©Antonin Durand / @antonin.explorer

Explorer la nature et ses grands espaces est devenu un fantasme collectif post-covidien ou il est désormais question d’exigences esthétiques, de grands questionnements métaphysiques, de sentiment de plénitude et de dépassement de soi. Jusqu’a l’extreme limite ?

Il y a des étymologies qui nous laissent aussi perplexes qu’une tripotée de journalistes mode face au sac Lay’s de Balenciaga. Dans ce cas précis, il s’agit de l’acronyme “gorp”, soit good ol’ raisins and peanuts (de bons vieux raisins et cacahuètes). Une expression américaine qui désigne ce qui compose d’ordinaire l’en-cas salutaire des randonneur·se·s fébriles et, par extension, notre attrait vestimentaire pour les vêtements techniques pensés pour les activités outdoor et adoptés dorénavant par les citadin·e·s qui se pressent le week-end dans les rayons de Décathlon et du Vieux Campeur. Le gorpcore, terme inventé en 2017 par le média américain The Cut, met tout le monde d’accord, des randonneur·se·s aux startuppers, et des podiums de la fashion week aux tapis rouges des cérémonies. Fait marquant de cet engouement : l’artiste et directeur artistique de Louis Vuitton, Pharrell ­Williams, qui a signé en son nom une ligne toute en cape et cagoule matelassées avec Moncler (baptisée Moncler Genius), à faire pâlir n’importe quel·le résident·e de Gstaad. Tout aussi explicite, la collection La Montagne de ­Jacquemus pour le printemps-été 2021, qui nous avait déjà accroché le mousqueton à la taille. Bref, l’uniformisation des goûts à la sauce gorp est en marche et on se pique pour les sacs en corde d’alpinisme, les bucket hats avec cordon de serrage de Rains, les hiking boots de Roa, les polaires Patagonia et les collaborations désirables de The North Face avec Supreme, Gucci, Comme des ­Garçons…

Moncler Genius X Pharrell Williams FW23
Moncler Genius X Pharrell Williams FW23

Un virage bien amorcé, puisque le rapport annuel “The State of Fashion 2024”, réalisé par The Business of Fashion et le cabinet McKinsey & Company, mise encore cette année sur l’ascension du gorpcore, dont les coupes fonctionnelles et la sobriété stylistique laissent entrevoir l’avènement d’un quiet outdoor sur le même modèle que le quiet luxury. Parallèlement, cette obsession pour l’outdoor se retrouve documentée par des revues exigeantes comme Les Others et Reliefs, mais aussi esthétisée sur les réseaux sociaux via des comptes “outdoor lifestyle” qui donnent envie de se ruiner en gamelles inox Snow Peak. Une frange plus radicale se démarque toutefois dans cette cordée gorp : des néo-aventurier·ère·s biberonné·e·s aux exploits de Mike Horn, à “Koh Lanta” et aux vidéos de techniques de survie, motivé·e·s par le dépassement de soi constant. Il·elle·s n’hésitent pas à partir seul·e·s sur les routes et à imaginer leurs propres expéditions, poussant les notions de wanderlust et d’escapisme un cran plus loin. Mais comment passe-t-on de la micro-aventure entre deux confinements dans le Gâtinais à une expédition à l’autre bout de la planète ? Ce n’est pas un peu sale tout ça, écologiquement parlant ? Et sinon, ça fait quoi de choper un coup de soleil sur la rétine ? Mixte balise quelques pistes de réponse.

Jacquemus “La Montagne”
Jacquemus “La Montagne”
UN PLAN GALERE

 

