VESTE STELLA MCCARTNEY,
JUPE PATOU,
BOTTES ACNE STUDIOS,
BAGUES TIFFANY & CO.

Ambassadrice du genre musical shatta en France, la DJ Carla Genus ambiance les soirées parisiennes depuis plusieurs années. Avec son deuxième EP baptisé “Go!”, elle affirme un peu plus son statut de chanteuse.

Comme beaucoup de DJ, Carla Genus n’est pas du matin. Elle a tout de même accepté de nous recevoir au saut du lit. Voix douce mais décidée, parole libre et délivrée en franglais. Tout pour nous plaire. Cela fait quelques années maintenant que cette Guadeloupéenne d’origine fait vibrer les clubs de la capitale. La nuit parisienne, elle connaît ça par cœur. Les bons côtés. Et les trucs moches aussi. Quand elle prend les platines, le son devient musclé. Dans ses sets aussi sexy que dévastateurs, tout y passe : trap, reggaeton ou encore hip-hop, le tout créant une synergie éclectique unique avec son public qui chante ou “lipsync” ses tracks avec elle. Clairement, la jeune femme sait fédérer par le son. Elle est d’ailleurs, plus particulièrement dans l’Hexagone, l’une des promotrices du genre musical appelé ­shatta, ce dancehall aux lignes de basses profondes et aux percussions minimalistes. Et quand elle prend le micro, elle donne dans un RnB languide, forcément métissé, qui déclenche chez l’auditeur·rice de salutaires vagues de dopamine. Il y a décidément trop de facilité et trop de talent chez cette musicienne taillée pour sublimer le monde de demain.

Mixte. La musique, pour toi, c’est une vocation ?
Carla Genus.
Totalement. Mon père était batteur, ma mère était une immense fan de Bob Marley et ma grande sœur écoutait tout ce qui venait des États-Unis. Lil Wayne, Rihanna… J’ai baigné dans tout ça.

M. Éduque-nous. C’est quoi le shatta ?
C. G.
C’est une musique martiniquaise. Shatta, à la base, c’est plutôt une insulte. Une shatta, c’est une bitch, c’est une hoe… tu vois (rires) ? Je pense qu’on en a fait un terme musical à force d’entendre ce mot dans les sons. Aujourd’hui, ça tient plus de la réappropriation de l’insulte. Musicalement, je décrirais ça comme une sorte de dancehall mais en plus vénère, plus agressif, avec des basses énormes et sexy.

M. Tu mixes et tu chantes aussi. On dit souvent que le français est une langue impossible à faire groover mais toi, tu as un don pour malaxer les mots, les rendre liquides. Comment tu réussis ça ?
C. G.
J’ai tellement grandi avec la musique anglo-saxonne que j’ai découvert les artistes francophones sur le tard. Le premier qui m’a vraiment marquée, c’est Hamza. Quand je l’ai découvert je me suis dit “Wow, c’est possible de faire ça en français ?” Et quand la générations des Zola, des Koba LaD a débarqué dans le rap, j’ai grave kiffé. Je me suis dit “Enfin de l’air !”

VESTE STELLA MCCARTNEY, JUPE PATOU, BOTTES ACNE STUDIOS, BAGUES TIFFANY & CO.

M. Tes titres sont à la fois sensuels et mélancoliques. C’est une alchimie délicate. Quelle est l’histoire derrière un titre comme “Viens” ?
C. G.
Cette chanson parle d’une période de ma vie où je n’allais vraiment pas bien. Avec le recul, je me rends compte que j’étais en dépression. Puis j’ai rencontré quelqu’un. Mais ça faisait tellement longtemps que je n’avais pas reçu d’amour que ça a été un vrai choc. Je me suis dit “Putain ma grande, tu allais vraiment mal et tu ne t’en rendais même pas compte !” Ça a pourri le début de cette relation, comme si j’étais incapable d’accepter le bonheur. Cette chanson parle de ça. Ces moments où on veut dire à l’autre : “Je suis pas bien, j’ai pas envie d’en parler, mais sois là. J’ai juste besoin que tu me prennes dans tes bras.”

M. C’est relativement neuf dans le RnB/rap français d’entendre des filles parler de sexe sans servir les fantasmes des garçons mais pour revendiquer leur plaisir…
C. G.
Mais c’est important ! Et comme tu dis, les mecs en parlent tellement que ça fait du bien d’avoir une perspective féminine sur la chose. Aux États-Unis, les filles sont beaucoup plus hard. Elles y vont à fond ! Moi, je veux être sensuelle sans être brutale. Être une meuf dans le milieu du rap/RnB, c’est encore compliqué. Si t’es un peu féminine, c’est direct “T’as vu ses fesses !”, “C’est une pute”, etc. J’ai l’impression que Diam’s reste le seul modèle à suivre. Si tu ne lui ressembles pas, t’es claquée. Diam’s a été super importante pour la musique mais d’une certaine façon, avec son côté garçon manqué, elle reprenait les codes des mecs. Quand elle chantait “Je suis pas une bombe latine”, c’est pas que j’avais de la peine pour elle mais je me disais “C’est une belle femme. Peut-être que deep down, elle a envie d’être sensuelle !” Sauf qu’on ne l’autorisait pas à l’être…

