En agrandissant cette année sa collection Nudes, l’une des premières dans le milieu de la mode à décliner le concept de couleur chair selon les différents types de carnation, Christian Louboutin s’est imposé comme un précurseur dans la défense de la diversité. Mixte est allé à la rencontre du créateur de souliers charismatiques pour parler nuances de peaux, mode engagée et utopie égalitaire.

En deux décennies, Christian Louboutin a hissé ses talons vertigineux et ses semelles rouges au sommet de la mode et de la pop culture. Après s’être formé chez les plus grands rois de la pompe (Roger Vivier, Charles Jourdan), le créateur s’est lancé en solo au début des années 90. Très vite, il collabore alors avec les plus grands noms de la couture en exposant ses chaussures dans les défilés de Givenchy, Yves Saint Laurent, Jean Paul Gaultier ou encore Lanvin ; puis finit par squatter les pieds de toutes les célébrités foulant les tapis rouges comme Rihanna, Emma Watson et Blake Lively, pour ne citer qu’elles. Passionné par l’univers de la nuit depuis son plus jeune âge (à 16 ans, il aide les danseuses des Folies Bergères à s’habiller et passe aussi quelques nuits blanches en mode club kids au Palace), Christian Louboutin prend en 2012 la direction artistique de quatre tableaux du cabaret le plus torride de Paris, le Crazy Horse. Enfant, il était fou amoureux de l’Égypte et s’imaginait fils de Pharaon. Sûrement une façon pour le garçon qu’il était alors de s’expliquer sa couleur de peau plus mate et foncée que celle de ses frères et sœurs, blonds aux yeux bleus. C’est en 2017, à 50 ans passés, qu’il obtiendra une réponse et que sa quête d’identité prendra véritablement tout son sens, quand sa sœur lui apprend que son père biologique était en réalité l’amant de sa mère, d’origine égyptienne. Une filiation biologique qui pourrait bien expliquer sa soif de voyages, sa passion pour l’Orient et autres contrées lointaines exotiques, qu’il allait déjà abreuver gamin au musée des Arts africains et océaniens (anciennement musée des colonies, récemment rebaptisé Palais de la Porte Dorée). C’est d’ailleurs dans ce lieu chargé de souvenirs que Christian Louboutin a décidé en 2020 de présenter son exposition L’Exhibition[niste], qui rassemble les collections majeures de sa carrière. Parmi elles, Nudes occupent une place à part entière. Lancée en 2013, cette ligne de chaussures propose un nuancier de cinq couleurs adaptées à plusieurs carnations, bien avant l’ère des Skims de Kim Kardashian ou la ligne de maquillage Fenty Beauty de Rihanna. Le chausseur a dévoilé cette année une nouvelle gamme de Nudes composée cette fois non plus de cinq mais de huit nuances différentes. 

MIXTE. Vous avez été l’un des premiers dans le milieu de la chaussure et de la maroquinerie, en 2013, à lancer une gamme de souliers nudes avec un nuancier de cinq couleurs adaptées à plusieurs carnations, ce qui était révolutionnaire à l’époque. Avec cette nouvelle collection 2020, vous proposez désormais huit teintes différentes. Comment ce concept est-il né et de quelle façon a-t-il évolué ? 

Christian Louboutin. Le concept des Nudes est né en 2012 très précisément, à la suite d’une conversation que j’ai eue avec une personne qui travaillait pour le bureau Louboutin des États-Unis. Je présentais des prototypes à des acheteurs Américains et Sandy, une femme noire, m’a dit qu’elle était offensée par le fait qu’on désigne de manière systématique le beige pour parler de la couleur de peau nue, “nude”. Ça m’a énormément tracassé et je me suis rendu compte qu’il y avait en effet une vraie erreur de sémantique et qu’il fallait penser un nuancier de carnations qui irait de très clair à très foncé. J’en ai donc conçu un de cinq couleurs, à partir des différentes origines et carnations des collaborateurs dont j’ai la chance d’être entouré. De cinq on est ensuite passé à sept, puis à huit. On travaille sur une neuvième, mais c’est complexe à concevoir parce que dans la réalité il n’y a pas une couleur de peau identique à une autre. Comme je me plais à le répéter, “Nude is not a colour, it’s a concept”. J’aime la nudité. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup inspiré. En particulier la peau dans les souliers car elle crée une ligne, elle allonge la jambe. Il était donc primordial de déconstruire le mot “nude”, c’était comme un devoir pour moi d’employer cette notion correctement. Ce n’est pas une couleur, c’est la transparence, et donc si on veut créer des souliers nudes il faut que ce soit avec une représentation fidèle à la réalité de la nudité.

M. En quoi votre histoire personnelle a-t-elle influencé vos créations ? Avez-vous déjà vous-même été victime ou témoin de racisme ? 