À 26 ans, Antonin Durand appartient à cette nouvelle génération de sportif·ve·s de l’extrême/globe-trotters qui documentent leurs prouesses sur les réseaux sociaux. À contre-courant des nepo babies à la destinée toute tracée, ce jeune Parisien a décidé il y a trois ans de ne pas marcher dans les pas de ses parents – une mère consultante mode et ancienne rédactrice en chef du Vogue France et un père directeur artistique. À hauteur de trois ou quatre expéditions par an, Antonin n’hésite pas à quitter sa zone de confort pour aller “galérer”, comme il dit. Mais pourquoi au juste ? “Ma motivation de départ, c’était de tester mes limites physiques et mentales, voir ce que je valais, pose l’aventurier. Une expédition, c’est affronter les problèmes et trouver des solutions par soi-même. Se confronter aux éléments, à la puissance de la nature… Ça s’est fait petit à petit. D’abord j’ai bivouaqué seul en montagne et là je me prépare à descendre une rivière gelée en Laponie, par moins 30 degrés.” Ça chauffe quelqu’un ? Car contrairement à ce que laissent supposer les photos ultra-léchées de son compte Instagram aux 144 k d’abonné·e·s, il y a des mois de préparation en amont (se fixer un objectif, trouver le lieu, se renseigner sur l’écosystème, étudier la topographie…) et des moments vraiment hard sur place. Comme la fois où, après avoir enlevé son masque, il a temporairement perdu la vue à cause de la réverbération du soleil sur la neige lors de sa traversée du Vatnajökull (la plus grande calotte glaciaire d’Islande, ndlr).

©Antonin Durand / @antonin.explorer

S’il ne cache pas son désir d’en faire son métier, Antonin est catégorique quant à la terminologie à employer : “On ne peut pas dire que je fasse de l’exploration, je ne découvre rien qui n’ait pas déjà été cartographié. Je me vois plutôt comme un aventurier.” Un choix des mots qui a son importance à une époque où l’on se réfère à une grille de lecture moins romancée de notre histoire. Depuis quelque temps, on désacralise enfin la grande époque des explorations européennes des XVe et XVIe siècles – alors motivées par un expansionnisme politique, religieux et économique avec pour conséquence l’instauration de systèmes avilissants, colonialistes et esclavagistes –, ainsi que les grandes figures passées et présentes de l’expédition, à l’image de Christophe Colomb et sa “découverte” des Amériques, Maurice Herzog et son ascension de l’Annapurna ou Hiram Bingham III et son appropriation du Machu Picchu. Quant à l’écrivain et explorateur Sylvain Tesson, lui reviennent en pleine face comme un boomerang ses liens avec l’extrême droite ou la misogynie primaire dont témoignent ses récits de voyage. Un biais intrinsèque à ce type de littérature, véritable “fabrique de la masculinité” que beaucoup tentent de dénoncer en proposant un nouveau récit et des façons différentes de penser le voyage.

©Antonin Durand / @antonin.explorer
CHANGEMENT DE PARADIGME

 

C’est notamment le cas de la journaliste Lucie Azema qui, dans son passionnant essai, Les femmes aussi sont du voyage : l’émancipation par le départ (éd. Flammarion, 2021), réhabilite la figure de l’aventurière en convoquant des pionnières féministes comme la journaliste Nellie Bly avec son tour du monde ou la suffragette américaine Fanny Bullock Workman avec son ascension du massif du Karakoram. On y apprend également que le terme “aventurière” désignait jusqu’au début du XXe siècle “une femme sulfureuse, une courtisane, une intrigante qui court les aventures”. Si, aujourd’hui, la Suissesse Sarah Marquis, la Suédoise Renata Chlumska, la Norvégienne Cecilie Skog ou la Britannique Anna McNuff ne sont plus d’illustres inconnues et maîtrisent leurs récits quand ceux de leurs prédécesseures ont été largement invisibilisés, les plus médiatisés sont encore ceux d’hommes : quid de la guerre des étoiles que se livrent actuellement Elon Musk et Jeff Bezos, ces explorateurs de l’espace d’un nouveau genre qui rêvent de coloniser Mars ? Si l’histoire de l’exploration est construite sur un rapport dominant·e-dominé·e vis-à-vis de la nature et du vivant, avec un impact écologique désastreux longtemps resté un non-sujet, cela tend à changer par la force des choses. Ainsi, Antonin ne cache pas être animé d’un sentiment de solastalgie, cette peur de voir disparaître les paysages tels qu’ils sont.

