© Alessia Gunawan

Après deux EP remarqués, Crystal Murray vient de publier un premier album accroche-cœur, “Sad Lovers and Giants”. Rencontre avec une chanteuse sensorielle et performeuse déroutante sur le point de s’imposer comme l’une des nouvelles figures de la pop française et internationale.

À 22 ans, l’ex-membre du Gucci gang —cette bande de jeunes filles too cool for school aux styles affutés qui faisaient tourner la tête des rédacs mode vers 2016 — a réussi sa mue en tant que chanteuse sensorielle et performeuse déroutante. Aujourd’hui, la chanteuse franco-américaine que Mixte avait rencontrée et shootée pour son numéro anniversaire des 25 ans, est sur le point de s’imposer comme l’une des nouvelles figures de la pop française et internationale.

Crédit : Erea Ferreiro

Mixte. On t’avait laissée avec “Twisted Bases”, un EP aux sonorités très R&B. Et là tu reviens avec un premier album d’une opulence stylistique rare.
Crystal Murray.
Sur mon premier EP, j’avais déjà ce côté pur et fragile dans la voix. Puis sur le second, je me suis aventurée dans des trucs plus R&B, plus théâtraux. Je cherchais d’autres endroits que la soul, à la limite du rap. J’ai expérimenté des tas de trucs mais pour cet album, j’ai vraiment voulu faire des choix et je les assume. Même si je viens de là, j’ai pas envie d’être rangée dans la catégorie néo soul ou jazz. C’est pour ça que la production sur ce nouvel album est super hybride. Il y a des guitares rock, presque shoegaze, de la techno, du grime, du UK garage.. Tout ça sur des mélodies R&B faite de piano ou de synthé !

M. Par endroits, on pense à James Blake. Plus loin à Charli XCX ou Arca. Ce sont des références pour toi ?
C.M.
Ce sont toutes et tous de très belles références ! Mais la vérité c’est que pendant l’enregistrement du disque, je n’ai pas du tout écouté de musiques actuelles. J’écoute James Blake depuis des années donc oui, c’est évidemment une inspiration. Arca, j’adore son énergie même si c’est trop violent pour moi musicalement. Par contre, j’adore ses productions pour d’autres artistes comme Rosalia ou Björk. Charli XCX, je connais peu. J’imagine qu’on est toutes les deux dans un créneau hyperpop. Les sons qui ont bercé ce disque c’était plutôt les Cocteau twins, Jeff Buckley ou Massive Attack que j’ai découvert très tard il y a seulement deux ou trois ans. Mais aussi des trucs venus des Etats-Unis comme Teezo Touchdown, un gars au look dément qui mélange le rock, le R&B avec des flows super pop. Ou le dernier album de Lil Yachty que j’ai trouvé trop intelligent. Très rock mais avec sa voix tellement trap. Je crois dans le mélange, l’hybridité. Parmi les artistes de ma génération, il y a beaucoup de personnes racisées et on n’a pas spécialement envie d’être mis dans une case. C’est pas parce qu’on est métisse qu’on doit faire de la soul ou de l’urbain. On peut être une femme noire et aimer le rock.

M. C’est aussi un album de rupture…
C.M.
C’est vrai… Je venais de quitter mon premier amour lorsque j’ai commencé à travailler sur ce disque. La première chanson que j’ai écrite, c’est “Spooky Island”. J’ai samplé ma voix et j’ai écrit par dessus dans un état de tristesse incontrôlé. Je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait. Personne ne m’avait prévenue que c’est comme ça que ça se passait, une rupture. Ou peut-être qu’on m’a prévenu mais j’ai pas écouté (rires). J’avais 20 piges mais je pensais que c’était la personne de ma vie… Du coup, j’ai vraiment écrit comme une adolescente qui rentre dans l’âge adulte. Je ressentais tout très fort: le chagrin, l’amour, la haine…

M. T’as 22 ans mais t’es dans l’oeil du public depuis déjà 10 ans. Quel souvenir gardes-tu de ton passé d’influenceuse ?
C.M.
Le Gucci gang, c’était tellement naturel, tellement vrai qu’au final jamais je ne pourrai y voir du mal. À part le fait qu’on s’est sans doute faites un peu manipuler par les marques. On étaient des petites meufs de quinze-seize ans, on aurait pu se faire grave utiliser sans s’en rendre compte. Mais ça, tu t’en rends compte seulement plus tard. À l’époque, les influenceurs, ça n’existait pas ! Parfois, je me dis que j’ai un peu contribué à créer un monstre. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose d’être influenceur. J’ai des potes qui font ça, qui sont de vrais créateurs de contenu et je respecte. Mais aujourd’hui il y’a trop de gens qui se croient cool. On a créé une génération qui consomme les choses différemment, consomme la musique différemment… Et coté réseaux sociaux, je me sens totalement larguée ! Je ne sais pas gérer les likes, les views… En tant que musicienne et je vois à quel point ça a changé la relation à la musique. Je vois des gens qui font cinquante reels avec le même bout de chanson en espérant en faire un banger ! J’essaie de garder un distance avec ça. Moi, je regrette l’époque des vraies stars. Prince n’aurait jamais déballé sa vie comme ça.

