MIXTE. Vous avez été l’un des premiers dans le milieu de la chaussure et de la maroquinerie, en 2013, à lancer une gamme de souliers nudes avec un nuancier de cinq couleurs adaptées à plusieurs carnations, ce qui était révolutionnaire à l’époque. Avec cette nouvelle collection 2020, vous proposez désormais huit teintes différentes. Comment ce concept est-il né et de quelle façon a-t-il évolué ?
Christian Louboutin. Le concept des Nudes est né en 2012 très précisément, à la suite d’une conversation que j’ai eue avec une personne qui travaillait pour le bureau Louboutin des États-Unis. Je présentais des prototypes à des acheteurs Américains et Sandy, une femme noire, m’a dit qu’elle était offensée par le fait qu’on désigne de manière systématique le beige pour parler de la couleur de peau nue, “nude”. Ça m’a énormément tracassé et je me suis rendu compte qu’il y avait en effet une vraie erreur de sémantique et qu’il fallait penser un nuancier de carnations qui irait de très clair à très foncé. J’en ai donc conçu un de cinq couleurs, à partir des différentes origines et carnations des collaborateurs dont j’ai la chance d’être entouré. De cinq on est ensuite passé à sept, puis à huit. On travaille sur une neuvième, mais c’est complexe à concevoir parce que dans la réalité il n’y a pas une couleur de peau identique à une autre. Comme je me plais à le répéter, “Nude is not a colour, it’s a concept”. J’aime la nudité. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup inspiré. En particulier la peau dans les souliers car elle crée une ligne, elle allonge la jambe. Il était donc primordial de déconstruire le mot “nude”, c’était comme un devoir pour moi d’employer cette notion correctement. Ce n’est pas une couleur, c’est la transparence, et donc si on veut créer des souliers nudes il faut que ce soit avec une représentation fidèle à la réalité de la nudité.
M. En quoi votre histoire personnelle a-t-elle influencé vos créations ? Avez-vous déjà vous-même été victime ou témoin de racisme ?
C. L. Le travail est en général le résultat d’une éducation, d’une pensée : en cela, je pense que l’histoire personnelle influence toujours la création. J’ai grandi dans une famille très ouverte, où la notion de racisme était inexistante, ce n’était pas un sujet à la maison, ma marraine était d’origine antillaise. Pour autant, j’ai été éveillé sur ces questions très tôt. Nous habitions dans le 12e arrondissement de Paris, et à 20 mètres se trouvait le Palais de La Porte Dorée, qui s’appelait à l’époque musée des Arts africains et océaniens (Maao), où a lieu mon exposition en ce moment. Il y a depuis toujours cette grande sculpture qui représente des colons français avec des Africains dans une caravane. L’ensemble donne l’impression d’une grande scène joyeuse. Je me rappelle avoir regardé cette sculpture sans croire à l’histoire qu’elle racontait. J’y voyais les fins de propagande d’un pays qui voulait montrer une certaine image de son histoire. C’est plus tard, à l’adolescence, vers 13-14 ans, que j’ai été confronté pour la première fois à une scène de racisme. J’ai assisté à une altercation entre une amie et le propriétaire d’un restaurant qui l’a menacée de lui “écraser le nez encore plus qu’il ne l’était déjà”. J’ai compris alors que j’étais témoin d’un fait raciste, mais je me sentais complètement désarmé face à cela.