Après sept ans de travail et une sélection surprise en compétition officielle au dernier Festival de Cannes, Diamant brut, en salles depuis le 20 novembre, dresse le portrait d’une influenceuse rêvant d’amour et de célébrité. Rencontre avec sa réalisatrice Agathe Riedinger qui offre un regard tendre et inédit sur la télé-réalité et sa culture.

Reflet d’une époque tiraillée entre matérialisme et recherche de sens, “Diamant Brut”, le premier film d’Agathe Riedinger, interroge notre regard sur les figures souvent caricaturées que sont les canditat·e·s de télé-réalité, deux décennies après l’émergence du genre en France. Avec une question existentielle en ligne de mire : comment la célébrité peut-elle cristalliser tous les espoirs d’une jeune fille ? L’œuvre suit ainsi le personnage de Liane, une influenceuse lasse d’être poussée à la marge et qui lutte avec le sentiment de n’être pas assez, tout en rêvant de reconnaissance et de célébrité. “Si je suis belle je suis regardée, si je suis regardée je suis désirée, si je suis désirée c’est qu’on m’aime”, explique le personnage de Liane, magnifiquement interprétée par Malou Khebizi. Sur Instagram des inconnu·e·s abreuvent l’influenceuse de likes et de commentaires mais autour d’elle, l’amour se fait rare : à part la petite sœur sur qui elle tente de veiller, rien ne la retient chez elle, surtout pas sa mère qui sans faire l’effort de la regarder, ne voit en elle qu’une Barbie trop maquillée.

Pourtant, après son casting pour Miracle Island, une célèbre émission de télé-réalité, la vie de Liane pourrait bien basculer. En attendant, dans une Côte d’Azur où les voies rapides débouchent sur des centres commerciaux et où les strass l’emportent sur les diamants, Liane passe le temps sans que personne, pas même Dino (joué par Idir Azougli), ne la détourne du rêve dont elle ne s’est jamais sentie si proche : à travers la télé-réalité, montrer enfin qui elle est. Avec une infinie tendresse, la réalisatrice Agathe Riedinger s’éloigne de l’image plate associée à la télé pour recréer un univers fait de poussées violentes et d’élans mystiques : dialogues fiévreux, scènes en forme de tableaux religieux, “Diamant brut” se déploie dans un lyrisme tragique, racontant une jeunesse qui, sans parvenir à le vivre réellement, cherche l’amour partout. Interview.

Mixte. Depuis plusieurs semaines, tu accompagnes “Diamant brut” lors de rencontres en France et à l’étranger. Comment vis-tu ces premiers retours du public ?
Agathe Riedinger.
Je n’imaginais pas que ce serait aussi fort. Ça peut paraître étrange, mais ces rencontres me font réaliser que j’ai fait un film et que ce que j’ai eu envie d’exprimer est compris par des publics très différents. C’est hyper émouvant. Au niveau des retours, même si c’est un film que je voulais radical et enragé dans sa mise en scène, je réalise qu’il est beaucoup plus violent que je ne le pensais : certains spectateur·rice·s se rendent compte que se faire belle, ce n’est pas juste se mettre de la poudre sur les joues. Je suis satisfaite de constater qu’on ouvre un peu les yeux – même si mon film est encore bien loin de la stricte vérité.

M. La télé-réalité est rarement regardée par le cinéma, encore moins souvent avec bienveillance. Quel est ton rapport à ce sujet ?
A.R.
La télé-réalité, c’est un peu ma nourriture quotidienne. J’ai beaucoup regardé Les Anges, Les Marseillais et toutes leurs émissions satellites. Depuis qu’ils existent, je suis avalée par ces programmes. J’en regarde beaucoup, je suis les candidat·e·s sur leurs réseaux et comme ils sont repris d’émissions en émissions, j’ai le sentiment d’avoir grandi avec eux·elles.

M. Qu’est-ce qui t’a intéressée au point d’en faire le sujet d’un court (“J’attends Jupiter”) et de ton premier long-métrage ?
A.R.
La première raison, c’est que j’ai été sidérée par la violence des programmes et de ce qu’on y balance au nom du divertissement : culture du viol, harcèlement, misogynie, racisme, mépris de classe. Je ne comprenais pas que ces émissions soient vendues à des audiences aussi jeunes – des ados, voire des enfants – et se retrouvent ensuite sur les réseaux sociaux, sans modération possible. Je ne comprenais pas que personne n’en parle ni que l’on me regarde d’aussi haut quand je disais en regarder. L’autre raison, c’est que j’ai une vraie fascination pour les candidates, des jeunes femmes avec des corps surféminisés, aux prises avec ce culte de soi et de la perfection. Dans la mesure où ces femmes se font taper dessus en permanence, il y a quelque chose que je trouve très courageux dans leur manière de se présenter. Derrière leur apparence sursexualisée, je vois un énorme cri d’amour.

