Zoe Saldaña dans “Emilia Perez” de Jacques Audiard.

Le festival de Cannes 2024 s’est achevé ce samedi 25 mai par le sacre de “Anora” de Sean Baker, palme d’or de cette 77e édition. Entre son lot habituel de coups de force, de polémiques, d’habitué·e·s en forme modeste, de surprises et de happenings politiques et vestimentaires, retour en 7 points sur une édition équilibrée.

1. LA PALME ANORA ET LE RETOUR EN FORCE DE L’INDÉ U.S
Anora de Sean Baker.

Avec Anora de Sean Baker, le jury présidé par Greta Gerwig récompense un film que sa projection bouillonnante (rires, hourras, cris d’encouragement façon stade de foot – le public cannois est, qu’on aime ou non, très expansif) avait d’ores et déjà propulsé en chouchou festivalier donc en probable primé. Mais à cause de sa fibre plutôt populaire, ses façons de séduire le public sans ambages à coups de sexe et de tubes doudou (t.A.T.u., Take That…), il n’était pas perçu comme tout à fait assez sérieux pour atteindre la récompense suprême.

La Palme est pourtant amplement méritée par un film bien plus intelligent et dense que sa surface de clip pop R-rated ne peut le laisser présager. Anora raconte en semi-continuité un fragment de quelques jours de la vie d’une strip-teaseuse new-yorkaise, vie monotone faite de lap dances à la chaîne et d’engueulades avec sa coloc jusqu’au jour où un jeune client fils d’oligarques russes, à la fortune aussi infinie que son insouciance, s’entiche d’elle et la convainc de se prostituer pour lui, puis de devenir sa girlfriend rémunérée mais exclusive, et enfin, de l’épouser.

Le film est à la fois extrêmement langoureux et sexy, et en même temps toujours avide de questionner les modalités qui conduisent Ani à donner son corps, mais aussi la façon dont sa sexualité se conjugue à des rapports de classe – il est très certainement le film le plus marxiste de la compétition. C’est aussi un film de ruptures de ton, qui change brutalement de direction à sa moitié pour se métamorphoser en une sorte de thriller urbain bringuebalant sous forte influence des frères Safdie (Good Time), avec à la fois l’introduction de personnages issus d’un imaginaire de gangsters russes, mais aussi un pas de côté immédiat qui s’amuse à les regarder comme de grands enfants perdus. C’est enfin une scène finale désarmante d’émotion qui a sans doute beaucoup chamboulé le jury.

Il faut mesurer l’impact potentiel de ce prix, qui reconfigure la carte du cinéma d’auteur américain en plaçant Sean Baker en son centre. Car ce champ de films indés U.S. à la fois sophistiqués et très crowd-pleasers, mêlant des éléments de crime, de comédie et de romance dans un style net et puissant, avait depuis longtemps perdu le chemin de la Palme : nous ne sommes plus au début des années 90 où les Coen, Lynch, Soderbergh et Tarantino trustaient le palmarès. Le cinéma asiatique et plus récemment français (Ducournau, Triet, Audiard, Kechiche, Haneke) les a supplantés pour le prix le plus convoité au monde. La donne vient peut-être de changer. Si la Palme apporte au film un succès en salles (ce qui reste incertain), on peut imaginer un opérateur “indé” (plus si indé en réalité) aussi puissant qu’A24 se mettre à tout miser sur Cannes. Le festival, que les Américains avaient dernièrement tendance à délaisser, redeviendrait un tremplin incontournable du Hollywood des auteurs.

2. LE PREMIER PRIX D’INTERPRÉTATION POUR UNE ACTRICE TRANS ET LE NOUVEAU VISAGE D’UN CINÉMA QUEER

Elle s’appelle Karla Sofía Gascón, elle a 52 ans, elle est madrilène et elle vient de remporter le prix d’interprétation féminine pour son rôle dans Emilia Perez de Jacques Audiard. Ce prix, elle le partage avec ses camarades Selena Gomez, Adriana Paz et Zoe Saldaña (qui est la véritable actrice principale et la plus marquante des quatre, portant littéralement le film sur ses épaules) ; néanmoins sa portée politique est concentrée sur sa personne, puisque Gascón est une femme trans, la première à emporter cette récompense, et pour un film lui-même sur une transition de genre. Deux détails notables : le personnage est un chef de cartel (qui va simuler sa mort pour renaître en femme), et le film est une comédie musicale.

