Aux États-Unis, pays emblématique du capitalisme, l’élection de Donald Trump a réveillé une nouvelle génération de militants politiques de gauche, qui, optimistes sans être naïfs, rêvent de lendemains meilleurs. L’écrivain et journaliste Mathieu Magnaudeix est allé à leur rencontre.
Depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, les luttes contre un libéralisme prédateur et une violence discriminante s’organisent. Pacifiques et inclusifs, ces combats donnent le ton d’une société américaine qui aurait à la fois assimilé les exemples des aînés et compris les enjeux actuels et futurs. Mathieu Magnaudeix, correspondant aux États-Unis pour Mediapart, a rencontré des figures de l’organizing américain aux quatre coins d’un pays où la politique est quotidienne. Il en a fait un livre* dont le récit est porté par des personnalités charismatiques pour qui l’intersectionnalité est une évidence. D’Alexandria Ocasio-Cortez, la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain, aux activistes du mouvement Sunrise pour l’urgence climatique, de Black Lives Matter aux émules d’Occupy Wall Street, les mouvements se coordonnent, s’influencent et dessinent un paysage où chacun détient le formidable pouvoir de faire entendre sa voix et de contribuer à changer ce monde. Et pourquoi pas concrétiser l’idée d’une certaine utopie socialiste à l’américaine ? On peut toujours rêver.
MIXTE. Pourquoi ce livre ? Qu’est-ce qui vous a amené à l’écrire et à entamer la démarche de rencontrer ces figures de l’activisme américain ?
Mathieu Magnaudeix. Le déclenchement se passe pendant les élections de novembre 2018, un moment très pessimiste et inquiétant pour les États-Unis alors que les Républicains ont pris l’ensemble des pouvoirs. Parmi les électeurs républicains que je côtoie à ce moment-là, beaucoup n’ont pas voté Trump, mais ne sont pas pour autant contre son élection. Je suis en reportage à Pittsburgh et, ce même jour, la ville subit le plus grand attentat antisémite de l’histoire des USA. J’interroge alors ces Républicains sur l’événement, mais ils ne voient pas le rapport entre la rhétorique de Trump et la haine à l’origine de cet acte. Le même jour, 500 kilomètres plus au sud, j’arrive en Géorgie : il y a une mobilisation pour le vote des Noirs aux élections présidentielles. On les emmène en bus, comme au moment des droits civiques, exercer ce droit sacré qu’est le vote, perpétuellement remis en cause dans certains États depuis une dizaine d’années par des stratèges du parti Républicain qui veut les empêcher de voter. Ce jour-là, la militante LaTosha Brown, dont je parle dans le livre, mène l’une de ces actions, et elle entonne un chant des droits civiques. Je la trouve extrêmement joyeuse au regard du moment… Je me demande comment elle arrive à chanter, d’où lui viennent cette force et cette énergie. Je voulais comprendre cette joie, comment on peut construire, espérer et rêver construire des mouvements radicaux – et j’emploie “radical” au sens propre, ce qui est lié à la “racine”, donc la volonté de s’attaquer aux racines des oppressions, quelles qu’elles soient. J’étais curieux de décrire ce monde très foisonnant aux États-Unis, c’est comme ça que j’ai commencé cette exploration. Les rencontres se sont faites naturellement, d’un militant et d’une organisation à l’autre, par passage de relais, par amitié. Et c’est un des propos du livre : même si c’est difficile, on peut créer des mouvements à la fois radicaux, un peu joyeux, inclusifs, sans se voiler la face sur la toxicité possible à l’intérieur des mouvements, sur la difficulté immense qui s’ouvre à eux… Mais ces gens essaient des recettes, parfois depuis des dizaines d’années.
M. Il se dégage une impression de filiation militante aux États-Unis, comme si l’activisme faisait partie de l’histoire et de l’identité américaine. Est-ce le cas ?
M. M. Totalement. Aux États-Unis, le système politique est différent, et il y a toujours eu la culture de l’organizing. Les organizers se définissent comme des gens qui préparent, construisent, définissent des mouvements. La tradition commence dans les années 30, à Chicago, avec Saul Alinsky, un universitaire qui décide d’aider les habitants de son quartier, très populaire, à s’organiser pour qu’enfin ils obtiennent des choses concrètes et basiques. Faire en sorte que les gens puissent se rencontrer, pour parler de leurs problèmes, entendre les histoires des autres, se rendre compte qu’ils ne sont pas seuls, que l’autre n’est pas un ennemi mais souvent quelqu’un qui vit la même chose : cette méthode a essaimé. C’est aujourd’hui la référence pour beaucoup. M. Quelles différences notables y a-t-il avec l’activisme en France ?

