduit ensuite dans la vie même. C’est-à-dire qu’on essaie de ne pas baisser la garde, d’être toujours un peu au combat. Au niveau sociétal, quand il y a des situations intolérables ou révoltantes, cet instinct de résistant peut ressortir. Personne n’est parfait et il arrive qu’on lâche un peu. Mais en général, c’est ce que l’école de la danse nous apprend finalement, qu’il ne faut pas abandonner.

M. Quels sont vos engagements et vos luttes ?
A. P. Au niveau création, c’est par exemple d’avoir fait un Lac des cygnes écologiste (dans sa réécriture, Preljocaj met en scène un écosystème menacé par la folie spéculatrice, ndlr). J’ai recontextualisé la pièce. Dans le titre, il y a “le lac”, et il y a “les cygnes”, deux entités menacées par le réchauffement climatique, par les mutations écologiques liées à l’industrialisation galopante. Du coup, j’ai bâti toute la dramaturgie sur cette idée que si on ne fait rien, même les cygnes vont disparaître. Il y a plus de 500 espèces animales qui ont disparu en l’espace de 80 ans, c’est quand même étonnant à considérer. Et ça renforce le côté tragique de ce ballet.

Veste et short en nylon, Lacoste.

M. Depuis près de 35 ans, vous puisez dans un répertoire de contes du monde entier, et des thématiques fortes ressortent au fil de vos créations : la spiritualité, les mythologies… des sujets qui touchent à l’universel. Est-ce une manière de (re)lire le monde d’aujourd’hui ?
A. P. Absolument. Je ne sais pas si c’est lié à mes origines balkaniques – puisque mes parents sont des réfugiés albanais –, mais j’essaie de penser l’art comme une sorte de message à l’humanité. C’est un peu naïf, mais j’aime bien le voir comme ça. Ce qui est drôle avec la danse, c’est qu’il n’y a pas de mot. C’est un langage, de même que la peinture, mais ce sont des arts qui permettent de communiquer directement, au-delà même de la raison, d’une façon presque télépathique. Parfois, en trois mouvements de danse, sur une musique, on peut toucher le fond d’un être et lui faire sentir des choses qui nécessiteraient peut-être cinq chapitres pour être exprimées à l’écrit.

M. Vous êtes reconnu pour avoir cassé les codes du ballet traditionnel, en insufflant au classique une touche de modernité. Le milieu semble peu à peu s’ouvrir, être moins rigide, hybrider davantage les courants. Voyez-vous ça comme un signe positif d’ouverture pour le monde du ballet ?
A. P. Oui, c’est ce que je continue de pratiquer même dans mon travail et dans l’entraînement de mes danseur·se·s : il.elle·s peuvent très bien suivre une semaine de cours de classique et la suivante de contemporain, puis de danse-contact… On varie sans arrêt pour que les danseur·se.s ne se retrouvent pas pris·es dans une sorte de carcan technique. On essaie d’ouvrir cet éventail de la technicité, de la virtuosité. Je suis très intéressé par la maîtrise parfaite de la technique, je ne le cache pas, ça me passionne, la façon dont on peut repousser les limites du corps. Mais pour ça, il faut varier les techniques et ouvrir le champ des expériences.

Captures du film « Commitment », réalisé par Neels Castillon.

M. Vous choisissez de collaborer avec beaucoup d’autres disciplines : la mode, les arts plastiques, la musique… en allant jusqu’à réaliser des films, et en utilisant le médium vidéo dans certaines pièces. Est-ce là aussi une manière de sortir le ballet de la stricte salle de l’opéra ?
A. P. J’aime beaucoup travailler avec des artistes appartenant à d’autres champs de la création, parce que ça me nourrit réellement. Cette hybridation des arts entre eux crée une altérité dans sa propre création, c’est vraiment très enrichissant. Ainsi, je suis persuadé qu’une même chorégraphie avec des vêtements et un stylisme différents peut avoir un tout autre impact. Je suis donc très attentif aux collaborations avec des personnes de la mode et du stylisme. Ce sont des créateur·rice·s à part entière, qui révolutionnent notre façon de voir le corps, qui le requestionnent avec le vêtement. J’ai travaillé avec Jean Paul Gaultier et Azzedine Alaïa ; en ce moment, c’est avec Jeanne Vicerial. Il y a également des choses commu-nes entre la danse et le cinéma. Par exemple, le rythme est une question très cinématographique. On le voit dans le montage. Aussi, la place des corps dans le cadre n’est pas la même qu’au théâtre. Toutes ces questions se répondent, c’est un ping-pong permanent qui me permet de repenser ma façon de créer sur scène, d’essayer de me réinventer à chaque fois.

