Capture d’écran de la campagne
vidéo Bottega Veneta SS25.

Un défilé Coperni à Disneyland Paris, des poufs animaux chez Bottega Veneta et des silhouettes de poupées chez acne studios… Pour nous aider à survivre au chaos ambiant actuel, la mode a trouvé une solution : faire appel à notre âme d’enfant.

Imaginez le château de la Belle au bois dormant illuminé par des feux d’artifice qui jaillissent pendant que des princesses et des méchantes arpentent ses allées… Un décor féerique qui n’est pas celui du prochain film choral de Disney, mais bien du dernier show Coperni. Ce défilé historique organisé à Disneyland Paris pour présenter la collection printemps-été 2025 de la marque française (composée entre autres de T-shirt vintage de Mickey racheté sur Vinted) fait écho à un mood général : le retour de la mode en enfance, qui convoque une forme d’insouciance dont on aurait bien besoin en ce moment (la crise économique, les guerres et la montée des nationalismes, ça vous dit quelque chose ?).

Le défilé Coperni SS25 à Disneyland Paris.
Coperni SS25

Face à ce chaos ambiant, les collections printemps-été 2025 sont devenues de vrais terrains de jeu, soit dans la scénographie des défilés (les poufs animaux de Bottega Veneta tout droit sortis d’une garderie, le toboggan géant de Louboutin…), soit dans les vêtements (les bodies Miu Miu x Petit Bateau, les charms jouets de Loewe, les pulls maison de poupée de JW Anderson). Innocence, créativité mais aussi rébellion et insolence, il se pourrait bien que ce retour en enfance relève d’aspirations bien plus larges que la simple candeur. Avec pour objectif ultime, la liberté dans l’expression de soi.

Miu Miu SS25
Miu Miu SS25
Insouciance et réjouissance ?

 

Octobre 2024, palais d’Iéna à Paris. Pour présenter sa collection printemps-été 2025, la maison italienne Miu Miu a décidé d’ouvrir son show avec, comme première silhouette, une simple robe en coton blanc. Les boutons sont à l’arrière, le col détaché et cousu sur le côté, comme enfilé à la va-vite. Plusieurs pièces sont empruntées à la garde-robe de la petite enfance. Il y a ce tee-shirt body à liseret réalisé en collaboration avec Petit Bateau, les cols claudine, les pulls noués à la taille – comme ceux des enfants qui se les attachent pour jouer –, les shorts-culottes froncés ou encore les barrettes dans des cheveux hirsutes… Il ne s’agit pas tant de se déguiser en enfant que d’emprunter à celui-ci ­certains codes comme la spontanéité et l’insouciance. Pensez à des bambins qui, cherchant de quoi se faire des costumes, auraient déniché des fringues au grenier, dans la malle de leurs grands-parents.

Miu Miu SS25
Miu Miu SS25

On retrouve le même état d’esprit du côté des jeunes labels comme Gardouch, dont la première collection s’intitule “Le loup au fond du couloir” et dont le créateur Rémy Guerra “s’inspire du passé pour s’inscrire au présent”. L’idée étant, nous explique-t-il, de puiser dans les souvenirs comme dans une valeur sûre, un refuge immuable : “Le futur étant tellement incertain, c’est plus facile de se retrancher dans le passé, le transposer, comme si on n’avait pas vraiment besoin de rêver pour plus tard, comme si c’était une fatalité.” Et si on retrouve chez ­Gardouch des références à l’éditeur de littérature jeunesse L’École des loisirs, ou encore à Gudule, une histoire que son père lui lisait quand il était petit, la collection de Maitrepierre, baptisée “Let’s play”, est clairement une ode à la tech rétro avec le top téléviseur, la manette de gaming en guise d’accessoire ou le téléphone à clapet glissé dans la ceinture. Ces références parlent forcément à tou·te·s celles et ceux qui ont passé leurs jeunes années à jouer dans leur chambre, ou à imaginer leurs premières créations au sein du cocon familial.

