Campagne “Shift Happens” d’Urban Outfitters
(juillet 2024).

Dans un contexte mondial anxiogène et ponctué d’incertitudes, rouvrir la porte de sa chambre d’ado semble être devenu le meilleur moyen de trouver refuge, tout en revendiquant sa créativité et son identité. Décryptage d’une tendance qui nous met tou·te·s “in a bed mood”.

C’est un oreiller oversize fait de patch­works représentant deux visages qui s’embrassent, répondant au doux nom de Kissing Chair. Derrière cette assise ultra-confortable née de la collaboration entre le label américain KidSuper et la marque de mobilier Lovesac (l’équivalent de But chez nous), on devine le spectre de ce bon vieux pouf poire dans lequel on se vautrait après une journée harassante au “bahut”, ou celui d’un·e gamin·e qui passait des heures sur son lit entre grasse mat’ et bataille de polochons. Son créateur, le New-Yorkais de 32 ans Colm Dillane, se la joue volontiers cool kid, assumant le pas de côté mais toujours un pied bien ancré dans l’adolescence. Déjà, il y a deux ans, alors qu’il avait été invité par Louis ­Vuitton à co-créer la collection homme automne-hiver 2023 après le décès de Virgil Abloh, le designer avait demandé à Michel Gondry d’imaginer pour son défilé un décor représentant de multiples intérieurs de chambres d’ados. Un univers faisant autant écho à la marque Heaven by Marc Jacobs – dont les décors des boutiques reprennent les codes esthétiques de la chambre d’adolescent·e Y2K – qu’à la dernière collection SS25 de la marque Maitrepierre, qui s’inspire de l’adolescence de son directeur artistique, Alphonse Maitrepierre. Pour fêter les cinq ans de son jeune label, le créateur avait par exemple flanqué des mannequins d’un top en forme d’écran d’ordinateur vintage ou d’un brassard en forme de manette de console, évoquant instinctivement chez nous le geek qui testait sa résistance en passant des nuits blanches à jouer aux jeux vidéo, caché sous sa couette.

KidSuper X Lovesac
Décor du défilé Louis Vuitton homme Fall-Winter 2023

Un peu comme l’actrice Lily-Rose Depp qui, pour une série mode dans le numéro hiver 2024/25 du magazine Interview, s’est fait photographier dans son lit, en train de lire un livre bien au chaud. Évidemment, l’univers fantasmé de la chambre n’irrigue pas que le monde de la mode mais aussi notre imaginaire collectif, tout comme la pop culture actuelle : la preuve avec le fameux ­Tumblr teenagebedroomsonscreen.com qui regroupe et archive toutes les scènes de chambres d’ados figurant dans les films et séries emblématiques sur le sujet (Euphoria, Clueless, Mean Girls, Virgin Suicides, Kids, Heartstopper…), le livre de photos Still Life of Teenagers de la Danoise Barbara Marstrand (éd. Diskobay, 2023) qui immortalise les intérieurs des ados, ou encore la récente exposition “L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux” qui, jusqu’au 30 mars 2025 au musée des Arts décoratifs de Paris, explore en partie la façon dont cette pièce privée se fait l’écho de la société et de l’espace public. Bref, autant d’exemples qui nous donnent envie de vous expliquer pourquoi, aujourd’hui, tout le monde veut retourner dans sa chambre d’enfant.

Boutique parisienne de la marque Heaven by Marc Jacobs
Maitrepierre SS25
Safe space et sanctuaire

 

Asia, Jérémi, Younig, Souleymane, Nawaz, Mathis, Zoé ou encore Betty : vingt jeunes gens encore adolescent·e·s, pour certain·e·s tout juste majeur·e·s, se sont récemment confié·e·s sans filtre, dans l’enceinte de leur chambre, dans le cadre de “Chambres adolescentes”, un projet sociologique et photographique réalisé par l’autrice jeunesse Jo Witek et la photographe Juliette Mas. Immortalisée sous la forme d’un beau livre du même nom publié en 2024 aux éditions de la Martinière, l’œuvre, qui n’est clairement pas la première à s’attarder sur l’univers des chambres d’ados (on pense notamment au livre In my Room : Teenagers in their Bedrooms de la photographe américaine Adrienne Salinger, sorti en 1995 aux éditions Chronicle Books), trouve pourtant une résonance toute particulière avec notre époque. En effet, les photos de Juliette Mas, réalisées entre janvier 2020 et juin 2023, dépeignent une génération qui, entre les confinements liés à la pandémie de Covid-19, l’inflation et la crise du logement (le phénomène des nouveaux ­Tanguy qui reviennent chez leurs parents), conçoit sa chambre d’ado de plus en plus comme un refuge. De quoi donner matière à réfléchir et à repenser cet espace, à l’heure où tout le monde a dû se retrouver enfermé entre ces quatre murs, ramenant chacun·e à ses souvenirs.