Sur le papier, c’est évidemment n’importe quoi, mais pourtant Emilia Perez (réalisé par un français ne parlant ni anglais ni espagnol – on imagine le chaos) arrive à convaincre miraculeusement par la force de sa conviction, l’engagement de ses actrices, la pulsation impulsée par sa musique (signée Camille – le morceau “Rhinoplastie, Vaginoplastie” fera date). Il a logiquement emporté dans son élan toute la Croisette et le jury.

“Les Reines du Drame” d’Alexis Langlois

Son succès en Compétition répond à celui du premier long-métrage d’Alexis Langlois présenté en Semaine de la Critique : Les Reines du Drame, sensation queer française racontant les amours contrariées d’une star imaginaire de la pop (mash-up de Lorie, Alizée, Priscilla et surtout Britney) et une icône du punk queer (inspi Rebeka Warrior, qui a d’ailleurs écrit sa musique). Le film surprend par son ampleur et impose une nouvelle tonalité à la fois drôle et enragée au cinéma queer français, coincé ces dernières années dans des postures poétiques quelque peu chichiteuses. On assiste à un retour en force à la fois de la comédie et de la fureur au sein du cinéma LGBT.

3. MEGALOPOLIS ET LE SOLDE DU NOUVEL HOLLYWOOD

Omniprésents, les “vieux” cinéastes américains ne sont pas parvenus à convertir leur grand retour sur la Croisette au Palmarès. Le péplum futuristico-philosophique Megalopolis de Francis Ford Coppola était trop fou et expérimental – le film s’est fait violemment étriller par la presse et se prépare à une sortie très compliquée. La grande fresque western Horizon de Kevin Costner a fait l’effet d’une tapisserie romanesque d’un autre âge et n’aura pas une carrière beaucoup plus facile malgré une certaine beauté néoclassique. George Lucas, présent pour une Palme d’honneur, n’avait cependant pas de film en jeu. Paul Schrader, icône plus secondaire mais capitale du Nouvel Hollywood (il a scénarisé Taxi Driver et réalisé quelques chefs d’œuvre comme American Gigolo ou Hardcore), enfin, pouvait espérer un prix avec son beau Oh, Canada qui sonne comme un commentaire à la fois sur lui-même et sur sa génération de cinéastes : l’interview d’un documentariste en fin de vie (joué par un sublime Richard Gere) qui revient sur les souvenirs de son existence mais aussi sur les mensonges qui ont fondé sa légende personnelle, et notamment ceux relatifs à son refus de faire la guerre du Vietnam.

Manière, évidemment, d’exorciser un grand complexe pour la génération des “barbus” seventies, qui ont tous fait de cette guerre le sujet structurant de leur œuvre sans pourtant qu’aucun n’y ait participé (à l’exception d’Oliver Stone). Très attendues, leurs retrouvailles sur le tapis rouge se sont soldées par des films très incompris, ou quelque peu d’un autre âge, mais aussi par de poignantes images d’amitié entre grands maîtres (notamment lors de la cérémonie de clôture et la Palme d’honneur remise par Coppola à son ancien camarade Lucas). Les barbes sont blanches et le cinéma est en demi-teinte, mais on aurait néanmoins espéré mieux pour le très beau film de Paul Schrader.

4. LA SENSATION “THE SUBTANCE”
“The Substance” de Coralie Fargeat

Grosse surprise de la Compétition avec un second film déjà très lourdement casté (Demi Moore, Margaret Qualley) suivant un premier à peine passé sous les radars du public, Coralie Fargeat a d’abord très schématiquement été perçue comme une “nouvelle Julia Ducournau”, c’est-à-dire une réalisatrice française de body horror, avec ce pitch gore : une actrice en déclin accepte de générer grâce à une mystérieuse entreprise un clone plus jeune d’elle-même et alterne chaque semaine entre les deux corps, mais les deux avatars deviennent rivales et les monstruosités apparaissent.