M. À quel point était-ce un défi de créer de l’empathie pour le personnage de Liane ?
A.R.
Si je ne me suis jamais posé la question de la valeur de ces filles, plein de gens ne les voient pas comme moi – le défi d’empathie était donc immense. J’ai tout à fait conscience que, quand le film commence, on regarde ces jeunes filles avec le regard méprisant que la société a toujours porté sur elles. Mon enjeu, c’est que ce regard change tout au long du film, que l’on comprenne pourquoi et comment se fabrique cette image – et à quel prix. Que l’on perçoive la réelle souffrance derrière l’adage “il faut souffrir pour être belle” et que, derrière sa façade, on voit l’authenticité de Liane.

M. À travers les strass, les faux ongles, le maquillage, tu t’empares de totems de la culture populaire en les filmant comme des atours nobles. D’où t’est venue cette envie ?
A.R.
Je ne sais pas d’où ça vient, mais j’ai toujours été fascinée par les ornements. C’est un truc qui me met dans un état de joie immense. Le fait d’avoir de très longs ongles oblige à prendre les objets avec la pulpe des doigts et pas avec les phalanges. Donc, il y a un rapport à la matière qui est très différent selon qu’on ait des ongles ou non. Chez ces candidates, c’est comme si tout devenait précieux, dans la manière même de saisir les objets. Tout ce qu’on dit de mauvais goût me semble hyper touchant. C’était important de montrer que pour Liane, ces ornements représentent la beauté et qu’elle se sert d’eux pour se montrer belle et digne.

M. Aussi par ta façon de les filmer, le contouring ou les implants fessiers apparaissent presques comme des armures…
A.R.
Absolument ! À l’origine, on se maquille pour faire peur à la tribu voisine. C’est donc une manière de cacher sa fragilité et de paraître plus puissant·e, plus beau·elle, d’être plus que soi-même. On a tellement intégré ces notions qu’il est difficile de s’en rendre compte, mais c’est très visible dans le milieu de la télé-réalité. J’ai tendance à me dire que plus on est bijouté·e, plus on a eu recours à de la chirurgie esthétique, plus on avoue sa fragilité et son besoin d’amour. Tous ces ornements ne sont que des armures.

M. Il y a quelques semaines sortait Culte, une série autour des coulisses de Loft Story (produite par Alexia Laroche Joubert, productrice du Loft). Dans ton film, l’équipe de production reste toujours hors-champ, réduite à une simple voix. Pourquoi ce choix ?
A.R.
Je trouve très intéressant d’explorer les coulisses de fabrication de la télé-réalité pour en comprendre les enjeux et les rouages. Mais moi, ce qui m’intéressait plutôt, c’était de travailler sur les ressorts intimes qui poussent à entrer dans un système qui rend encore plus esclave du capitalisme. Pour en venir à Culte, je n’ai pas encore vu la série mais en ce moment, je pense beaucoup à Loana, la vraie.

M. Le traitement réservé à Loana à l’époque paraît inhumain aujourd’hui. Crois-tu à l’évolution du regard de la société sur les candidates de télé-réalité ?
A.R.
Je l’espère. En tout cas j’essaye d’y contribuer. Comme je l’ai dit, tout l’enjeu de mon film est justement que le regard du spectateur change sur ce que Liane symbolise et incarne en tant que jeune femme. Je voudrais que derrière l’étiquette, on voit sa demande de dignité, d’amour et de valeur. On vit une tyrannie de la perfection et de l’immortalité dans un monde où tout va de plus en plus mal. La télé-réalité consiste à aller chercher quelqu’un qui n’a pas de diplôme, de talent artistique ou d’artisanat particulier pour en faire une célébrité, une icône. C’est la raison pour laquelle les candidat·e·s postulent – ils·elles y voient une manière de gagner leur vie, d’obtenir du respect, de recevoir et ressentir de l’amour. On peut juger le système qui les exploite, mais pas les candidat·e·s qui y adhèrent. Quand on n’est pas armé·e autrement et que tout nous répète de briller, il est normal que la télé-réalité puisse apparaître comme une solution.

