Collection Léopard Azzedine Alaïa 1991

Habillant tout autant la sulfureuse mob wife que la plus tradi des daronnes du 16e, l’imprimé léopard est de sortie, toute catégorie sociale confondue. Entre féminité féroce assumée et imaginaire sexiste et raciste, son histoire montre qu’il n’a cessé de slalomer entre le bon et le mauvais goût. État des lieux.

“As far as I’m concerned, leopard is a neutral”, affirmait en 2017 au média The Cut la papesse de la mode américaine Jenna Lyons, alors au faîte de sa gloire en tant que directrice artistique de la marque désirable J. Crew. Un “fashion statement” qui refait surface actuellement car repris en chœur par les influenceuses et TikTokers qui ne jurent que par le #leopardprint, tout comme l’esthétique mob wife, tendance de la rentrée qui l’a érigé en totem d’immunité stylistique. Une preuve de plus, s’il en fallait une, que le léopard a réussi à se populariser de manière fulgurante, bravant les époques comme les styles vestimentaires. À la fois apanage des mamies bourgeoises et conservatrices du 16e tout comme des Punks et des bimbos, mais aussi symbole problématique d’un certain exotisme nourri par la colonisation, le léopard a depuis toujours trusté les podiums de la mode occidentale contemporaine. Pour être précis, depuis Christian Dior qui l’a fait défiler en premier non pas sous forme de fourrure mais d’imprimé en 1947 jusqu’aux looks de femmes fatales et sexy de Versace, Dolce & Gabbana, Alaïa ou Jean Paul Gaultier ; et plus récemment encore dans une version moins criarde dans les collections de marques plus abordables comme Ganni, APC ou Bellerose.

Mannequins portant un manteau en peau de léopard par Christian Dior, Avril 1969, Londres.
Naomi Campbell, Azzedine Alaïa, 1991.

Comme l’affirme l’artiste burlesque new-yorkaise Jo Weldon autrice de “Fierce : The History of Leopard Print” (2018), “Nous l’aimons ou le détestons, mais nous ne pouvons pas l’ignorer. Il attire le regard. Il peut être hot une saison et trash la suivante, mais pour ceux qui refusent de se fondre dans la masse, l’imprimé léopard sera toujours à la mode”. Constamment réhabilité ces dernières années, il s’éloigne même des clichés qui lui collent à la peau, puisqu’il ne cherche même plus à faire genre en habillant les silhouettes androgynes chez Saint Laurent, mais aussi le chanteur Bad Bunny sur les photos de la nouvelle campagne de la collection “Les Sculptures” de Jacquemus. Alors, après avoir véhiculé (malgré lui) des clichés classistes, sexistes et racistes, le léopard se serait-il enfin racheté une conduite ?

Bad Bunny pour la campagne de la collection “Les Sculptures”, Jacquemus SS24.
Saint Laurent par Anthony Vaccarello SS24.
Pouvoir et richesse : félin pour l’autre

 

Au commencement, était la peau de léopard. Que ce soit dans la mythologie grecque où on parle de pardalide portée par Dionysos, dans l’Egypte Antique où elle était la pièce maîtresse de la tenue sacerdotale du prêtre-sem (ou prêtre funéraire) tout comme celle de la déesse de la sagesse Seshat et de la Princesse Nefertiabet, ou encore dans la mythologie anthropomorphe bantoue où elle était vénéré, la peau de léopard a toujours été un symbole de puissance. Une symbolique forte également propagée par les chefs de tribus et d’États africain·e·s (coucou le dictateur congolais Mobutu Sese Seko) qui feront alors de la toque en peau de léopard leur accessoire ultime pour asseoir leur pouvoir, le tout dans un mélange douteux de fantasme exotique, pensée coloniale et réappropriation culturelle. En gros, la peau du léopard transpire la “big dick energy”. Comprenez : le gracieux félin est une des proies favorites des chasses en safari en Afrique (on parle de Big Game), peut-on lire dans le mémoire “Le motif léopard dans le vestiaire féminin au XXe siècle. De l’authentique fourrure du fauve à la prolifération de l’imprimé tacheté”.

La princesse Nefertiabet d’Egypte.
Madame Bergeret de Frouville en Diane, par Jean-Marc Nattier, 1756.

Produit en 2018 par l’artiste française Julie Buffard-Moret, l’ouvrage cite aussi l’exemple criant du coureur automobiliste et playboy notoire William Gould Brokaw se pavanant dans un manteau de fourrure léopard lors de la course Vanderbilt en 1904. Celui-ci aurait d’ailleurs inspiré le personnage de Gatsby le Magnifique. En filigrane, c’est aussi à cet imprimé félin que se mesurent statut social et richesse. On le retrouve à la cour du roi Louis XV comme en témoignent les oeuvres de Jean-Marc Nattier (portraitiste officiel de la Cour) avant de truster les épaules des Swans, ces bourgeoises new-yorkaises bien mariées qui formaient la cour de l’écrivain en vogue dans les années 70, Truman Capote, et qui font l’objet de la nouvelle saison de la série Feud. L’une des photos promotionnelles représente l’actrice Calista Flockhart dans la peau de Lee Radziwill portant un manteau léopard. La sœur de cette dernière, Jacky Kennedy en portera un en 1962 conçu par le couturier Oleg Cassini.

