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Formée à l’Académie du ballet Bolchoï à Moscou puis passée par le Staatsballett Berlin, Chloé Lopes Gomes est de celles qui osent s’exprimer – autant par le corps que par la pensée – pour dénoncer les discriminations et nous sensibiliser aux questions de société.

Si elle a pu compter sur l’aide de nombreuses personnes bienveillantes qui l’ont soutenue pour devenir la danseuse classique de renom qu’elle est aujourd’hui, Chloé Lopes Gomes a aussi esquivé les coups. Car, en tant que femme noire née d’un père immigré cap-verdien et d’une mère femme de ménage, la route s’est révélée beaucoup plus difficile et longue pour celle qui rêvait de s’émanciper de son milieu social défavorisé afin d’intégrer le monde élitiste et très fermé du ballet. Des foyers en France, où elle a côtoyé l’extrême pauvreté, aux scènes des plus grands opéras un peu partout dans le monde, Chloé a connu les extrêmes. Formée au célèbre ballet Bolchoï en Russie dès l’âge de 14 ans, l’apprentie danseuse doit brutalement arrêter un début de carrière prometteur quatre ans plus tard, à la suite d’un drame familial. C’est alors à elle, sœur aînée de la fratrie, qu’incombe la dure responsabilité de maintenir la famille à flot. C’est seulement quelque temps plus tard qu’elle reprend les cours, guidée et aidée financièrement par des professeur·e·s qui ne veulent pas voir s’éteindre un talent comme le sien. Et ça paye, car en 2018, après être passée par l’opéra de Nice et le Béjart Ballet de Lausanne, Chloé réalise son rêve en intégrant une compagnie de renommée internationale, le Staatsballett à Berlin. Elle peut même se targuer d’être la première danseuse noire à faire son entrée au sein de l’institution. Pourtant, alors qu’elle pense enfin avoir réussi à pousser et ouvrir les lourdes portes du monde de la danse classique et du ballet, elle déchante à nouveau quand elle se rend compte que certain·e·s font tout pour les lui refermer. En effet, pendant deux ans et demi, la danseuse subit les moqueries et discriminations raciales de sa maîtresse de Ballet qui lui avait dit dès son arrivée “qu’une femme de couleur n’avait pas sa place au sein d’un corps de ballet car esthétiquement, c’est quelque chose qui ne matche pas”. Une expérience bouleversante et traumatisante que Chloé a décidé de médiatiser, la faisant ainsi connaître du grand public. Galvanisée à l’époque par le mouvement Black Lives Matter après le meurtre de Georges Floyd, ainsi que par la prise de parole antiraciste et libératrice qui s’est ensuivie (à l’image du manifeste “De la question raciale à l’Opéra national de Paris” publié en France en octobre 2020, ndlr), Chloé choisit de ne plus se taire et de dénoncer publiquement les propos et actes racistes de sa supérieure. Elle dépose également un recours en justice. Bref, vous l’aurez compris : grâce à sa force et à sa détermination sans faille, Chloé a su traverser et sublimer une vie difficile et une carrière mouvementée. Aujourd’hui, alors qu’elle a décidé de danser davantage en indépendante et qu’elle vient de monter et lancer Boldstep, sa propre plateforme de cours de danse en ligne, la danseuse se dévoile un peu plus dans Le Cygne noir, son premier ouvrage publié aux éditions Stock en mai dernier, dans lequel elle revient sur son parcours riche et complexe marqué par la résilience. Et l’audace.

Mixte. Le thème de ce numéro est l’audace. Dans ta vie, quand as-tu été le plus audacieuse ?
Chloé Lopes Gomes. Quand j’ai dû m’opposer à mon père au sein d’un climat familial violent et lui désobéir pour poursuivre mon rêve de devenir danseuse. C’est un homme qui est né au Cap-Vert quand l’île était encore sous la coupe du Portugal (jusqu’en 1975). Il fait partie de cette génération de Cap-Verdien·ne·s qui a connu l’extrême pauvreté. Pour lui, réussir sa vie, c’était faire un métier qui rapporte de l’argent, ce qui excluait de facto la danse. Tenir tête à la figure paternelle de la famille alors que je n’étais encore qu’une enfant, je crois que ça a été mon premier acte audacieux et sûrement le plus fort.