Maitrepierre SS25
Maitrepierre SS25

C’est notamment le cas de Demna, le directeur artistique de ­Balenciaga, qui pour sa collection printemps-été 2025 a choisi de faire référence aux tout premiers défilés qu’il organisait avec des silhouettes en carton sur la table de la cuisine, chez sa grand-mère. Si ces lieux où ont éclos les premiers émois et premiers élans créatifs semblent faire office de safe space, la mode n’oublie pas pour autant de se rebeller quand elle s’empare de l’enfance. Une fois passé l’âge de l’insouciance, place à celui de la désobéissance. Marcher à l’envers, parler dans une langue qui n’existe pas, crier dans la rue ou écrire sur les murs : il y a dans l’enfance une forme de spontanéité débridée et une façon d’agir totalement affranchie des codes sociaux dont la mode s’est clairement inspirée cette saison. L’idée ? Puiser dans le monde de l’enfance une forme de liberté pure.

La note d’intention de Demna pour sa collection SS25.
Défilé Balenciaga SS25 et son décor/sol reprenant l’esthétique de la table en bois de la grand-mère de Demna.
Rebelles et attitudes

 

Cette saison, le directeur artistique d’Acne Studios, ­Jonny Johansson, a par exemple convié l’artiste Jonathan Lyndon Chase – dont il apprécie le travail pour sa “tendresse, son espièglerie et sa spontanéité” – à “habiller” le décor. Résultat, des meubles tagués et des murs ornés de dessins enfantins. Et pour confirmer cet esprit ludique, les vêtements étaient gonflés, les proportions exagérées et les lignes arrondies, donnant l’impression de tenues de ­poupées. Dans un genre plus intello, Raf Simons et Miuccia ­Prada ont imaginé, pour la collection Prada womenswear SS25, une collection sans véritable règle vestimentaire. Accessoires futuristes, sportswear, grosse parka sur robe de soirée… Ce génial gloubiboulga stylistique avait pour but de contrer la puissance des algorithmes, donc de la pensée unique. Le message : encenser la main character energy pour un futur de la mode fait de diversités et de styles personnels où, comme un·e gamin·e en pleine représentation devant sa famille, on se serait habillé·e en assemblant des pièces qui n’ont rien à voir les unes avec les autres.

acne studios SS25
Le décor du défilé acne studios SS25.

Et si des créateurs comme Martin Margiela, John Galliano ou Jean Paul Gaultier, ces “enfants terribles” de la mode, avaient déjà ouvert la voie pour une création insoumise, elle continue aujourd’hui de se faire entendre. C’est bien sûr le cas de Demna, connu pour cultiver son âme rebelle : “Je pense que le monde de la mode essaie d’être parfait, poli et impeccable… Mais pour moi, ce n’est pas ça la mode. La mode a besoin de semer le désordre. Elle a besoin d’être bousillée… Elle ne doit pas être basée sur la peur de déplaire”, a affirmé le créateur géorgien au sortir de son défilé SS25. Une réflexion qui a marqué l’histoire même de la mode : “Dans les années 1960, Mary Quant fait scandale en empruntant la minijupe aux petites filles pour la transposer dans le vestiaire des femmes, rappelle ­Frédéric Monneyron, sociologue de la mode et auteur de La Frivolité essentielle. Du vêtement et de la mode (éd. PUF, 2001). Ce vêtement devient alors un outil militant et l’un des étendards de l’émancipation féminine.”

Prada SS25
Prada SS25.