M. C’est difficile d’assumer pleinement sa féminité dans l’industrie musicale ? Tu as l’impression d’être ramenée à ton physique ?
C. G. 
 Si tu n’es pas jolie, on te le reproche. Mais si tu es belle, ce n’est pas gagné pour autant. Parfois les maisons de disques ne misent que sur le physique de meufs qui, au final, n’ont pas vraiment de talent. Prends la rappeuse Ice Spice par exemple. Son management a clairement tout misé sur sa beauté et n’a pas pris le temps de travailler sa musique, sa présence sur scène… Bref, d’apporter de la substance à son projet. En deux ans à peine, la meuf est passée de “big sensation” invitée au Met Gala à “vas-y, elle est finie.” C’est abusé ! Jolies ou pas, les filles sont toujours ramenées à leur physique. Mais se plaindre d’être belle, c’est mal vu. Moi par exemple, je sais qu’il faut que j’en fasse plus. ­Ronisia en parlait récemment dans une interview où elle expliquait que ça la saoulait qu’on lui parle de son physique avant de lui parler de sa musique.

JUPE UNROW, BAGUES TIFFANY & CO. , HAUT PERSONNEL.

VESTE ET ESCARPINS FERRAGAMO, SHORT FENDI.

M. Et meuf et DJ, c’est plus simple aujourd’hui ?
C. G. 
 Ça va mieux. Mais en 2017, quand j’ai commencé à mixer, c’était vraiment hard. Les filles DJ à l’époque, tu pouvais les compter sur les doigts d’une main. D’un côté, je recevais énormément d’amour, notamment de la part des filles qui me disaient : “Enfin une meuf qui mixe ! Enfin de la représentation !” Mais côté mecs, que ce soit des DJ ou des organisateurs de soirées, c’était moins cool. J’ai pris énormément de remarques sexistes. Du style : “C’est une meuf, évidemment qu’elle sait pas mixer !” ou “Elle est juste bookée parce qu’elle est jolie !” En soirée, sur les réseaux sociaux, j’en prenais plein la tête. Tellement que j’ai failli tout arrêter. Et puis je me suis dit : “C’est simple, les endroits trop négatifs, je n’y fous plus les pieds”. Et avec le temps, ça s’est calmé. Aujourd’hui, il y a plein de filles qui mixent. C’est plus chill.

M. On peut parler de sororité entre les filles DJ ?
C. G.
Pas assez selon moi. Personnellement, si je vois d’autres filles sur le line-up, je suis trop contente ! Je vais aller leur parler, leur demander depuis combien de temps elles mixent… Je serai toujours plus bienveillante avec elles qu’avec les mecs !

M. Bosser la nuit, c’est forcément être du côté de la fête, du fun… Mais c’est aussi une vie décalée, frénétique. Il est encore trop tôt pour avoir une vraie discussion sur la santé mentale des DJ ?
C. G.
Tu as raison, on devrait avoir ce débat. La nuit, tu n’as ni le droit, ni le temps d’aller mal. Tu sors, tu fais la fête, tu bois, tu traînes avec des gens qui ne sont pas vraiment tes ami·e·s, juste des connaissances de soirée… Quand tu y réfléchis, il n’y a rien qui va ! Et si tu ne t’astreins pas à une certaine éthique, tu peux vite vriller et devenir une âme perdue parmi d’autres âmes perdues. Tu l’auras compris, je ne suis vraiment pas une meuf du matin mais je me force à me lever pour me raccrocher à la vie. Et maintenant, j’essaie d’appréhender le DJing comme un taf. Quand je mixe, je ne bois plus. Après mon set, je traîne maximum une heure en soirée puis je rentre. Sinon, c’est dangereux car tout est à portée de main.

M. Tu fais partie d’un collectif d’artistes. Ça change quoi ?
C. G.
C’est une force inimaginable. Mon collectif s’appelle Sixtion. Avant qu’on le fonde, on était ami·e·s et ça change tout de faire les choses avec des gens que tu apprécies vraiment. Quand j’avais 18 ans, j’ai avancé avec un autre manager. Je n’avais aucune confiance en cette personne. Et au final, mon intuition était juste parce qu’il était un peu chelou. Parfois, on peut avoir la tentation de vouloir se faire un nom toute seule. C’était mon cas quand j’ai commencé, mais c’est une erreur !

ROBE SEHNSUCHT ATELIER, COLLIER ET BAGUES TIFFANY & CO. , CULOTTE PERSONNELLE.

ROBE SEHNSUCHT ATELIER, COLLIER ET BAGUES TIFFANY & CO. , CULOTTE PERSONNELLE.

