Texte : Florence Vaudron

Texte : Florence Vaudron

Pour ce nouveau numéro qui célèbre nos 25 ans, nous avons essayé de comprendre et de décrypter ce que « être ensemble » signifie en 2021, alors que la rencontre avec l’autre n’a jamais autant ressemblé à un épisode de Hunger Games.

Septembre 1995, le tout premier numéro de Mixte voyait le jour avec une cover montrant un homme et une femme (la regrettée Stella Tennant) aux traits androgynes, incarnant un couple moderne, non genré, libre et égalitaire. Mixte brandissait fièrement son parti pris de représenter de manière équitable l’homme et la femme dans ses pages, à travers des sujets de mode et de société. 25 ans plus tard, ce numéro spécial rend hommage au premier cover-couple, en laissant carte blanche à plusieurs photographes invités à livrer leur vision du couple à travers leurs clichés. En sciences humaines et sociales, une génération dure environ 25 ans. Il était donc grand temps de passer le sujet du couple aux rayons X de Mixte, comme n’importe quel autre thème de société qui cristallise les interrogations et enjeux d’une génération. Et puis, s’il y a bien un domaine qui nous parle à tous et sur lequel chacun peut encore s’exprimer librement, c’est bien l’amour, n’est-ce pas ? Célib rayonnant.e ou blasé.e, couple frêle après trois confinements dans les dents ou “power couple” à la Beyoncé & Jay-Z (les milliards de dollars en moins), polyamoureux ou jeune dude en bromance, il est temps de disséquer nos cœurs.

 

MY LONELINESS IS KILLING ME

Sans vouloir vous déprimer d’entrée, il semblerait que le couple et le lien amoureux battent sérieusement de l’aile, au vu des chiffres de célibataires qui ne font que croître depuis plusieurs années, notamment dans les capitales occidentales. Le Bureau of Labor Statistics, principale agence de recensement américain, a fait tomber le couperet en publiant, août 2014, une donnée historique : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les célibataires étaient majoritaires dans la population à 50,2 %. En comparaison, selon le même institut de sondage, la proportion de célibataires n’était, en 1950, que de 22 %. En France, selon les chiffres 2020 de l’Insee, la part des femmes mariées à 25 ans est passée de 78 à 10 % en un demi-siècle, de 63 à 5 % pour les hommes ; et à Paris, actuellement, une femme sur deux serait célibataire. En Angleterre, un ministère de la Solitude a même été créé et a évalué à 9 millions le nombre de personnes isolées. Bon, pas besoin de vous assommer de chiffres, si vous avez entre 20 et 35 ans et que vous habitez dans une grande ville, il y a moyen que vous et votre bande de potes ayez connu ou soyez en pleine traversée d’un désert affectif digne des plaines de Namibie. Ironie du sort, les célibataires, qui augmentent chaque année, s’accordent sur un point : ils.elles galèrent pour rencontrer quelqu’un. Alors que le marché du célibat est plus que bien pourvu, avec des nouveaux entrants réguliers, des brassages multiples, les rencontres se font rares et le couple semble être un horizon de plus en plus inatteignable. À en croire nos grands-parents, les choses étaient beaucoup plus simples à leur époque. Elles ont commencé à se gâter avec nos parents (high five à tous les enfants de divorcés) pour finir par carrément sentir le sapin avec les millenials. Que s’est-il passé en l’espace de deux générations ?