Le personnage de Rue (joué par Zendaya) assise sur le lit de sa chambre dans Euphoria.
La chambre de Maddy dans Euphoria.

“La chambre est un lieu chargé en symboliques et en émotions qui marque la transition entre l’enfance et l’âge adulte, souligne l’autrice Jo Witek. Ces récits de chambres viennent conforter l’idée que ces temps-ci, nous avons grand besoin de nous réfugier dans les représentations douces et nostalgiques de ces lieux communs que nous partageons.” Si la chambre semble effectivement être une référence intemporelle et intergénérationnelle, ça n’a pas toujours été le cas, comme nous le rappelle Elsa Ramos, sociologue et maîtresse de conférences à l’université Paris-Cité : “Avoir une chambre à soi est un luxe. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les chambres séparées et individuelles étaient réservées à la bourgeoisie. Les classes populaires partageaient en famille une même pièce pour dormir.” L’émergence de la chambre d’enfant est donc “étroitement liée à l’évolution du droit de l’enfant”. Et contrairement à la première, qui reflète les goûts des parents, la seconde est clairement le premier espace de liberté individuelle totale. Y entrer, c’est donc pénétrer dans un sanctuaire qui marque la reconnaissance de territoires personnels où, pour la première fois, on peut s’exprimer pleinement et en toute sécurité, sans subir les diktats, les jugements et les discriminations de la société.

“In my Room : Teenagers in their Bedrooms”, Adrienne Salinger (éd. Chronicles Books, 1995).
“In my Room : Teenagers in their Bedrooms”, Adrienne Salinger (éd. Chronicles Books, 1995).
De la bedroom culture

 

C’est en partant de ce constat qu’en 1977, la sociologue britannique féministe Angela McRobbie et sa consœur Jenny Garber publient l’essai Girls 
and Subcultures, qui démontre qu’à l’époque le rôle des filles dans les groupes culturels de jeunes est soit inexistant, soit invisibilisé. Ces dernières sont “absentes des études ethnographiques sous-culturelles classiques, des histoires pop, des récits personnels et des enquêtes journalistiques sur le terrain”. Et lorsqu’elles apparaissent, “c’est d’une manière qui ­renforce l’image stéréotypée de la femme”. Les autrices théorisent ainsi la bedroom culture comme une sous-culture prenant en compte comme groupe social dominant (chose rare), les filles. Leur observation ? La société patriarcale pousse davantage les garçons à s’épanouir en dehors du foyer et à occuper l’espace public, contrairement aux filles, socialement conditionnées à passer plus de temps dans l’environnement domestique. Par conséquent, les filles ont largement investi les loisirs d’intérieur et déployé une créativité folle entre les quatre murs de leur chambre, tout en commençant à créer les conditions de leur autonomie. Déjà en 1929, dans son essai Une chambre à soi, Virginia Woolf se penchait sur les facteurs qui ont entravé l’accession des femmes à l’éducation, à la production littéraire et au succès. L’une de ses thèses principales, qui a donné son titre à l’ouvrage, est qu’une femme doit au moins disposer “de quelque argent et d’une chambre à soi” si elle veut produire une œuvre romanesque.

Livre “Une Chambre à soi” de Virginia Woolf.
Livre “Histoire de Chambres” de Michèle Perrot.

C’est par exemple ce qu’illustrent parfaitement les récentes créations de Nina Mhach Durban et Athen Kardashian. Ce duo d’artistes britanniques s’est fait connaître après le grand confinement en recréant, à travers différentes œuvres, installations et expositions, l’univers de leurs chambres d’adolescentes respectives, marquées par leur héritage indien, les icônes matriarcales et leur amour de la pop culture et du cinéma bollywoodien (DVD, affiches de films, magazines, CD, posters de concerts, bijoux, vêtements, babioles, etc.). En mélangeant ainsi leurs archives personnelles et de nombreuses références propres à la teenage culture des années 1990 et 2000, elles témoignent de cette volonté d’entamer une exploration esthétique de la nostalgie et de l’intime façonnant les identités féminines et le sentiment de safe space. Une réflexion qu’on retrouve aussi chez cette autre catégorie minorisée et discriminée qu’est la communauté LGBTQIA+.

Oeuvre de Nina-Mhach-Durban et Athen-Kardashian.
Oeuvre de Nina-Mhach-Durban et Athen-Kardashian.