C’est Ducournau, certes, mais c’est aussi Ruben Ostlund : une satire au tromblon des élites médiatiques (le network caricatural qui emploie l’héroïne), transcendée par un climax démesuré et obsédé par les débordements d’entrailles (grosse pensée pour la scène de naufrage de Sans Filtre). À la croisée des moyens les plus tapageurs ayant conduit récemment à l’obtention d’une Palme, le film écope finalement d’un improbable Prix du scénario qui semble presque un pied de nez conçu pour lui renier son formalisme. Tant mieux : on n’a rien vu de plus laid, de plus plastifié, de plus faussement provocateur que son film qui semble envisager tous ses personnages comme des rats de laboratoire, et ses décors comme des tables de dissection.

5. “L’AMOUR OUF” : UN HIT FRANÇAIS À VENIR ?

Reparti totalement bredouille du palmarès et très mal noté par la presse internationale ce qui doit tout de même lui faire quelque peu trembler les genoux, L’Amour ouf sera soit un carton, soit un ratage historique, tant le film a coûté cher : 30 millions, soit à peu près autant que Le Comte de Monte Cristo. Il ne peut pas rentrer dans ses frais en dessous de 2 millions d’entrées, ce qui est déjà beaucoup, mais il espère sans doute beaucoup plus, grâce notamment à un casting impérial fait de nouvelles superstars trentenaires (François Civil, Adèle Exarchopoulos), d’icônes de la télévision des années 90 (Benoit Poelvoorde, Alain Chabat), de nouveaux espoirs très courtisés (Raphaël Quenard, Anthony Bajon, Jean-Pascal Zadi), de vedettes du cinéma d’auteur (Vincent Lacoste, Karim Leklou), d’un couple d’inconnus ultra-intenses taillés pour le César de la révélation (Mallory Wanecque et surtout l’impressionnant Malik Frikah)… La force du film réside dans ce cumul qui en fait une sorte d’objet consubstantiel du vedettariat français, dont il incarne la photo de classe ou plus exactement le week-end d’intégration vu sa démesure lyrique, son cocktail d’amour passionnel et de violence à la fois criminelle et sociale, et sa quête effrénée d’intensité permanente.

Gilles Lellouche, qui réalise, relève le pari d’une sorte de grande symphonie romantique et pyrotechnique au formalisme boursouflé mais étonnamment fluide, inspiré par West Side Story, Scorsese et Tarantino – et pourquoi pas Bach, Michel-Ange et Shakespeare, tant qu’on y est ? Évidemment, tout ne marche pas, et le film souffre beaucoup dans les petits moments de creux où son soufflé retombe, affichant soudain la pauvreté abyssale de son écriture (les scènes de dialogue amoureux, ouille). Mais il est à bien des égards électrisant et taillé pour un triomphe public (sans doute beaucoup moins pour une exportation) que l’on ne peut que lui souhaiter.

6. LE PIC DE GRAVITÉ AVEC UN CINÉASTE IRANIEN EN EXIL
“Les graines du figuier sauvage” de Mohammad Rasoulof

Présenté le tout dernier jour du festival, Les Graines du figuier sauvage a semblé balayer soudainement tous les pronostics de Palme les plus remuants envisagés dans les dix jours précédents (Emilia Perez, Anora et The Substance s’étant succédés sur la place du favori), et siffler la fin de la récré par l’évidence de sa gravitas doublée du parcours forcément très intimidant de son cinéaste : condamné début mai à huit ans de captivité dans les geôles de Téhéran, le réalisateur Mohammad Rasoulof a quitté le pays au péril de sa vie pour recouvrer sa liberté, mais aussi venir présenter lui-même ce film tourné clandestinement sur un juge d’instruction du tribunal révolutionnaire forcé de prononcer des condamnations à mort sans preuve et d’appliquer les lois liberticides du régime.