Au défilé Moschino homme printemps-été 2025, le même switch entre vestiaires d’adulte et d’enfant opère. Si les premières silhouettes sont une parodie de l’office­wear, la collection glisse doucement vers des aspirations plus oniriques et des accessoires loufoques comme les colliers œuf dur ou croissant, la broche avion et les imprimés trattoria, comme un appel au voyage et à l’aventure. Et pour appuyer cette allégorie du passage à l’âge adulte vers la liberté, le statement de monsieur Franco Moschino lui-même, imprimé sur un sac : “It’s better to dress as you wish than as you should.” (“Il vaut mieux s’habiller comme on le souhaite plutôt que comme on le devrait”). “Je me suis demandé si le vrai costume, ce n’était pas celui qu’on enfile pour avoir l’air sérieux, comme si on voulait rayer l’enfance pour se donner plus de crédibilité, complète Rémy Guerra. Pourtant, il y a beaucoup de bonnes choses à prendre de l’enfance. Célestin Freinet, un pédagogue des années 1950-1960, affirme par exemple que chaque enfant est né artiste.”

Moschino SS25
Moschino SS25
S’assurer une singularité

 

L’âme d’enfant serait-elle donc la valeur ajoutée d’une identité affirmée et d’une créativité débridée ? Qui je suis ? D’où je viens ? Si certains récits de l’enfance posant ces questions sont universels et peuvent fédérer toute une génération, ils restent les lieux de l’intimité absolue, ceux qui permettent de tisser le lien entre son moi enfant et son moi adulte. Une analyse existentielle bien deep dans ce monde soi-disant frivole qu’est la mode et qui nous fait nous demander si cette dernière n’est tout simplement pas en train de s’allonger sur le divan. Car convoquer son âme d’enfant, c’est employer les mêmes processus introspectifs que la psychanalyse. Tout comme chez Moschino, qui appelle à se débarrasser de sa peau d’adulte pour mieux exprimer sa créativité, on peut lire chez Miu Miu que “la collection printemps-été 2025 exprime la prime jeunesse comme une période de vérité absolue. Avant d’apprendre la dissimulation, chaque individu est honnête envers lui-même, envers ses idéaux. En réaction à une époque de surstimulation et de surinformation, la simplicité vestimentaire peut offrir clarté et précision.”

JW Anderson SS25
JW Anderson SS25

L’enjeu de l’enfant intérieur convoqué par les vêtements est donc bien celui-ci : se reconnecter à soi, se rappeler que “peu importe où je vais, je sais d’où je viens”, comme le chantait une certaine J-Lo. “D’un point de vue personnel, j’ai l’impression de trier et d’archiver mes propres souvenirs. La pire des morts serait d’avoir Alzheimer, nous confie Rémy Guerra. J’ai peur d’oublier et ça me rassure de créer mon propre archivage. En créant des vêtements, je peux repartir du souvenir et matérialiser quelque chose qui n’existe plus.” Faire que les habits portent notre âme d’enfant, c’est donc leur redonner du sens, leur ajouter une valeur émotionnelle ou encore rendre tangible ce qui n’existe plus qu’en nous. C’est pourquoi, pour sa première collection, Rémy ­Guerra a conçu des pièces à partir de tissus ayant déjà vécu, qu’il s’agisse de toiles issues de dead stocks ou de draps provenant de chez ses grands-parents.

Les poufs enfantins du défilé Bottega Veneta SS25.
Le livre pour enfant “Le plus grand livre du monde” revisité par Bottega Veneta.

Une forme d’ode au pouvoir de l’émerveillement qu’avait aussi voulu raconter Matthieu Blazy dans sa dernière collection SS25 conçue pour Bottega Veneta. Pensée comme une histoire de passage à l’âge adulte, la collection en question avait été complétée par la réédition du Plus Grand Livre du monde, un best-­seller de la littérature jeunesse édité en 1985, revisité pour l’occasion avec une couverture en cuir tressé, marque de fabrique de la maison italienne. “Quand on est enfant, on vit l’aventure au quotidien, avec le sentiment que tout peut arriver, même le plus fantastique, car nous ne sommes pas aussi lié·e·s par les attentes et les conventions de la norme”, avait conclu le créateur belge désormais parti chez Chanel pour d’autres aventures. Parfois, la vérité sort aussi de la bouche des grands enfants.

Cet article est originellement paru dans notre notre numéro spring-summer 2025 WE WILL ALWAYS BE THOSE KDS (sorti le 25 février 2025).