C. L. Le travail est en général le résultat d’une éducation, d’une pensée : en cela, je pense que l’histoire personnelle influence toujours la création. J’ai grandi dans une famille très ouverte, où la notion de racisme était inexistante, ce n’était pas un sujet à la maison, ma marraine était d’origine antillaise. Pour autant, j’ai été éveillé sur ces questions très tôt. Nous habitions dans le 12e arrondissement de Paris, et à 20 mètres se trouvait le Palais de La Porte Dorée, qui s’appelait à l’époque musée des Arts africains et océaniens (Maao), où a lieu mon exposition en ce moment. Il y a depuis toujours cette grande sculpture qui représente des colons français avec des Africains dans une caravane. L’ensemble donne l’impression d’une grande scène joyeuse. Je me rappelle avoir regardé cette sculpture sans croire à l’histoire qu’elle racontait. J’y voyais les fins de propagande d’un pays qui voulait montrer une certaine image de son histoire. C’est plus tard, à l’adolescence, vers 13-14 ans, que j’ai été confronté pour la première fois à une scène de racisme. J’ai assisté à une altercation entre une amie et le propriétaire d’un restaurant qui l’a menacée de lui “écraser le nez encore plus qu’il ne l’était déjà”. J’ai compris alors que j’étais témoin d’un fait raciste, mais je me sentais complètement désarmé face à cela.

CHRISTIAN LOUBOUTIN À 14 ANS À LA SORTIE DU COLLÈGE – © CHRISTIAN LOUBOUTIN

M. Que pensez-vous de l’industrie de la mode et de la beauté qui a fait de la déclinaison de carnation un statement à part entière ? (Fenty, Skims, Yeezy…), tendance que vous avez été l’un des premiers à initier ? 

C. L. Je trouve cela formidable, bien sûr. Mais, par exemple, la marque de cosmétiques Fenty Beauty a été créée par Rihanna, qui a une carnation marron doré. Ce n’est pas complètement par hasard, ça n’a pas été fait par quelqu’un à la peau blanche…

M. L’industrie de la mode a-t-elle mis trop longtemps à intégrer le concept de diversité et de représentation ? Que pensez-vous de la situation actuelle ? 

C. L. Je pense que la mode est très autocentrée. Elle est concernée par les problèmes, mais elle évolue plus lentement que d’autres milieux, celui de la musique par exemple. C’est seulement quand les choses deviennent évidentes et flagrantes que la mode parvient à les intégrer. D’ailleurs, la première fois que j’ai montré ma collection Nudes, en 2013, une journaliste s’est étonnée de voir des souliers de couleur marron alors qu’il n’y en avait jamais eu dans mes collections. J’ai expliqué que pour moi ce n’était pas de la couleur mais de la transparence, mais je voyais bien que le concept n’était pas évident pour tout le monde. C’est mon métier, c’est ma vie, mais il faut reconnaître que le milieu de la mode n’est pas un domaine précurseur dans les questions sociétales.

Il était primordial de déconstruire le mot “nude”, c’était comme un devoir pour moi d’employer cette notion correctement.

M. Que faudrait-il faire pour combattre et éradiquer le racisme dans la mode ? 

C. L. Il y a eu un vrai travail, et aujourd’hui il y a quand même beaucoup plus de diversité qu’auparavant. L’une des premières personnes à qui on doit un véritable changement, c’est Edward Enninful, le rédacteur en chef du Vogue UK.

Étant noir, il y a toujours eu beaucoup de profondeur dans sa manière de représenter la diversité. J’ai eu la chance de collaborer sur différents sujets avec lui, et j’ai bien vu que l’inclusivité était au cœur de son travail. C’est un précurseur, et c’est avec des personnalités comme la sienne qu’un mouvement s’engage et va porter ses fruits petit à petit. C’est une évolution lente pour la mode, mais les changements prennent souvent du temps.

M. Que pensez-vous des récents événements liés au mouvement Black Lives Matter ? 

C. L. C’est évidemment un combat extrêmement important. Personnellement, je trouve que la violence et les écarts que provoque le racisme, c’est terrible. La violence est le résultat d’actes épouvantables et intolérables. Le pire est de constater que les choses n’évoluent pas tant que ça. C’est très déprimant. Les brutalités policières sont un fait connu et pourtant, la majorité des gens reste silencieuse. “Ne pas prendre parti, c’est prendre parti contre” : une phrase très simple, mais très juste. Faire comme si cela n’existait pas, c’est une forme de complicité.

M. Avez-vous mis ou comptez-vous mettre en place des actions pour soutenir ce mouvement ? 

C. L. La diversité et l’égalité ont toujours été primordiales pour moi. Le traitement doit être égalitaire et à tous les niveaux, que ce soit entre les sexes ou entre couleurs de peaux. Faire les choses différemment, c’est supprimer les différences. Nous avons un projet, mais comme je suis un peu superstitieux, je ne veux pas en parler tant que ce n’est pas fait. Mais c’est quelque chose qui va clairement renforcer ce point de vue et ce parti pris.

M. Pensez-vous que la mode peut ou doit être militante ? 

C. L. Comme je l’ai dit, je pense que le milieu de la musique est beaucoup plus militant et précurseur que la mode, qui n’est pas progressiste en soi. Elle suit juste le mouvement. Ce n’est pas pour rien que la fashion sphère se prend autant d’affection pour l’univers de la musique. Je pense qu’une personne comme Rihanna a fait davantage évoluer les choses que n’importe quelle autre personnalité issue de la mode. D’ailleurs, au moment des émeutes provoquées par la mort de Georges Floyd, les voix qui se sont élevées étaient surtout celles de personnalités de la musique, du cinéma ou du sport, comme Colin Kaepernick, pas celles des créateurs de mode…

Christian Louboutin : l’Exhibition[niste], exposition jusqu’au 3 janvier 2021 au Palais de la Porte Dorée, Paris 12e.

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EN BONUS : découvrez l’interview vidéo “À nu” dans laquelle Christian Louboutin nous raconte un peu plus en détail le concept de sa collection Nudes.