M. Après plus de 50 créations et une notoriété internationale, comment continue-t-on de se réinventer, de rester engagé dans sa pratique ?
A. P. Par exemple, en ne se contentant pas de profiter du confort qu’offre le Pavillon Noir dans lequel nous nous trouvons – un endroit architecturalement sublime, avec une lumière traversante magnifique, où nous avons de très beaux studios de répétition. En quittant ce lieu exceptionnel pour aller chercher d’autres expériences, comme je l’ai fait à la prison des Baumettes, où j’ai travaillé avec des détenues. Nous avons créé ce ballet carcéral, qui est parti en tournée (Soul Kitchen, 2019, ndlr), car j’avais très envie de me confronter à des personnes non-danseuses avant tout, et aussi à des femmes qui étaient dans une situation de perte de dignité liée à l’emprisonnement, avec tous les stigmates que cela implique. Ça vous sort vraiment de vos ornières. Là, on n’est plus dans les ors et les velours rouges des beaux théâtres, mais dans le réel, dans le dur, au contact de situations et d’histoires de vies bouleversées, accidentées, qui nous réinterrogent.

Manteau et veste en nylon, Short en coton verni, Lacoste.
Débardeur en nylon, Débardeur en résille, Short en coton, Lacoste. 
Brassière et jupe en polyester, Lacoste.
Valen : Manteau et veste en nylon, Short en coton verni, Lacoste. / Chloé (droite) : Parka en polyester, Polo et short en coton, LACOSTE. / Chiara (en bas) : Polo en résille, Jupe en coton, LACOSTE. / Mattéo (au milieu) : Débardeur en nylon, débardeur en résille, short en coton, Lacoste.  / Giorgia (gauche) : brassière et jupe en polyester, Lacoste. / Leonardo : veste en nylon, LACOSTE. / Edouard : Manteau en coton verni, Lacoste.

M. Avec les confinements successifs, jamais nos corps n’ont été autant contraints et contrôlés. Il y a quelques mois, les clubs avaient dû fermer et il était “interdit de danser” dans les bars et les restaurants. Comment avez-vous reçu ces nouvelles ?
A. P. Ce ne sont pas tellement les corps qui sont contraints, je trouve que ce sont les expériences qui sont sans cesse repoussées, arrêtées. Toutes ces règles qui tombent les unes après les autres, les annulations… Quand j’ai lu ce titre à la une d’un journal, “Interdiction de danser”, ça m’a fait drôle. C’est fort ! À partir de quand considère-t-on qu’une personne danse ? Si vous arrivez dans un bar en ondulant un peu les hanches, pour moi c’est déjà de la danse. Et là, on est censé te dire : “Ah non, toi tu sors tout de suite et tu rentres en marchant normalement, d’accord ?!” C’est un peu étrange. C’est intéressant de chercher la limite – quand est-ce qu’on danse, quand est-ce qu’on ne danse plus – et en même temps, je pense qu’en arrière-pensée, il y a une vraie question sanitaire : quand on danse, on transpire, on souffle beaucoup… Si on est dans une rave party, pour le virus c’est tout bon. Donc voilà, je suis un peu tiraillé entre deux tendances, rire ou pleurer !