©Antonin Durand / @antonin.explorer

Ses expéditions ont également changé son rapport aux choses en le poussant à moins consommer en se limitant à ses besoins primaires (boire, manger, s’abriter, se réchauffer…). De bons points de karma qu’il accumule, au même titre que ses connaissances sur la faune et la flore locales. Il affirme aussi que, hormis le trajet en avion pour se rendre à destination, tous ses déplacements sur place sont non motorisés. Un (moindre) effort également requis chez Explora Project, “l’agence spécialiste du voyage d’aventure en pleine nature responsable et bas carbone partout en France et en Europe”, créée en 2018 à Annecy. Pour son directeur communication et marketing David Mas Bertrand, l’écoresponsabilité se déploie à plusieurs niveaux : pas de longs-courriers, avec “la volonté de couper l’avion et de devenir une entreprise ‘no plane’ d’ici la fin de l’été 2024, en proposant uniquement des destinations accessibles en train. Le voyage est un bien de consommation polluant dont la plus grosse incidence sur l’environnement est le transport.” Et qu’on ne lui sorte pas la carte du greenwashing : ses voyages non motorisés et désaisonnalisés mobilisent de petits groupes avec du matériel technique en location et une préférence pour la nourriture zéro déchet. Un statement anti-effet de masse à l’empreinte carbone minime. Et si, finalement, c’était notre imaginaire collectif qu’il fallait revoir ?

“Place(s)” / ©Pascal Greco
“Place(s)” / ©Pascal Greco
LE CERCLE MAGIQUE

 

Admettons-le, notre conscience écologique est à géométrie variable dès lors qu’il s’agit de prouesses performatives : confère l’annonce du youtubeur Inoxtag qui va se lancer cette année dans l’ascension de l’Everest avec le soutien de Nike, alors que ce mont célèbre est devenu une sorte de mètre-étalon du dérèglement climatique et du tourisme de masse. Faut-il toujours tout voir en grand ? Si les aventures extrêmes ne sont pas à la portée de tou·te·s (par manque de moyens, de temps, de motivation), il est toujours possible de se rabattre sur ce que les anglophones appellent la lazy adventure (“l’aventure à moindre effort”, si vous ne l’aviez pas). Et si l’on pousse à l’extrême ce concept, rien ne nous empêche d’entrer dans le “cercle magique”, l’autre façon de désigner les jeux vidéo. Preuve à l’appui, cette histoire rapportée en octobre 2021 par le média Vice : alors qu’il ne pouvait pas partir en vacances en Islande à cause des restrictions liées au Covid, le photographe suisse Pascal Greco décide de prendre le large, direction les paysages lunaires du jeu Death Stranding sur PlayStation 4. En est ressorti un ouvrage d’in-game photography de ses pérégrinations virtuelles début 2022, intitulé Place(s), et plus largement la mise en lumière des jeux contemplatifs, tendance de fond dans le game où le paquet est mis sur les décors, au détriment parfois de l’intrigue et du gameplay.

“Place(s)” / ©Pascal Greco
“Place(s)” / ©Pascal Greco

Explorer dans les jeux vidéo c’est aussi braver des interdits et “aller explorer librement des endroits cachés, des zones annexes abandonnées par leurs créateurs et sortir des sentiers battus à la façon des urbex qui explorent des ruines”, constate Angelo Careri, rédacteur en chef de la revue spécialisée sur les jeux vidéo Immersion, dont le n° 6, intitulé “Frontières”, consacrait un long article au “parcours transgressif des explorateurs de World of Warcraft”. D’autres s’en vont régulièrement arpenter des métavers plus ou moins convaincants comme Minecraft, Roblox, Fortnite, ou sonder l’immensité du globe un casque de VR vissé sur le crâne : “Il n’est pas totalement délirant d’avancer que Google Earth VR est l’invention humaine gratuite en libre accès la plus sidérante depuis, disons, Wikipedia. Il y a quelque chose de bouleversant à voir cette immense boule bleue se révéler dans le détail, tandis qu’on zoome à l’envi jusqu’à découvrir, reproduit en 3D, le moindre de ses paysages (…). Mais aussi d’émouvant à prendre de la hauteur et à prendre conscience de l’immensité du monde”, pouvait-on lire dans un article du journal Le Monde en 2020. Une sédentarité à laquelle nous n’avions plus consenti depuis les confinements et qui, de fait, nous fait revenir à la case départ.

L’album “Phoenix” est disponible en ligne sur lordesperanza.com et sur toutes les plateformes.