Ancuta Sarca fall-winter 2024

Unies ou colorées ? Courtes ou hautes ? Si le débat semble déjà tranché sur les réseaux sociaux, les chaussettes, autant objet de fantasme que marqueur social, nous donnent depuis toujours du fil à retordre. Retour sur un accessoire qui en dit beaucoup plus que ce qu’on croit.

Il ne fait pas bon être un millennial par les temps qui courent, régulièrement critiqué par la GenZ pour ses codes et habitudes ringard·e·s voire carrément “cringe” : après la manière de faire le signe “cœur” avec les mains et le port d’écouteurs filaires, voilà que ce sont les chaussettes qui posent problème aux yeux des plus jeunes et plus particulièrement les socquettes qui trahiraient un âge avancé. Un débat qui remonte, selon Le HuffPost, au 30 octobre dernier, lorsque la podcasteuse et professeure de pilates australienne Phoebe Parsons expliquait sérieusement sur TikTok qu’elle pouvait faire “la différence entre les deux générations juste en regardant les pieds d’une personne”. Cet été, c’est le Vogue US qui mit le doigt sur cette aberration stylistique en titrant “Jennifer Lawrence Bravely Steps Out in Millennial Socks” (“Jennifer Lawrence sort courageusement en chaussettes de Millenial” en français). Objet de moquerie, d’agacement et de répulsion – quid de la chaussette orpheline après un passage en machine et autres expressions métaphoriques dépréciatives (avoir le moral dans les chaussettes, abandonner comme vieille chaussette…) — la chaussette fait son gros comeback assumé sur les podiums et dans la rue cette saison est également fascinante et sait aisément comment mettre tout le monde à ses pieds.

Dior Men FW24

Pour ça, il suffit de regarder les dernières collections de la saison : les modèles d’Ami ou Isabel Marant empruntant les codes esthétiques aux skatersocks, les hautes chaussettes blanches avec escarpins (comme vu chez Ancuta Sarca), les chaussettes colorées versant dans le balletcore au masculin chez Dior Homme, et plus globalement la tendance Heisei Retro au Japon, versant Y2K de la GenZ nippone qui redécouvre les loose socks, ces chaussettes montantes plissées adorées par les lycéennes. Sans oublier les packs x 3 de chaussettes logotypées Vans, Dickies, adidas ou Nike devenues des basiques, les chaussettes colorées et bariolées de Happy Socks… On l’a même vue prendre le pli du soft power : le Premier ministre canadien Justin Trudeau fait régulièrement passer un message via ses chaussettes – exemple, lorsqu’ il arborait une paire arc-en-ciel avec écrit “Aïd Moubarak” à l’occasion de la Gay Pride de Toronto le 25 juin 2017 qui coïncidait aussi avec la fin du Ramadan. Définitivement sur notre wishlist : celle portée par Kamala Harris, actuelle candidate démocrate à la présidentielle américaine lorsqu’elle n’était encore que Vice-présidente », brodée d’un “The Future is Female” dans une vidéo TikTok publiée par sa nièce Meena Harris en 2021. On a même trouvé à la Librairie Sans Titre située à Paris, un fanzine intitulé Sock Poems regroupant 24 poèmes écrits sur des chaussettes ! Pour le sociologue Jean-Claude Kaufmann qui a signé en 2022 le Petit essai philosophique de la chaussette (Éd. Buchet Chastel), elle serait “un moyen de comprendre certaines énigmes du monde” (rien que ça).

Fanzine Sock Poems
Straight outta Neuilly-sur-Seine

 

Si on ne saurait pas vraiment situer les origines des chaussettes (en Egypte au Ve siècle après J-C, en Syrie à l’an 2000 avant J-C…), c’est en tout cas dans la très aisée commune des Hauts-de-Seine fin du XVIIe siècle que les chaussettes déroulent leur fil grâce à un certain Jean Hindret, alors conseiller du roi Louis XIV, qui y a inauguré la première manufacture de chaussettes. Ce qui n’aurait jamais été rendu possible si l’inventeur de la machine à tricoter des bas en 1589, le révérend anglais William Lee, ne s’était pas vu refuser son brevet par la reine Elisabeth Ière, pas franchement chaude à l’idée de voir les ouvriers mener la grève face à cette révolution industrielle menaçant leur emploi. Anyway, la machine était déjà bien en route de ce côté-ci de la Manche, depuis le Moyen-âge où, alors sous forme de chausses, elles gagnent rapidement le statut de marqueur social. Si aujourd’hui on signifie son appartenance à la team “Rive Gauche” en portant une paire de chaussettes rouges Gammarelli, à l’époque et jusqu’à la Renaissance, on en arborait brodées et faites de soie.