Calista Flockhart dans la série “Feud”.
Jackie Kennedy porte un manteau léopard créé par le couturier Oleg Cassini en 1962.
Un racisme qui colle à la peau

 

Comme si l’extinction du léopard provoquée par la frénésie consommatrice capitaliste ne suffisait pas, ce dernier s’est souvent retrouvé impliqué dans la représentation raciste et coloniale des indigènes à qui l’on a collé volontiers les qualificatifs de sauvages et primitifs. Sans oublier de mentionner son association à la fétichisation et la sursexualisation des femmes racisées. C’est ce que relève l’épisode 24 du podcast Couture Apparente de Claire Roussel, intitulé “Peut-on sortir de la mode des représentations racistes ?”. Christelle Bakima Poundza, autrice de “Corps Noirs” (éd. Les Insolent·e·s), y intervient pour dresser un parallèle flagrant entre imprimé félin et misogynoir. “Si l’on prend le cas spécifique des mannequins, il y a un vrai continuum dans la représentation raciste des femmes noires dans la société française, dans les médias, au cinéma, et dans la mode”, explique-t-elle. Avant d’ajouter : “Cela consiste à cantonner les femmes noires à des rôles très spécifiques (incarnation d’une allégorie d’une panthère, d’un félin). Sur des séances photo ou des défilés, elles porteraient, comme par hasard, des imprimés d’animaux. (…)

L’idée n’est pas de dire qu’il ne faut pas faire porter des imprimés animaliers à des femmes noires parce que c’est raciste, la question est : pourquoi dans la grande majorité des cas, ces types d’imprimés sont portées par des femmes noires ?”. Parmi les figures de fiction populaires qui ont renforcé ce stigmate dans l’imaginaire collectif, le personnage de Tarzan ou encore, souvenez-vous, la petite mascotte des biscuits Bamboula dans les années 90, représentant un petit garçon africain vêtu d’une peau de léopard. Un véritable phénomène de mode, puisqu’il sera décliné en magazine, figurines ou porte-clés… L’histoire aurait pu s’arrêter là si l’équipe marketing de la marque n’avait pas eu la nauséabonde idée d’inaugurer il y a seulement 30 ans, en 1994, un parc à thème du même nom à Port-Saint-Père (Loire-Atlantique), où une vingtaine d’Ivoiriens (hommes, femmes, enfants) y étaient parqués comme des animaux dans un zoo et vêtus, on vous le donne dans le mille, de fausses peaux de léopard. Un histoire complètement WTF qui d’ailleurs fait l’objet du documentaire ahurissant sorti en 2022 “Le village de Bamboula” de Yoann de Montgrand et François Tchernia (France 3 Pays de la Loire) et raconté par l’acteur Jean-Pascal Zadi. Mais cela n’est qu’un infime détail comparé au fait que ces “employé·e·s” vivaient dans le dénuement le plus total, qu’on leur avait confisqué leur passeport, que des femmes étaient forcées à danser seins nus…

Bunny Yeager, série de photos de Bettie Page publiée dans Pin-up Digest, janvier 1955.
Male Gaze et dissonance cognitive

 

Une humiliation qui montre que l’imprimé léopard, entre représentation érotique et hyper-sexualisation, a fini par devenir l’indicateur d’une quelconque disponibilité sexuelle. Et ce dès lors qu’il avait été associé dans les années 50 à la figure de la “femme fatale”, climax du glamour, telle que l’incarnent des stars de l’époque comme Joan Crawford, Elizabeth Taylor ou Ava Gardner. Cela dit, la figure de la femme fatale en léopard est loin d’être vu aujourd’hui comme une “femme trophée” (à l’inverse de la mob wife qui elle ne vit qu’à travers le statut de son époux gangster), son ultra-féminité imposante, puissante et charismatique — à l’instar de Mrs Robinson dans “Le Lauréat” — lui permettant d’envoyer bouler les clichés qui lui sont accolés.

Mrs Robinson dans le film “Le Lauréat” (1967).

D’abord considérée comme vulgaire à travers le prisme du male gaze puis souvent réduite à une caricature ambulante (la cagole du Sud, la bimbo, la “poule de luxe” version Katia dans Le Père Noël est une ordure), elle est en réalité devenue indéniablement subversive comme en témoignent l’imposante Divine dans “Female Trouble” de John Waters. Résultat, l’imprimé léopard s’est retrouvé à squatter le vestiaire de toutes les femmes, à l’image de la pin-up Bettie Page, de la punk Debbie Harry, de l’actrice et chanteuse afro-américaine Eartha Kitt, de la rappeuse Lil Kim ou encore de la bourgeoise germanopratine dévergondée de chez Celine, qui ont toutes fait leur la maxime de Christian Dior : “Si vous êtes correcte et douce, alors ne le portez pas”.

Celine SS24.

Merci pour le conseil Cricri mais au-delà des clichés sexistes, pourquoi est-on finalement si obsédé par l’imprimé léopard ? Comme on peut le lire sur le site historyofleopardprint.com de Jo Weldon, il y aurait une explication physiologique toute simple à cette attirance singulière : “Les scientifiques pensent que l’une des raisons pour lesquelles nous trouvons cela sexy est due à un phénomène connu sous le nom de ‘mauvaise attribution de l’excitation’, dans lequel notre réponse physiologique à la peur de ces animaux dangereux – dilatation des pupilles et flux d’adrénaline – est traduite par notre cerveau en un sentiment d’excitation”. C’est vrai que quand on pense à l’imprimé vache, tout de suite, ça fait pas le même effet.