M. Vous parliez de résistance du corps, la danse demandant une pratique extrêmement rigoureuse. Une récente enquête dans Mouvement traitait notamment de la prise de drogues chez les danseur·se·s, soumis·e·s à une forte pression morale et physique. Comment travaille-t-on à un milieu de la danse plus sain et plus juste ?
A. P. C’est une question de respect. Le respect de toutes parts, c’est-à-dire avec les gens avec qui on travaille. Leur faire confiance et les mettre en situation de responsabilité, quel que soit leur poste. Étymologiquement, “responsabilité” contient le mot “réponse”. Il s’agit de donner la possibilité de répondre quelque chose. C’est également une manière, selon moi, de les rendre très exigeant·es vis-à-vis d’elles·eux-mêmes et du projet qu’on défend ensemble. Si on fait ça, on n’a pas besoin de crise d’hystérie pour faire avancer les choses, ni de maltraitance. En général, ça se passe avec beaucoup de générosité. C’est un principe que j’applique à tous les niveaux, aussi bien avec les danseur·se.s qu’avec les technicien·ne.s, le personnel de l’administration, de la production, la presse. J’essaie d’étendre cette hygiène des rapports humains dans “l’entreprise”, parce qu’il faut garder en tête que c’est un projet qu’on mène ensemble, on n’est pas des pions.

Chloé (droite) : Parka en polyester, Polo et short en coton, LACOSTE / Chiara (au milieu) : Polo en résille, Jupe en coton, LACOSTE / Mattéo (au milieu) : Débardeur en nylon, débardeur en résille, short en coton, LACOSTE / Giorgia (gauche) : brassière et jupe en polyester, LACOSTE / Leonardo : Pantalon et veste en nylon, LACOSTE / Edouard : Manteau en coton verni, LACOSTE.

M. En tant que chorégraphe, vous avez aussi une forme de responsabilité dans la transmission. Qu’avez-vous à transmettre, et comment ?
A. P. Ce que j’essaie de transmettre justement, c’est l’idée qu’il faut transmettre, avant tout ! Je me suis battu, par exemple, pour que la notation (procédé de consignation du mouvement par écrit, ndlr) soit enseignée au conservatoire national de danse. Parce que c’est un art très beau, mais un peu amnésique. On n’a que des vieilles vidéos qui commencent à être délavées, on ne voit presque plus rien sur celles qui ont plus de 50 ans. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas de trace écrite. Alors que l’écrit est aussi une façon de donner aux interprètes l’espace de personnaliser leur prise de rôle. Je me rappelle que, quand j’étais danseur et qu’on me montrait une vidéo pour apprendre un rôle, on me disait : “Tu vois, ce gars-là, avec le tee-shirt bleu, bah tu dois tout faire exactement comme lui”. Mais qu’est-ce que j’étais censé faire comme lui ? Où s’arrête la copie, le mimétisme complètement mécanique, et où commence l’interprétation ? Tel mouvement de tête, est-ce l’adaptation du danseur ou est-ce dans la chorégraphie ? C’est un peu comme si on demandait à un pianiste d’apprendre une sonate de Beethoven en lui donnant un disque de Glenn Gould. On aurait une copie exacte de l’interprétation de Glenn Gould, pas une autre de l’œuvre de Beethoven. Pour permettre une diversification des interprétations, je pense qu’il est très important de rendre une mémoire à la danse.

* Atys, création en février au Grand-Théâtre de Genève. ** Mythologies, création pour les danseurs du Ballet Preljocaj et du Ballet national de Bordeaux. Première en juillet à l’Opéra national de Bordeaux, puis en tournée.

PHOTOGRAPHE : NEELS CASTILLON / RÉALISATION : LARA CVIKLINSKI / COIFFURE : QUENTIN GUYEN. ASSISTANT COIFFEUR : SON SHABMIXAY. / MAQUILLAGE : AXELLE JÉRINA. ASSISTANTE MAQUILLEUSE : OPHÉLIE MIRABEAU. / ASSISTANTE STYLISTE : CLARA PILCZER. ASSISTANTE / PHOTOGRAPHE : ARIANA LONGEVIAL. / CHEF OP : ROMAIN ALARY.