Le festival aurait pu respecter une vieille tradition de Palmes politiques (L’Homme de fer de Wajda pendant Solidarność, Fahrenheit 9/11 de Michael Moore par le jury de Tarantino pour tenter d’éviter la réélection de Bush…). Gerwig a pris de court les attentes en ne lui remettant non seulement pas la Palme, mais a fortiori en ne dépensant pas une miette de son portefeuille de récompenses (Grand prix, Prix du jury…), puisque le film n’a finalement reçu qu’un Prix spécial créé, comme son nom l’indique, spécialement pour lui, et dont il ne prive donc aucun concurrent. Relativement violent pour le cinéaste, qui a néanmoins élégamment reçu la récompense et profité de sa plateforme pour rendre hommage au martyre de son peuple et encouragé à ce que le film soit montré et reconnu, ce qu’il sera certainement.

7. MODE ET CINÉMA : NOCES SUR RED CARPET
“Parthénope” de Paolo Sorrentino

L’intrication grandissante des industries de la mode et du cinéma franchit pour cette édition cannoise un palier avec le lancement effectif de structures comme Saint Laurent Productions (qui opérait dans le court et moyen-métrage depuis 2019) ou 22 Montaigne Entertainment, filiale de LVMH. Quatre films de la compétition officielle ont été co-financés par la mode : “The Shrouds”, “Emilia Perez” et “Parthénope” par Saint Laurent, Marcello Mio par Chanel, qui s’impose par ailleurs en partenaire majeur d’institutions comme la Cinémathèque (en finançant notamment la restauration du Napoléon d’Abel Gance, en ouverture de Cannes Classics). D’un mécénat relativement ponctuel et distant, on passe à des volumes d’investissements comparables à ceux de la production classique, et à des collaborations artistiques assumées lorsqu’Anthony Vaccarello supervise les costumes de ses productions, qui prennent parfois (notamment dans le “Parthénope” de Sorrentino) des allures de défilé. La frontière entre le film de son auteur et la publicité de son argentier tend à se brouiller, l’emprise du luxe sur les arts déploie ses tentacules, et il n’est même plus temps de se demander qui, du cinéma ou de la mode, a le plus besoin l’un de l’autre : l’interdépendance est déjà inextricable.

8. SOUS LES ÉCRANS LA DÈCHE

Alors que le délégué général Thierry Frémaux voulait à Cannes “un festival sans polémiques” (autrement dit sans prises de position ou manifestations politiques), certain·e·s artistes ont réussi à déjouer avec ingéniosité la consigne afin de montrer leur engagement, à l’image de Cate Blanchett et sa robe devenant soudainement pro-Palestine. Mais au-delà de quelques frasques vestimentaires, c’est surtout le collectif “Sous les écrans la dèche” qui a marqué de sa présence et de ses diverses interventions plus ou moins consenties un festival dont il aura incarné le grain de sable contestataire dans la machinerie glamour et starifiée. Composé d’une variété de professionnels des festivals de cinéma, régisseurs, techniciens, attachés de presse, agents d’accueil et de contrôle, il milite essentiellement pour une réintégration au régime des intermittents du spectacle dont ces métiers avaient été exclus en 2003, et pour la reconnaissance du caractère évidemment intermittent de ces métiers au moment où la réforme de l’assurance chômage précarise gravement ces professionnels.

Si c’est plutôt l’État qui est interpellé, le festival n’a néanmoins pas brillé par sa solidarité, en faisant notamment la chasse aux badges de soutien et en exprimant des réactions quelque peu acerbes aux happenings en cérémonie et banderoles déployées sur le Palais. La ministre de la Culture Rachida Dati, essentiellement venue vivre une petite parenthèse au bras de Kevin Costner et Richard Gere, n’a pas eu un mot publiquement. Le coup de com’ a néanmoins pris, puisque le collectif a obtenu un rendez-vous avec le ministère du Travail, ainsi qu’avec les dirigeants des quatre sections du Festival, le ministère de la Culture et le Centre national du cinéma. Un gain de cause serait une grande victoire politique pour le collectif bien sûr, mais aussi un rassurant signal pour l’impact politique du festival, et pour le rappel à un réel qui tend parfois à lui échapper.