M. Comment as-tu fait pour réaliser ton rêve ?
C. L. P. J’ai su que je voulais être danseuse très tôt, à 8 ans, quand ma mère m’a emmenée voir Le Lac des cygnes à l’opéra de Nice. À ce moment-là, je ne connaissais évidemment rien de l’injustice et de la précarité du milieu des danseur·euse·s. Je pense que savoir ce que je voulais dans la vie m’a toujours donné beaucoup de force et de détermination. Grâce au soutien de ma mère, qui a cumulé les ménages et fait un crédit pour réunir l’argent nécessaire, j’ai pu aller étudier au ballet Bolschoï en Russie à 14 ans. J’y suis restée quatre ans, durant lesquels je ne suis pas rentrée en France. C’était très dur de ne plus voir ma famille et d’être éloignée de ma mère, mais c’était la meilleure école de ballet que je pouvais espérer. Le rythme et les entraînements étaient très intenses. C’est une expérience qui m’a apporté une grande rigueur et encore plus de détermination.

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M. Pourtant, tu as dû arrêter brutalement la danse à cause d’un événement tragique…
C. L. P. 
C’est vrai. J’ai arrêté la danse de 18 à 22 ans parce que ma mère est allée injustement en prison. À cette époque, nous n’avions plus du tout de lien avec mon père et nous nous sommes retrouvé·e·s livré·e·s à nous-mêmes avec mes frères et sœurs. Ils·elles étaient tou·te·s encore mineur·e·s, le plus jeune avait 6 ans. J’ai dû arrêter la danse et me battre pour faire sortir ma mère de prison et récupérer mon petit frère qui avait été placé en foyer. J’ai cumulé quatre jobs pendant six mois pour pouvoir payer les frais d’avocat. Ma priorité à ce moment-là n’était plus de danser, mais de sauver ma famille.

M. Comment as-tu fait pour retrouver le chemin de la danse ?
C. L. P.
 Financièrement, ça a été très dur car j’avais peu de ressources malgré les quatre jobs que je cumulais. En France, un cours de danse coûte entre 20 et 30 euros, et pour être danseur·euse professionnel·le, il faut s’entraîner tous les jours. Je ne pouvais pas me payer les entraînements. J’ai eu l’immense chance de tomber sur des gens généreux, notamment deux professeur·e·s qui m’ont coachée gratuitement après avoir décelé mon potentiel. Sans leur aide, je ne pense pas que je m’y serais remise. Une fois que j’ai pu reprendre les cours, je n’ai plus rien lâché. Je ne voulais qu’une seule chose : intégrer une grosse compagnie et avoir le titre que je méritais.

M. Tu viens de publier ton livre, Le Cygne noir, dans lequel tu parles de ton parcours et de ta carrière. Qu’est-ce qui t’a poussée à l’écriture ?
C. L. P. 
J’avais envie d’informer et de sensibiliser les gens sur des problèmes de société à travers mon vécu. À un moment de ma vie, je me suis retrouvée sans domicile. Je dormais dans un foyer où j’ai côtoyé la misère sociale, la vraie. Quand on parle d’extrême pauvreté, on ne pense pas toujours à la France et pourtant cela existe. C’est quelque chose qu’on a du mal à admettre ici. Avec Le Cygne noir, je voulais rappeler à nos concitoyen·ne·s que c’est un droit de prétendre à des conditions de vie décentes et que ce sont nos politiques qui ont le pouvoir d’améliorer celles-ci. Le racisme, la discrimination sociale, ce sont des choses qui peuvent faire sombrer une personne dans l’extrême précarité. Or on sait tou·te·s que la précarité engendre la violence et que la violence engendre la criminalité.