MATHIEU MAGNAUDEIX PAR JUSTINO ESTEVES
M. M. Chez nous, la société civile n’est pas vraiment considérée lorsqu’elle s’organise. Il peut y avoir des mobilisations, comme les Gilets Jaunes, mouvement qui a beaucoup dérangé le pouvoir mais qui n’avait pas, peut-être, l’organisation suffisante pour créer un rapport de force politique. En France, on a une grande difficulté à concevoir une société civile politique, une société qui voudrait s’autonomiser. On a beaucoup de mal à envisager ce champ-là, pour des raisons à la fois culturelles et politiques. Avec les Gilets Jaunes, les classes populaires demandaient des réponses à leurs questions. Et ça choque… Il y a une incapacité de la part de la sphère politique à accepter la contestation. Ça m’a d’autant plus marqué, en tant que journaliste français, quand je suis arrivé aux USA après avoir couvert pour Mediapart l’actualité politique en France.
M. Les actions dont vous parlez dans l’histoire américaine sont plutôt pacifiques. D’où vient ce sens de la contestation non violente dans un pays qui s’est pourtant construit sur la violence ?
M. M. La culture de la non-violence imprègne clairement les mouvements. C’est d’abord une réaction à cette barbarie américaine. Les États-Unis, avec le génocide des Amérindiens, sont basés sur une histoire violente d’esclavage puis de ségrégation. Dix des douze premiers présidents américains détenaient des esclaves, j’aime bien rappeler cette statistique parlante… Le pacifisme, c’est la réponse à la violence produite par le système, cet hyper capitalisme, cette masculinité toxique de la culture américaine. Il y a un refus de la violence contre les personnes, mais aussi contre les biens aux États-Unis, où il est difficile de construire un mouvement populaire en s’en prenant à des voitures ou des vitrines. S’il y a dégradation de biens, ça ne doit pas être gratuit. Cette culture a été théorisée au moment des droits civiques avec Martin Luther King et surtout Bayard Rustin, son conseiller et maître spirituel, un activiste gay qui a étudié la non-violence en Inde auprès des disciples de Ghandi. Tous ces gens rencontrés dans mon livre sont persuadés que la non-violence marche mieux que la violence. Ils veulent insuffler de la joie, de la mobilisation, de l’inspiration, du dynamisme. On le voit, aujourd’hui, à travers les mouvements, les gens instaurent un rapport de force avec la police – qui peut être injuste, brutale, raciste, meurtrière – sans pour autant chercher la confrontation directe avec elle, mais aussi avec cette idée que les mouvements doivent s’attirer une certaine sympathie dans l’opinion.
M. Pourquoi en France, “le pays des droits de l’Homme”, la violence semble être la première option envisagée ou la plus légitime, dans les faits et dans les discours, dès qu’il y a une contestation à mener ?
M. M. Je me suis beaucoup posé cette question au moment des mobilisations des Gilets Jaunes. Des militants américains appréciaient cette formidable énergie politique et saluaient cette capacité de mobilisation, mais trouvaient, modestement, que ça manquait de technique d’organisation. Il y a tout un vocabulaire de l’organisation aux USA. D’ailleurs, dans le livre, j’ai mis en annexe un répertoire des actions possibles, il y en a énormément et ça s’apprend. On peut faire tellement de choses pour intervenir dans l’espace public, et ça peut être créatif. Chez nous, la violence est largement due à cette incapacité de la République française à organiser des discussions, des débats en dehors des institutions, du cadre électoral. Il est difficile d’imaginer un dialogue, en fait. Le référendum d’initiative citoyenne que demandaient les Gilets Jaunes, c’était pour que les gens du peuple puissent avoir la parole. Dans notre République très présidentialisée, il n’y a plus de référendum, puisque les dirigeants ont peur que cela remette en question leur responsabilité politique et qu’un “non” soit un désaveu. Les syndicats se sont déconnectés également d’une partie de la société civile, en n’écoutant pas suffisamment les “gens d’en bas”. C’est largement en train de changer, on le voit avec les manifestations post-confinement. Ça bouge, mais c’est encore difficile dans ce système où il n’y a pas vraiment de médiation.

ALEXANDRIA OCASIO-CORTEZ
On peut faire tant de choses pour intervenir dans l’espace public, et ça peut être créatif. Mais en France, il est difficile d’imaginer un dialogue.
M. En parlant de médiation, aux États-Unis, la députée Alexandria Ocasio-Cortez s’est imposée comme une figure de la contestation anti-Trump. Pourquoi ce genre de figure n’émerge-t-elle pas en France ?
M. M. Alexandria Ocasio-Cortez, dite AOC, 30 ans, est vraiment le résultat de la période politique dans laquelle évoluent les États-Unis. C’est l’héritage de plusieurs années de mouvements passés, notamment Occupy Wall Street, Black Lives Matter.