TROP DE CHOIX TUE LE CHOIX

Dans son livre Nos Cœurs Sauvages (éd. Arkhê, 2021), la réalisatrice et écrivaine France Ortelli tente de répondre à la question qui fâche : est-on devenu.e.s trop sauvages pour la vie à deux ? Pour l’autrice, une partie de notre incapacité à être en couple s’expliquerait par la démultiplication du choix amoureux et l’absence de contraintes dans la sélection de nos partenaires. Alors qu’il y a 50 ans nos grands-parents chopaient dans le cercle restreint de la famille, comme les cousins germains (coucou, Christine Boutin), des amis ou au bal du village, de nos jours les lieux de rencontres se sont multipliés : au travail, en voyage, dans les dîners, les fêtes, les afters et, bien sûr, via les réseaux sociaux et applis qui, vous vous en doutez, ont considérablement changé le game. Si nous rencontrons toujours plus de gens – ce qui, sur le papier, est plutôt pas mal comme promesse de mixité –, l’embarras de choix donne le vertige et nous paralyse lorsqu’il s’agit de s’engager dans une potentielle histoire amoureuse. Les psychologues américains Sheena Iyengar et Mark Lepper ont étudié l’impact de la surmultiplicité des alternatives sur nos comportements avec la célèbre “expérience de la confiture” réalisée en 2000 dans une grande épicerie où les chercheurs ont placé deux types d’échantillons gratuits de confitures de la même marque : un panel de 6 et un autre panel de 24. Le consommateur d’abord attiré par le plus large choix peinait finalement à se décider et semblait moins satisfait. Face à un choix trop important, notre regard se perd, notre attention s’éparpille et notre prise de décision est freinée. Même constat chez des chercheurs en psychologie de l’université du Wisconsin Jonathan D. D’Angelo et Catalina L. Toma (There Are Plenty of Fish in the Sea: The Effects of Choice Overload and Reversibility on Online Daters Satisfaction With Selected Partners) qui ont mené l’expérience sur le choix d’un partenaire : ceux.celles qui ont choisi le leur parmi un groupe de 24 individus sont moins satisfait.e.s que d’autres qui l’ont sélectionné.e parmi un pool de 6. “Quand le coût de l’investissement pour rencontrer quelqu’un est vraiment bas et qu’il y a des tonnes d’options, vous allez choisir d’explorer ces options”, concluent les deux chercheurs. En somme, la recherche du “mieux” nous freine dans la possibilité d’arrêter nos choix. Changer d’avis autant de fois qu’on le souhaite serait devenu un marqueur d’émancipation. On arrive au nerf de la guerre : la liberté, bébé.

MOI, MOI, MOI + TOI ?

C’est le maître-mot de la devise de ce numéro de Mixte : Liberté, Égalité, Mixité et la formule qui semble s’être érigée en valeur suprême du XXIe siècle, du moins dans une majeure partie du monde occidental. Or la liberté semble intrinsèquement liée pour nous Occidentaux à l’indépendance et à la réalisation de soi. En somme, deux idéaux individualistes par essence, qui paraissent, à première vue, incompatibles avec le concept du couple. Aujourd’hui, il faut avoir confiance en “soi”, se réaliser “soi”, trouver “sa” voie, être heureux avec “soi”-même avant de l’être avec quelqu’un, etc. Autant d’injonctions libérales qui nous amènent à nous regarder toujours un peu plus le nombril, tout en nous poussant dans des logiques de productivité. Dans les grandes villes surtout, où la carrière passe souvent avant le reste, nous n’avons plus beaucoup de temps à consacrer à nos rencontres. Nous en venons à placer des attentes et espoirs toujours un peu plus grands sur les épaules des personnes que nous rencontrons, à être impatients et moins enclins à laisser du temps au temps, pour apprendre à se connaître et que la complicité s’installe. À la première vague, nous laissons tomber avec la certitude qu’un plan B ne tardera pas à pointer le bout de son nez. Pourtant, comme nous le rappelle Jean-Claude Kaufmann, sociologue spécialiste du couple et de la vie quotidienne, “tout couple repose sur un système complexe qui mélange de la complicité et des complémentarités nécessitant du temps et de la différence”. Autrement dit, l’acceptation se fait par étapes, par adaptation de son propre caractère à celui de l’autre. “La recherche de la complicité est complexe, un couple se construit dans l’altérité, il faut s’opposer à l’autre pour créer une troisième voix”. Bref, il faut accepter de “mettre les mains dans le cambouis” et ne pas tout estampiller d’un #drama ce qui n’est souvent que la simple manifestation de ce process de construction dans l’altérité.