Chaussette 320 / 430 (époque romaine ; époque byzantine) E 32318, Département des Arts de Byzance et des Chrétientés en Orient, Musée du Louvre.
Haut de chausse, période Renaissance, peint en 1533.

D’accessoire d’apparat exhibé dans les salons cossus des rich & famous, elles deviennent “l’objet de débats théoriques enflammés en philosophie, en psychanalyse, et même en physique quantique. Hegel, Heidegger, Freud et bien d’autres s’étaient passionnés pour la chaussette et l’avaient érigée en objet de développements conceptuels des plus abstraits”, comme le souligne Jean-Claude Kaufmann dans son essai. Avec comme cas d’école, la chaussette trouée. Une véritable révélation pour l’Allemand Hegel à l’origine de “l’aphorisme de Iéna” selon lequel grosso modo la chaussette ne parvient à la pleine conscience de celui qui la porte que parce qu’elle est trouée… CQFD. Alors que chez certains, elle produit non pas du jus de chaussette mais du jus de crâne, chez d’autres elle devient un instrument de communication pour singer la “normalité” : en 2012, alors au plus haut dans sa carrière en tant que PDG de Vivendi, Jean-Marie Messier pose pour le magazine Paris Match en toute détente allongé sur son lit avec une chaussette filée au bout du gros orteil gauche. Un faux pas plus qu’un pas de côté que le sociologue épingle justement dans son Petit essai philosophique de la chaussette car celle-ci “peut se transformer en marqueur objectif de l’exclusion. Par sa dégradation, elle marque la perte de la dignité”. Rappelant au passage le travail du psychanalyste Patrick Declerck auprès de SDF et de l’association Socks for Refugees.

Jean-Marie Messier et sa chaussette trouée dans le magazine Paris Match n° 2779
Un véritable fourre-tout

 

Révélateur d’inégalités sociales mais pas que puisque la chaussette est aussi “le symbole absolu de la subordination féminine”, ajoute le sociologue dans son essai. En découlera ce slogan au début des années 1970, période de forte mobilisation féministe : “Travailleurs de tous les pays, qui lave vos chaussettes ?”. Il ne faut pas oublier qu’au XVIIIe siècle la chaussette s’engage dans la lutte des classes. Les “sans-culottes” qui mènent la Révolution française arborent des pantalons et chaussettes à mi-mollets. Une révolution également stylistique puisqu’ils enterrent ainsi les chausses masculines portées par l’aristocratie. Au début du XXe siècle, l’expression “chaussette à clous” et “la machine à bosseler” signifient dans le jardon anarchiste les “coups de pieds” et “coups de poing” que l’on donne aux “jaunes” (les non grévistes). “Le poète Gaston Couté en tirera même une chanson provocatrice en 1910 : “Brave Chaussette à clous”, peut-on lire dans “Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre” (1909-1914) de Guillaume Davranche sorti en 2014 (co-éd. Libertalia et L’Insomniaque). Donnant une franche balayette aux conventions, elle se fait d’autant plus remarquée qu’en 2017 elle redonne un coup d’éclat à l’association ringarde claquette-chaussette cantonnée dans l’imaginaire collectif au touriste allemand.

Claquette-chaussette et corset, 60 objets qui font la mode, de Céline Cabourf et Mathilde Berthier, éditions La Martinière.

“Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ?: Le genre de l’engagement dans les années 1968”. Broché – Grand livre, 2017,
de Ludivine Bantigny, Fanny Bugnon et Fanny Gallot, éditions PU Rennes.

Pourtant, comme l’expliquent au Parisien les autrices de Claquette-chaussette et corset : 60 objets qui font la mode (éd. La Martinière, 2022), “les premières images de la claquette-chaussette apparaissent sur des fresques du XVe siècle, raconte Mathilde Berthier, où l’on voit des moines ou des pèlerins enfiler des chaussettes dans leurs socques, notamment avant de partir en pèlerinage”. Une sacrée tendance mais ce n’est rien comparé au fétichisme dont la chaussette peut faire l’objet. Evidemment que Freud s’est exprimé sur la question (chaussette=pénis, c’est aussi simple que ça), et même si caricaturée en tue-l’amour absolu (vous gardez vos chaussettes pendant vous ?), sa dimension sexuelle n’est plus à démontrer aux nombreux kiffeurs et autres “esclaves” de dominas prêts à cramer leur CB pour des “cho7” portées et sales. Toujours est-il que longue ou courte, blanche ou colorée, la tendance cet hiver est peut-être à chercher du côté du plongeur britannique Tom Dasley, quintuple médaillé olympique et accessoirement prodige du tricot qui, de son propre aveu, a l’habitude de confectionner pour ses proches des “willy warmers” soit dans la langue de Rimbaud des “chaussettes à pénis”.