Saint Laurent démarre donc la course en tête, mais les nouveaux moguls de la mode se livrent déjà une concurrence carnassière. Chanel, également argentier d’un film en compète (“Marcello Mio” de Christophe Honoré), multiplie depuis plusieurs années les investissements, notamment dans une strate plus patrimoniale et symbolique. La marque est un soutien de la nouvelle mouture des Cahiers du cinéma, dont elle sponsorise un nouveau prix annuel du premier film (le prix André Bazin) remis par un improbable jury composite fait de critiques de la revue, d’abonné·e·s, de professionnel·le·s et d’égéries. Elle est aussi en étroit partenariat avec la Cinémathèque française, et a généreusement aidé à finaliser son immense chantier de restauration du “Napoléon” d’Abel Gance, sorti cet été après 16 ans de travail. Bernard Arnault, évidemment, ne s’en laissera pas conter : LVMH a annoncé peu avant Cannes le lancement de son propre studio, 22 Montaigne. Les projets de productions en cours de ces trois géants sont encore au secret, mais il est inutile de déranger sa boule de cristal pour deviner que l’exercice 2025 verra déferler les heureux élus sur nos écrans à un nombre bien supérieur à quatre.
Argent et influence
Ce que le cinéma a à y gagner est frappé au coin du bon sens : de l’argent au moment où plus personne ne daigne en dépenser. En dehors du système de financement français qui offre à l’art et essai un modèle de survie résistant aux dynamiques du marché (dangereusement remis en cause, comme l’avait rappelé Justine Triet dans son discours de remerciement pour la Palme d’or d’Anatomie d’une chute en 2023), le cinéma d’auteur international est en lambeaux. Sans garde-fous pour protéger les salles, ni donc l’écosystème indépendant qui en dépend le plus, le cinéma américain hors studios est exsangue – a fortiori depuis les grèves de 2023 qui ont en premier lieu fragilisé les petites structures. La migration sur plateformes de plusieurs des plus grands auteurs des années 90 et 2000, comme Michael Mann (“Ferrari”) ou David Fincher (“The Killer”), aurait été inimaginable il y a dix ans : elle est pourtant actée, au prix d’une nette dévaluation de leur statut.
Que David Cronenberg échappe à la main meurtrière du marché et parvienne à produire ses films est évidemment une bonne nouvelle. Ce guichet demeure néanmoins à prendre pour ce qu’il est. C’est-à-dire pas tout à fait un financement classique, porté par des producteurs de métier, capables de manier habilement le oui et le non pour respecter la libre inspiration de leurs auteur·rice·s tout en maintenant les projets sur de bons rails. On a en réalité plutôt affaire à une nouvelle forme de mécénat : des films carte blanche, dont la réussite commerciale ou même artistique importe finalement moins que leur seule existence. Le conseil d’administration de Chanel ne s’est probablement pas beaucoup intéressé à la carrière en salles de “Marcello Mio”, dont le budget de 7 millions est certes une enveloppe respectable pour un film français, mais une broutille indolore au regard des 20 milliards de chiffre d’affaires du groupe en 2023. Son co-financement s’inscrit dans une logique de soft power culturel et non de retour sur investissement.
Évidemment, cela n’est pas sans effet sur les films. Mécénat et cinéma ne font pas forcément bon ménage – ironiquement, ce sont les plateformes qui ont le plus durement fait les frais de cet adage ces dernières années, en recrutant des grands noms par une politique du chèque en blanc, ce qui a eu pour effet de voir déferler sur nos écrans de laptop de vieux projets infinançables souvent longs, boursouflés, mégalomanes et pas toujours très digestes, signés Alfonso Cuaron, Martin Scorsese, Alejandro Gonzalez Iñarritu, Pablo Larrain… Il est encore un peu tôt pour le dire, mais le cinéma produit par le luxe, pour des motifs comparables (s’acheter une “art cred”, pour le résumer vulgairement), a de fortes chances de ressembler à cela – en plus de ressembler forcément quelque peu à une publicité. Car même si les stratèges de LVMH ou Saint Laurent sont heureusement assez intelligents pour ne pas confondre le mécénat artistique avec une vitrine du Bon Marché, il reste troublant de constater à quel point certains motifs de la haute couture s’invitent dans les œuvres produites. Les longues déambulations de l’actrice et mannequin Celeste Dalla Porta suivies en travelling arrière dans les rues de Naples dans “Parthenope” semblent conçues pour mettre en valeur les tenues créées par Anthony Vaccarello, directeur artistique de Saint Laurent qui s’est imposé comme costumier. Le film devient lui-même un runway.
Faire les bons placements
Pas de cris d’orfraie : tout ceci est à prendre comme le stade évolutif le plus naturel qui soit pour un cinéma qui a de longue date embrassé sa publicitarisation, et non sans réussites artistiques. Les cinéastes n’ont pas attendu Anthony Vaccarello pour réaliser des pubs ou insérer des placements de produit : Scorsese et Godard (encore eux) ont copieusement contribué à l’art de la réclame sans pour autant devenir des vendus. Par ailleurs, il faut rappeler que le marché de l’égérie a explosé cette dernière décennie, et s’est installé comme un pilier du vedettariat. Cette pratique certes ancienne, mais initialement réservée à un profil bien particulier de divinités (Audrey Hepburn pour Givenchy, Deneuve chez Chanel…), touche désormais tous les canons ou presque, et s’intègre pratiquement au kit de base de la jeune star en devenir : Raphaël Quenard et Nadia Tereszkiewicz, César de la meilleure révélation 2024 et 2023, ont d’ores et déjà signé chez Dior comme on le ferait chez une grande agence artistique.
Au moment où les marques deviennent des structures de production, ces contrats pourraient ne pas rester sans conséquences. Une réalisatrice de renom, souhaitant rester anonyme, déplorait récemment de ne pouvoir recruter pour son prochain film un couple formé des égéries de deux marques concurrentes. Le problème est amené à se répéter voire, en chargeant certes quelque peu la barque de l’anticipation, à muter en un système d’écuries, agrégeant des célébrités les unes aux autres par leurs exclusivités partagées. On se retrouverait alors avec un modèle comparable avec celui de l’âge d’or des studios hollywoodiens des années 40 et 50, où les stars de la Warner, de la Paramount ou de RKO ne pouvaient se croiser dans un même film, puisqu’elles ne pointaient pas à la même maison.