FEMMES DES ANNEES 2020

Comme l’explique France Ortelli dans Nos Cœurs Sauvages, l’émancipation de la femme au cours du XXIe siècle est un facteur dans le déclin du couple (hétérosexuel ici). En se dédomestiquant et en prenant le contrôle de leur vie professionnelle, les femmes se sont affranchies du besoin d’avoir un homme à leurs côtés pour leur apporter sécurité matérielle et financière. Alors, certes, cela n’est pas encore vrai dans toutes les parties du monde, mais il se trouve que cette indépendance a sonné la fin du modèle de couple hétéronormé de nos grands-parents. Avec l’émancipation est arrivée une génération de femmes pour qui le célibat n’est pas un fardeau, mais une étape ou parfois même un choix délibéré afin de mener leur vie sans contraintes. À l’instar de l’autrice américaine Bella DePaulo qui, dans son essai The Badass Psychology of People Who Like Being Alone publié en 2017, décrit le célibat comme “la manière de vivre la plus authentique et la plus significative”. D’après ses recherches, être seul enrichirait la collectivité. “Le célibataire rend plus souvent visite à ses parents, il investit davantage d’affectivité dans les rapports intergénérationnels, rééquilibre le jeunisme ambiant, participe plus activement au tissu social urbain et est plus enclin à venir en aide aux démunis”, explique Bella DePaulo. Elle met également en garde contre les couples hétérosexuels qui reposent sur un schéma archaïque et qui “se recroquevillent au sein du démoniaque foyer familial, se disputent sans honte à la vue de tous, placent leur conjoint et leurs enfants au centre de leur vie et du monde.”

Jay Z & Queen B « ApeShit »
ENSEMBLE, C’EST TOUZE

Alors, le couple est-il complètement dead ? Le sort de l’humanité est-il d’aller vivre solo sur Mars ? Non. Pas de mouvement brusque, ne posez pas un lapin à votre date de ce soir, ne plaquez pas votre mec/meuf, n’annulez pas votre pacs. Plutôt qu’à la mort du couple, il semble que nous soyons dans une “transition”. Nous assistons à la fin du modèle de la famille dite “nucléaire” comme norme (la structure familiale classique composée d’un père, une mère, des enfants habitant ensemble) et à la fin d’une certaine forme de romantisme pour aller vers une pluralité de modes de vie, seul.e ou à plusieurs. On voit de plus en plus de types de couple émerger qui dérogent aux règles du jeu traditionnel, empruntant même parfois les modes de vie des célibataires. Le désir de vivre à deux est toujours présent, mais le mode opératoire évolue. Ainsi, ces “duos de célibataires” entretiennent une relation amoureuse mais ne partagent pas de “vie commune”. Chacun sa chambre, sa voiture, ses vacances avec ses potes, voire ses partenaires sexuels. Conserver de l’espace entre les personnes pour préserver et faire perdurer le lien érotique. Côté reusta, Gwyneth Paltrow a adopté ce mode de vie avec son second mari Brad Falchuk avec qui elle fait maison à part depuis leur premier jour de noces en septembre 2018. C’est aussi dans ce contexte affectif plus libéral qu’on peut voir dans nos sociétés occidentales des personnes s’épanouir dans le polyamour (fait d’aimer plusieurs personnes en même temps, ndlr), oublier le couple pour se baser sur les relations humaines. On aime avec des sentiments, mais sans dépendance ni l’injonction de se mettre en couple planant lourdement au-dessus de nos têtes. Françoise Simpère, autrice de Guides des amours plurielles (éd. Pocket, 2009), parle même de cet état comme d’une forme de féminisme plaçant le désir homme-femme à égalité et invoquant la clarté, la nécessité de se parler. La polyamoureuse dénonce néanmoins le fait qu’il y ait peu de chiffres rendus publics sur les personnes vivant en polyamour. En opposition au couple monogame sur lequel repose la société et qui, économiquement, est un ménage qui consomme et stabilise celle-ci, le polyamour apparaît en effet comme une remise en cause des valeurs normatives et une potentielle bombe à retardement…

« Sense8 » le grand final

On voit aussi une multitude de personnes qui partagent une vie en communauté, avec des colocs (qui ne sont plus l’adage des étudiants) ou encore des bromances dénuées de connotation sexuelle qui finissent de nous convaincre qu’on peut très bien être célib et avoir une vie relationnelle hyper riche. S’il y a autant de diversité d’êtres humains sur Terre, pourquoi ne pourrait-il pas y avoir autant de diversité dans les manières d’être ensemble ? L’avenir du lien amoureux réside peut-être ici, dans le fait d’apprendre à entrer en relation avec les autres, à trouver un sens à la vie sans faire nécessairement partie d’une famille ou d’un couple. Finalement, peu importe le modèle amoureux vers lequel vous allez (consciemment ou inconsciemment), on vous souhaite d’avoir des émotions plus sincères et moins toxiques que celles de Marion Cotillard et Adam Driver dans le dernier film de Leos Carax, Annette. Ce serait dommage de finir avec un mioche en bois