M. C’est chaud de vouloir garder une mystère à l’heure BeReal et de Tik Tok…
C.M.
Grave ! Je partage quelques tranches de vie mais je ne veux pas me surexposer. Je garde mon copain pour moi, ma famille pour moi… Je choisis ce que j’ai envie de donner ou de ne pas donner. Je donne déjà beaucoup sur scène, pourquoi je devrais donner encore plus sur le digital ? Parfois mon label me pousse à en faire plus. “On a besoin de Tik Tok, on a besoin de ci, de ça…” Ils se disent que je dois maitriser ça mieux que tout le monde mais le Gucci Gang c’était absolument pas réfléchi. La dernière fois je regardais de vieux posts et je me suis dit “mais en fait, je ne publiais quasiment rien !” Nos photos n’étaient même pas belles mais elles étaient spontanées. Il n’y avait pas encore ce besoin de présenter un instagram parfait…

Crédit : Alessia Gunawan
Crédit : Alessia Gunawan

M. Revenons au disque. De quoi parle la chanson “Magic” ?
C.M.
De l’orgasme féminin. Plus précisément, d’être une femme fontaine. Souvent quand les gens parlent de sexe féminin, ils tombent dans la vulgarité. Même moi sur mon deuxième EP, j’avais des chansons un peu salaces comme “Like it nasty !”. Sur l’album, il y a deux chansons qui parle de sexe : “Magic” et “Distraction” qui elle parle des sexfriends. C’est ma lettre d’amour à ces gars qui nous aident à surmonter nos ruptures et à qui je trouve qu’on ne donne pas assez de crédit ! Même si on les a pas aimés, il y a eu du bon sexe avec eux et en plus c’était sans prise de tête ! Je suis toujours tombée sur des mecs pour qui mon plaisir était aussi important que le leur.

M. Eh ben t’en as de la chance !
C.M.
I know ! (Rires) Faut dire que j’ai attendu longtemps avant de commencer. J’avais envie d’être bien dans ma tête pour m’y mettre. J’ai lu des trucs et quand j’ai commencé j’étais smart and ready !
Et j’avais pas du tout les mêmes goûts que mes potes. Mes copines étaient en mode : “Ouais lui il est trop beau !” Et moi je répondais : “Ok mais il a pas l’air gentil !” Pour baiser j’ai toujours choisi des gars rigolos ou des meufs rigolotes. Des gens avec la bonne énergie, où tu sais que si tu finis au lit avec eux, ça va être agréable.

M. Tu peux nous expliquer le titre de l’album, “Sad Lovers And Giants” ?
C.M.
J’ai essayé d’écrire un conte pour adultes. Raconter une fable mais en disant la vérité. L’idée c’était de personnifier l’amour. J’ai pensé à la figure du géant car c’est la place que l’amour toxique peut prendre entre deux “sad lovers”. Ils s’aiment mais cet amour-là grandit tellement qu’il prend toute la place. Je trouvais le titre trop stylé et puis après j’ai appris que c’était aussi le nom d’un groupe de rock anglais des années 80 et je me suis dit encore plus cool.

M. En début d’interview tu parlais de ta condition de personne racisée. On vit un moment absolument horrible en France où un nombre record de députés RN vont rentrer à l’Assemblée nationale. Comment tu vis ça ?
C.M.
C’est atroce. Quand j’ai vu les résultats du premier tour je me suis dit “Paris est une simulation”. Un mensonge dans lequel j’ai vécu pendant des années. Et c’est peut-être ce qui me fait le plus peur finalement. J’ai grandi dans le XXe, à Belleville. La France ici, c’est les maliens, les rebeus, les chinois, les blancs tous ensemble… Soudain, tu te rends compte que le reste du monde nous déteste. J’avais rien vu. Je me suis toujours perçue comme une personne privilégiée. Pas parce que mes parents étaient spécialement riches mais parce qu’à la maison, il y avait de la culture. Et la culture à mes yeux, c’est le plus grand des privilèges. Alors le soir des élections que je me suis dit “Tout ce que je connais de la France est faux.” Et je suis aussi Américaine et là-bas aussi c’est la merde politiquement. Le monde va mal et c’est très difficile de se projeter…

Crédit : Alessia Gunawan
Cover de l’album “Sad Lovers and Giants”.

“Sad lovers and giants” de Crystal Murray est désormais disponible sur toutes les plateformes.