Dans un article de 2020 ayant pour sujet le compte Instagram collaboratif Queer Night Stands, le journaliste du média i-D, Dani Ran, écrivait justement que “pour les personnes queer comme moi, nos chambres sont l’endroit où nous nous sentons le plus en sécurité. C’est dans nos chambres que nous pouvons être notre vrai moi, à l’écart des contraintes sociétales, de la pression de la performance et de l’hétéronormati­vité, et des menaces extérieures de violence et d’abus.” Une inégalité liée à l’identité de genre et/ou à l’orientation sexuelle qui, jusqu’à récemment, se faisait encore ressentir, puisque a contrario, un garçon hétéro et cisgenre préférant traîner dans sa chambre était très souvent qualifié de “suspect et dysfonctionnel”, comme l’explique l’historienne féministe Michelle Perrot dans son livre Histoire de chambres (éd. du Seuil, 2009). Pourtant, à l’heure des réseaux sociaux, des écrans et de la mise en scène de soi, retourner volontairement dans sa chambre et y donner accès au plus grand nombre, tout en revendiquant le caractère inspirationnel du lieu, semble être devenu la norme. Avec, en prime, la garantie d’un badge de qualité et d’authenticité.

Compte Instagram Queer nightstands.
Compte Instagram Queer nightstands.
From créativité to tranquillité

 

Si on était dubitatif, aux débuts de TikTok, de voir des anonymes de la GenZ danser dans leur chambre tout en faisant du lipdub, notre jugement s’est quelque peu mué en tolérance et bienveillance envers cette spontanéité juvénile qui se fout clairement des injonctions à faire bonne figure. En quelques années, le lieu est vraiment devenu “l’endroit où on se donne à voir, à soi mais aussi aux autres, où on affirme son identité”, assène la sociologue Elsa Ramos. La preuve, entre autres, avec le flamboyant Rickey Thompson, créateur de contenu queer afro-américain aux près de 7 millions d’abonnés sur Instagram, qui s’est fait connaître en se mettant en scène devant les murs de sa chambre recouverts de posters vintage de J-Lo, Kelis, Janet ­Jackson, Britney Spears et de la série Sauvés par le gong. L’influence de la chambre d’ado est telle qu’elle prend aujourd’hui différentes formes, explicites ou plus subtiles : pour son défilé printemps-été 2025, le créateur espagnol Abra a par exemple imaginé des robes comme confectionnées à partir des mêmes posters d’icônes pop et de mannequins qui ornent généralement la chambre des garçons croulant sous les hormones. Côté musique, on peut aussi citer la musicienne November Ultra qui, dans son album Bedroom Walls (2022), parle des murs de sa chambre qui l’ont vue “pleurer mais aussi sourire”.

Rickey Thompson
“Bedroom Walls” de November Ultra (capture d’écran YouTube)

La chanteuse a d’ailleurs récemment poussé le concept en recréant sa chambre d’ado sur scène lors de sa dernière tournée, l’incluant d’emblée dans la catégorie de la bedroom pop (ce genre musical éclectique regroupant tou·te·s les artistes dont le storytelling implique la chambre comme source d’inspiration). Témoins de cet engouement suscité par la “musique de chambre”, des développeurs ont lancé fin 2024 la ­Spotify Bedroom, une plateforme permettant de créer via l’IA sa chambre virtuelle à partir de sa playlist. Quant au studio de création média Death To Stock, il a identifié l’apparition de la figure du bedroom DJ, incarnation d’une mutation de la culture clubbing où, dans une époque post-Covid-19, les radios sur le web, les streamings et autres YouTube sets ont de plus en plus décentralisé la fête sur nos écrans et entre les quatre murs de nos maisons. Cela dit, il ne faut pas pour autant oublier de parfois refermer sa porte. Dans la période actuelle, il est de bon ton de nourrir “le vide qui est en nous”, comme nous le suggère le récent ouvrage du même nom de la philosophe Hélène L’Heuillet (Albin Michel, octobre 2024). La clé ? Cultiver “l’inaction qui dégage des possibles” plutôt que la suractivité paralysante. Car en ces temps de sociabilisation et de sollicitation extrêmes, la chambre apparaît définitivement comme le lieu propice où s’octroyer des temps de repos bienvenus. Après tout, c’est peut-être le bon moment de raccrocher votre pancarte “Défense d’entrer”.

Abra SS25
Abra SS25

Cet article est originellement paru dans notre notre numéro spring-summer 2025 WE WILL ALWAYS BE THOSE KDS (sorti le 25 février 2025).