M. Tes dialogues naviguent entre un registre très brut et une dimension quasi mystique – certaines répliques sonnent comme des vers tragiques. Comment les as-tu travaillés ?
A.R.
Je me suis appuyée sur beaucoup de choses que je voyais sur les réseaux sociaux ou que j’entendais de la bouche de certain·e·s candidat·e·s. À partir d’images ou de tournures de phrases très poétiques, j’ai fabriqué un dictionnaire d’expressions et de mots que je trouvais hyper jubilatoires à entendre et à lire. “Montrer qui je suis” , “tu sais pas qui je suis”… Tout ce rapport au verbe “être” est très présent dans la télé-réalité. L’autre mot que j’entends le plus dans ces émissions, c’est celui de “respect” (“respecte-moi”, “je me respecte”…) : qui en dit long sur le désamour qu’on déverse sur tout un pan de jeunes. Je voulais créer une balance entre ce langage brut et vrai et un champ lexical très religieux. C’est un film qui aborde la notion de beauté, la quête d’absolu et le désir de mystification, donc je voulais créer un ping-pong entre le grandiose et le réel. Même si elles tournent autour du clash, il y a un art oratoire de la punchline qui est très fort dans la télé-réalité : il se passe vraiment quelque chose autour de la langue.

M. À plusieurs reprises, les commentaires liés à des publications Instagram se superposent à l’image dans un effet poétique. Comment ce choix s’est-il imposé ?
A.R.
Je voulais pouvoir dire : “regardez, je n’invente rien, ce sont ces corps, ces mots, c’est cette violence”. Faire apparaître les réseaux sociaux, c’était s’ancrer dans quelque chose de très authentique. J’ai écrit ce texte comme un mélange de ce que je lisais, où l’amour, la haine et la violence s’expriment dans une grande crudité. Le mélange de choses très réalistes et de tournures plus enlevées fabrique cette logorrhée d’amour et de haine : une espèce de mélange inqualifiable, que je dirais poétique, même s’il est souvent très délétère. Pour saisir la noblesse de ce que Liane y perçoit, je trouvais essentiel de le montrer dans une approche typographique éloignée des représentations digitales des réseaux sociaux, sans faute de frappe, sans emoji, sans abréviation. Pour Liane, il n’y a rien de pop ou d’éphémère – les commentaires qu’elle reçoit, ce sont les tables de la loi.

M. Les écrans ont beau être omniprésents, ils sont approchés avec beaucoup de pudeur, comme si tu cherchais à rester à distance de Liane et de la relation qu’elle entretient avec ses followers.
A.R.
Je voulais rester à la hauteur du personnage, ne pas l’épier ni avoir un regard prédateur sur elle. Ne surtout pas surligner ce qu’elle est en train de faire, au risque de la ridiculiser et de tomber dans le pathos. Les réseaux sociaux et la télé-réalité ont quelque chose de très violent mais le rapport à l’intimité de l’image est différent qu’elle soit projetée sur un immense écran de cinéma ou sur le fil d’un réseau social. Il y a un vrai paradoxe entre l’exposition de soi-même, l’hypersexualisation et la réalité du corps nu qui, au cinéma, apparaît plus vulnérable.

M. L’intrigue se déroule à Fréjus. Pourquoi avoir choisi cette ville ?
A.R.
Au départ, c’était lié au scénario. Dans la mesure où les candidats de télé-réalité sont majoritairement castés dans le sud ou le nord de la France, il fallait que l’histoire se passe dans le sud. Je voulais que Liane soit à la fois proche et éloignée de Marseille, qu’elle ait le sentiment d’être isolée géographiquement. Il y a quelque chose d’assez violent dans la ville de Fréjus en elle-même, puisqu’il s’agit de l’une des premières villes à avoir eu un maire Rassemblement National. Le tissu social s’en ressent beaucoup, d’autant que la ville est collée à Saint-Raphaël, un endroit beaucoup plus riche et prospère. À Fréjus, on sent une part d’abandon : d’une rue à l’autre, on peut passer de friches remplies de détritus à des maisons beaucoup plus coquettes. Finalement, tourner à Fréjus s’est révélé être une bonne idée pour la variété de décors qui s’offrait à nous, avec une Côte d’Azur différente de celle qu’on a l’habitude de voir au cinéma. Rayonner à partir de ce point-là, c’était aussi montrer que Liane va partout, qu’elle n’appartient pas à ce territoire et qu’elle en est déjà partie. Elle ne veut pas s’enraciner.

M. Tu parlais plus tôt de la notion de mauvais goût. Ce serait quoi pour toi la définition du mauvais goût ?
A.R.
Le mauvais goût, c’est ce que les snobs ont désigné comme pas assez bien pour eux. C’est ce qui frise la bien-pensance. Pour moi, ça a avant tout un lien avec la joie et la liberté.