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M. Cette discrimination, tu l’as subie encore récemment. En 2021, à Berlin, tu as accusé de racisme la compagnie du Staatsballett, dont tu étais l’une des danseuses à l’époque.
C. L. P.
 J’ai eu à faire à une maîtresse de ballet au Staatsballett qui faisait ouvertement des remarques racistes à mon égard. Il est arrivé plusieurs fois qu’elle refuse de me donner des rôles à cause de ma couleur de peau. Pour moi, cet événement a été l’injustice de trop. J’avais deux options : rester et subir, ou parler et dénoncer. J’ai choisi la seconde.

M. Tu as aussi déposé un recours en justice en 2022. Ta plainte contre le Staatsballett a entraîné un procès, et ce, alors que tu étais encore sous contrat avec l’institution. Comment as-tu vécu cette période ?
C. L. P. 
À l’évidence, c’était très dur et fatigant émotionnellement. Mon médecin voulait me mettre en arrêt maladie, mais c’était inconcevable pour moi de m’arrêter alors que cette femme continuait de vivre sa vie normalement. Finalement, c’est elle qui s’est mise en arrêt maladie car elle ne supportait plus de me voir ! Et si j’ai traîné devant la justice la plus grande institution allemande dans le domaine de la danse, ce n’était pas pour moi mais pour toutes les petites filles et les petits garçons qui ont le même rêve que moi.

M. C’est cette expérience qui t’a décidée à ne plus danser dans des compagnies ?
C. L. P. 
Pas seulement. En fait, je ne voulais plus voir ma carrière de danseuse ballottée au gré des envies de directeur·rice·s de compagnie. En tant que danseur·euse·s on est écrasé·e·s. On doit sacrifier notre jeunesse, et nos carrières sont courtes. Même lorsqu’on fait les meilleures écoles du monde et qu’on réussit, on reste ensuite soumis·e·s aux goûts de directeur·rice·s de casting. Il suffit qu’ils·elles n’aiment pas notre couleur de peau, notre caractère, notre manière de bouger, le rôle de notre vie nous passe sous le nez. Ce qui est frustrant également, c’est qu’en France, ce sont des politiciens et non des personnes issues du milieu de la danse qui placent les directeur·rice·s de compagnie. Aux États-Unis ou en Angleterre, par exemple, c’est différent, c’est un board, composé de plusieurs typologies de personnes, dont des danseur·euse·s, qui choisissent les membres de la direction.

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M. Cela dit, tu n’es pas complètement sortie du milieu puisque tu viens de créer une plateforme de danse en ligne qui s’appelle “Boldstep”. Peux-tu nous expliquer le concept ?
C. L. P. 
Boldstep est une plateforme de cours en ligne où l’on trouve plein de styles de danse différents : du classique, du voguing, du contemporain, de l’afro… L’objectif, c’est d’avoir accès à des cours de qualité depuis chez soi à un prix raisonnable. J’ai voulu créer cette plateforme pour rendre accessible la pratique de la danse à tou·te·s. Et le nom “Boldstep” (to be bold signifie “être audacieux” en anglais, ndlr), c’est parce qu’il faut de l’audace à mes yeux pour apprendre la danse et s’y mettre à fond.

M. Y a-t-il des personnes qui incarnent l’audace, selon toi, et avec qui tu aimerais travailler ?
C. L. P. 
Pour la danse, Guillaume Diop (premier danseur noir de l’Opéra de Paris à avoir été nommé Étoile en mars dernier, ndlr). On travaille d’ailleurs en ce moment sur une collaboration. On va faire un pas de deux en septembre lors d’un gala organisé par la Croix-Rouge Suisse. Et au cinéma, j’aime énormément la réalisatrice afro-américaine Ava DuVernay. Elle parle des minorités sans filtre, mais d’une manière extrêmement belle et avec une forte notion d’empowerment. En France, il n’y a pas suffisamment de films sur des minorités sans fin dramatique. C’est vraiment quelque chose qui nous manque.

COIFFURE : FATOU @ NO FILTER AGENCY. MAQUILLAGE : YACINE DIALLO @ CALL MY AGENT. ASSISTANTE PHOTOGRAPHE : RUI ZHANG. ASSISTANTE STYLISTE : LÉA SANCHEZ.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).