M. Et ton pseudo, Carla Genus, il vient d’où ?
C. G.
À la base, genus, c’est du latin. Ça veut dire “gènes”, “famille”. Genus, c’est plus qu’un collectif, c’est une famille. Il y a Kenny, qui fait de la musique, et son frère Ashley, qui est mon manager. On est les trois rescapés de la Genus family (rires).

M. Tu viens de sortir ton deuxième EP, Go !. L’album c’est pour quand ?
C. G.
Pas pour tout de suite. Dans la musique en ce moment, si tu fais un album, c’est que tu es grave attendu·e. Il y a tellement de gens qui sortent des projets longs et qui se plantent ! Il faut arriver avec un truc solide. Et puis tout va trop vite. Avec TikTok, plus personne n’a le temps d’écouter de la musique !

M. Mais tu es toi-même présente sur TikTok. C’est quelque chose que tu subis ?
C. G.
Subir, c’est clairement ça. Si je pouvais m’en passer, je le ferais. Et c’est terrible car lorsque tu fais un truc à contrecœur, ça se ressent. J’essaie de me détendre sur le sujet, mais c’est trop chiant. Il faut se filmer, poster beaucoup… Et tu as beau analyser tes stats, l’algorithme est tellement aléatoire que ça peut te rendre folle. Parfois, je m’énerve : “Pourquoi cette vidéo toute pétée fait 3 millions de likes alors que j’essaie de proposer un truc artistique et tout le monde s’en fout ?” Quand j’en parle avec d’autres artistes, je vois bien que TikTok, c’est un sujet touchy. Sauf peut-être pour la nouvelle génération qui, elle, a vraiment grandi avec ces codes.

M. Le thème de ce numéro est “We will always be those kids”. Que penses-tu avoir gardé de ton âme d’enfant ?
C. G.
Jouer. On dit “jouer de la musique” et ce n’est pas anodin. Jouer, c’est créer. Et créer, pour moi, c’est échapper à sa condition d’adulte.

M. Quel conseil aimerais-tu donner à ton toi enfant ?
C. G.
Prends tout de suite confiance en toi. Ça finira par arriver, mais gagne du temps ! Et continue à explorer. Cette curiosité que tu as, cultive-la !

ROBE ACNE STUDIOS, COLLIER PATOU, BAGUES TIFFANY & CO.

ROBE CHRISTOPHER ESBER, CAPUCHE OCCHII.

M. L’enfance peut être perçue comme régressive, mais c’est aussi un refuge. Selon toi, de quoi a-t-on besoin de se protéger aujourd’hui ?
M. C.
Du monde un peu violent dans lequel on vit… Mais je ne trouve pas vraiment refuge dans l’enfance. C’est plutôt que j’essaie de protéger la petite fille qui est encore en moi.

M. Quel conseil voudrais-tu donner à ton “toi enfant” ? Qu’aimerais-tu que cette version de toi sache qui tu es aujourd’hui ?
M. C.
C’est marrant, ça me touche de parler de ça. J’aimerais qu’elle sache qu’elle fait de son mieux pour être quelqu’un de pas trop mal, pour s’en sortir dans la vie et qu’elle a le droit d’être aimée pour ce qu’elle est.

M. Il y a aussi une dimension rebelle dans l’âme d’enfant, une forme d’insolence qui fait fi des codes sociaux du monde des adultes. Quel geste aimerais-tu réhabiliter dans ton quotidien ?
M. C.
C’est vrai que j’observe parfois les enfants et ils ont une telle liberté, comme celle de pouvoir crier dans la rue. Pour eux·elles, ça passe alors que moi, si je me mettais à crier tout d’un coup dans la rue, je passerais pour folle. Je trouve que c’est quelque chose qu’on peut retrouver dans l’intimité, souvent dans le couple, quand tu te sens hyper bien avec quelqu’un. Parfois on voit d’ailleurs des couples qui se parlent comme s’ils étaient des enfants.

M. Si tu devais réaliser un projet ou un rêve d’enfant, quel serait-il ?
M. C.
 Acheter une maison pour ma maman, une femme qui a élevé seule quatre enfants, donc une combattante. Une maison de campagne pour qu’elle puisse y vivre mais aussi où on pourrait tou·te·s se rassembler avec ma fratrie. Et, peut-être un jour, pouvoir écrire ou réaliser un projet sur le thème des sœurs. J’en ai deux que j’aime énormément et je trouve que c’est un amour très particulier. Celle avec qui j’ai un an d’écart est le témoin de ma vie et je suis le témoin de la sienne. Mon amour pour elle est incommensurable.

PHOTOS : ANNA DAKI. STYLISME : TANIA RAT-PATRON.COIFFURE : NÉNÉ BARRY @ NBHANDS. MAQUILLAGE : JENNIFER LE CORRE. ASSISTANT PHOTOGRAPHE : BASILE HAMELIN.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Spring-Summer 2025 WE WILL ALWAYS BE THOSE KIDS (sorti le 25 février 2025).