Comme on a pu le voir lors des mobilisations sur la question du racisme et des violences policières, qui étaient aussi une contestation globale de la politique de Trump. AOC se retrouve, comme beaucoup de jeunes intellectuel.le.s précarisé.e.s, avec une dette étudiante. Elle raconte l’histoire des classes moyennes. Elle est typique de sa génération, par son statut et sa couleur de peau, elle est l’antithèse totale de Trump, qui la cible d’ailleurs régulièrement. Elle met de la politique dans tout ce qu’elle fait, y compris dans une story sur Instagram où elle parle de son maquillage : elle va s’en saisir pour expliquer à des jeunes filles hispaniques ou noires que leur couleur et type de peau sont OK. Elle porte une forme de radicalité politique et de contestation des systèmes, notamment sur le plan du capitalisme et de l’injustice climatique. Elle pose aussi un cadre inclusif et intersectionnel, qui, selon moi, va devenir, y compris en France, la référence de la discussion publique dans les prochaines années. AOC fait comprendre que tout doit se penser ensemble, l’urgence climatique, les oppressions racistes, de genre, de classe. Apporter ce cadre d’analyse dans la discussion, c’est déjà radical. Cette démarche, c’est essayer, dans une société complexe et multiraciale, de créer un avenir commun, même s’il y en aura toujours qui ne seront pas d’accord. Est-ce que l’ambition de ce XXIe siècle naissant, avec cette crise climatique, ce n’est pas ce que les Américains appellent le populisme multiracial ? Ce qui compte, c’est d’améliorer le sort de la majorité des gens. La grande force d’AOC, c’est la clarté de son discours, son absence de langue de bois. Elle exprime clairement les attentes des gens, et c’est justement ce en quoi consiste la politique : résonner avec l’expérience concrète. Et ça, c’est un truc d’organizer ! En France, il y a une nouvelle génération qui s’intéresse à la chose publique, qui décrit les abus systémiques et qui a aussi des attentes fortes ; mais on n’a clairement pas les mêmes figures qu’aux États-Unis. On est sur des cultures politiques différentes. Chez nous, on refuse toujours les grands récits, mais tous les cinq ans, les électeurs se font embarquer dans un storytelling géant. Pourtant, les récits sont importants pour dépolluer un imaginaire largement grignoté par des idées conservatrices, que ce soit dans la culture populaire ou les médias. Il faut des imaginaires puissants pour gagner la bataille culturelle.
M. C’est utopique d’imaginer qu’un jour, ces mouvements pourraient obtenir ce pour quoi ils se battent ?
M. M. Ce n’est pas utopique, car l’ambition de ces mouvements c’est la construction d’un pouvoir collectif face au pouvoir d’un seul. C’est tout à fait réalisable. AOC dit : “We’ve got people”. Nous avons les gens, donc nous pouvons créer du pouvoir collectif à condition de nous organiser, de faire monter la pression sur les pouvoirs publics et ceux qui les détiennent. On n’a pas le choix, et on l’a d’autant moins dans un contexte de crise climatique. Le contexte actuel aux États-Unis, c’est une pandémie non gérée qui crée une crise sociale massive avec 45 millions de chômeurs en plus, à l’approche d’une élection avec un président qui réprime les contestataires. On est dans une dystopie ! La brutalité du cauchemar américain, au-delà de celui dans lequel nous sommes tous, est déjà là. Il n’y a pas d’autre choix que de dégager ce monde-là. Ce sentiment d’urgence est très fort, là-bas. Ce sont des protestations puissantes, qui résonnent chez beaucoup de gens, notamment les plus jeunes. En France comme aux États-Unis, la question du vote des jeunes est très importante, et AOC donne envie de voter à plein de gens. On attend la même chose en France.
M. Quels mouvements s’approchent de cette contestation collective en France ?
M. M. Le combat pour le climat organisé avec les marches, les ZAD, les protestations antiracistes et antiviolences policières… La culture de l’organizing, on la voit comme étrangère à la culture française, mais il y a et il y a eu des expériences de ce type en France. Act Up-Paris, par exemple, a utilisé des méthodes américaines en les adaptant. Les actions menées ont vraiment changé les choses. En fait, chez nous, il n’y a pas un terrain totalement hostile à ça. C’est juste qu’il y a des institutions qui ne veulent pas voir émerger des contestations. Mais elles sont là.
M. Quelle est votre utopie à vous ?
M. M. Ce serait de voir plein de pôles de contestation surgir dans la société. Voir naître des communautés d’ami.e.s et d’amant.e.s créer leur monde pour changer les choses. Il y a de nombreuses façons d’être activiste, et ça ne signifie pas forcément “faire de la politique”. Il faut s’activer les uns les autres, et ce livre est fait pour ça. Regardez, activez-vous et ça sera super ! Il faut dédramatiser l’engagement, créer son propre cadre. Ça produit de la vitalité, des bouillonnements, de la vie, et c’est ce qu’il se passe aux États-Unis. Il est nécessaire d’agir, sinon c’est laisser la victoire au libéralisme prédateur, destructeur, et au fascisme. Il n’y a pas le choix.
* Génération Ocasio-Cortez, les nouveaux activistes américains, aux éditions La Découverte.
