Véritable institution mexicaine, la lucha libre représente bien plus qu’un spectacle de lutte. Outil d’empowerement féministe, la pratique permet aussi à la communauté LGBTQ de revendiquer ses droits et influence même le monde du hip hop. Qui a dit qu’il ne servait à rien de lutter ?

Elles s’appellent Quimera, Karisma, ou bien encore Diosa Celta. Cuisinière, couturière ou psychologue le jour, elles se transforment en lutteuses acharnées la nuit. Non, il ne s’agit pas du pitch du prochain Marvel mais bien de la réalité de femmes mexicaines à découvrir dans l’exposition ¡LUCHARÁAAN! jusqu’au 25 janvier à l’institut culturel du Mexique, à Paris. Le photographe Théo Saffroy y présente ses clichés dévoilant les portraits de femmes charismatiques, qui ont toutes une revanche à prendre sur le ring : « Les luchadoras ne sont pas simplement des sportives, mais de véritables porte-parole » nous explique l’artiste, « elles partagent un passé violent, ont subi des agressions de rues ou des violences sexuelles et sont souvent victimes de précarité. » Un passé cabossé qui leur donne envie de trouver un nouveau moyen de s’exprimer, à l’image de Karisma, qui après deux agressions subies dans un bus, décide d’apprendre un moyen d’auto-défense et découvre la lucha libre. Résultat, elle est aujourd’hui une des lutteuses les plus respectées du pays.

Ring my belle

 

Bien loin de l’imagerie carte postale Corona-Tulum-Sombrero que nous offre habituellement le pays, le Mexique dresse en réalité un triste constat : chaque année, près de 3000 femmes décèdent de violences conjugales dans cet État comptant plus de 125 millions d’habitants. Les lutteuses rappellent alors au public que les femmes doivent être respectées et peuvent aussi bien mener la danse que ces messieurs : « Les lutteuses incarnent un personnage de fiction, tel un excédent de leur personnalité” rappelle Théo Saffroy, “elles ne sont plus la femme de, ou la couturière…Elles échappent à leur identité de leur vie civile et deviennent ce qu’elles ont envie d’être : un personnage sexy ou dur au combat. Leur identité est extrêmement protégée, le costume leur permet d’être une star le vendredi soir et de pouvoir anonymement aller faire leur marché le lendemain. Personne ne sait qui se cache derrière le masque. » C’est ce qu’a bien compris Reina Dorada à en croire son profil Instagram. Celle qui avoue exercer le métier de nutritionniste ne poste aucune photo d’elle sans son masque fétiche, afin de préserver son anonymat. Exhibant fièrement ses formes avantageuses, elle dépasse en quelques mois les 100 000 followers et devient ainsi la porte-parole d’une féminité décomplexée, qui n’a pas peur de se comparer aux hommes. Passionnée depuis l’enfance par la lucha libre, cette ex championne de taekwondo gravit peu à peu les marches de la gloire, passant de la ligue indépendante à la triple A (AAA), une des ligues professionnelles de lucha libre les plus connues au Mexique.

Un exemple d’empowerment dont la pionnière se nomme Irma González, qui a fêté ses 87 ans printemps en juin dernier. Quarante années de carrière et un nombre incalculable de combats durant lesquels la lutteuse a incarné plusieurs personnages, de Flor Negra à Rosa Blanca en passant par La Tirana. En mars 2023, Théo Saffroy assiste à une cérémonie célébrant les 70 ans d’un lieu culte où se pratique la lucha libre, l’Arena Mexico, et réalise alors l’impact d’Irma Gonzalez sur la nouvelle génération : « Elle se trouvait devant la scène, dans son fauteuil roulant, et toutes les lutteuses se sont arrêtées pour la saluer. Elle est restée des années dans l’ombre, et fait désormais figure d’autorité. C’est elle qui a ouvert les portes à toute cette nouvelle génération. » Devenu patrimoine immatériel de la ville de Mexico depuis 2018, la lucha libre est longtemps restée à l’image du pays, machiste, et n’a autorisé les luchadoras à se présenter sur le ring qu’en 1986. Sauts, rotations, pieds en avant, les lutteuses n’ont dorénavant plus peur de mouiller le maillot : « Ce sont des athlètes de haut niveau, c’est une pratique qui demande énormément de préparation physique » nous rappelle le photographe. « Elles vont à la salle de gym pratiquement tous les jours. Le côté théâtral ne doit pas faire oublier l’envers du décor. Il faut au moins 10 ans de préparation avant de pouvoir monter sur le ring et se produire devant une foule. »

C’est la lutte finale

 

La lucha libre permet aussi à la communauté LGBTQIA+ de trouver un moyen de s’exprimer hors des faits divers sordides dont le pays pullule, tandis que le pays dénombre près de 90 meurtres homophobes par an. Le ring accueille des combattant.es d’un genre nouveau : les exóticos. Alors que la pratique met habituellement en scène des personnages au caractère binaire, gentils ou méchants (les técnicos et les rudos), les exóticos représentent une troisième catégorie hybride, représentant la société gay, trans, ou issue d’autres minorités. Le plus célèbre d’entre eux, Saúl Armendáriz, alias Cassandro, a eu droit à son documentaire réalisé par la française Louise Quignon en 2018. On y découvre un personnage exubérant, assumant son homosexualité sur le ring à grand renfort de make-up et de costumes pailletés. Un personnage over the top qui vient d’avoir droit à son biopic (disponible sur Prime Video) avec dans le rôle-titre un Gael Garcia Bernal plus camp que jamais : « Les exóticos se permettent tout : aussi bien de pincer les fesses de l’arbitre que de faire une grosse clef de bras à leur adversaire. Ils jouent sur les clichés sans en devenir un » analyse Théo Saffroy. Une lutte des droits LGBT mise en avant par la lutteuse Quimera, qui arbore dans ses combats un masque de lutte aux couleurs du rainbow flag, se transformant ainsi en une exotica prête à en découdre sur le ring.

Les masques tombent

 

Lonestar Luchador, tel est le nom du dernier album de Virgil René Gazca, alias That Mexican OT, rappeur Texan d’origine Mexicaine. La pochette de l’album montre une illustration de l’artiste de 24 ans masqué entouré d’un univers psychédélique dans lequel la weed et les champignons sont légion. Le rappeur emprunte à la lucha libre son esthétisme coloré et son symbole de rage qui colle à son parcours de vie tourmenté. Sa mère, dealeuse, meurt renversée par un chauffard lorsqu’il est enfant tandis que son père alterne les séjours en prison. Les 18 titres de son album s’entrecoupent d’interludes dans lesquels l’humoriste Ralph Barbosa commente un faux match de lucha libre, tandis que le rappeur dévoile son flow qu’il déverse en anglais comme en espagnol. Son duo avec Maxo Kream, Opp or 2, est visionné plus de 2 millions de fois sur Youtube dans un clip où les deux rappeurs reproduisent un combat aux sonorités hip hop. Une recette gagnante à en croire les 248 millions de stream de l’artiste qui se produira en mars prochain au Rolling Loud festival dans lequel Nicki Minaj et Post Malone tiendront l’affiche. Nul doute qu’il exhibera fièrement son tatouage géant de Luchador qu’il arbore sur le torse, symbole d’une revanche d’un jeune homme latino-américain qui a su transformer son chemin de vie chaotique en puissance : une victoire par KO.