MANTEAU, PULL ET BOTTES FENDI.

Auréolée du César de la meilleure révélation féminine 2024, la comédienne franco-suisse Ella Rumpf impose sa patte et s’affirme peu à peu comme l’atout indispensable du cinéma hexagonal comme des productions internationales.

“C’est un caméléon.” C’est ce qu’on dit souvent d’un acteur ou d’une actrice qui a le bon goût de ne pas se répéter. Ella Rumpf, elle, serait plutôt une sorte de vagabonde. Capable de planter indifféremment sa tente dans le cinéma suisse, allemand ou dans une série américaine. Traductrice engloutie par la guerre yougoslave dans Sympathie pour le diable, passagère flippée dans Zone(s) de turbulence, la comédie de l’Islandais Hafsteinn Gunnar Sigurðsson, elle alterne savamment cinéma d’auteur et séries HBO (Succession, Tokyo Vice). La presse la décrit souvent comme discrète. Pourtant, Ella est partout, traçant une route bien à elle et se démultipliant à l’international. Il faut dire qu’elle a un don pour les langues. Formée à l’école Steiner en Suisse, elle a reçu une éducation bilingue (allemande et française) avant de partir étudier la comédie à Londres. Mais c’est vrai, l’actrice a mis du temps à se faire une place en France. Démente en frangine cannibale dans Grave de Julia Ducournau (carton en 2016), c’est son rôle de matheuse en charentaises dans Le Théorème de Marguerite qui lui vaudra le César de la meilleure révélation féminine 2024. À 29 ans, celle qui répète adorer “vadrouiller à droite, à gauche” entend désormais intensifier sa relation avec le cinéma français. Elle sera d’ailleurs à l’affiche du prochain film d’Alice Douard, Des preuves d’amour, aux côtés de Monia Chokri et Noémie Lvovsky.

CHEMISE, BERMUDA ET BOTTES FENDI.

Mixte. Tu l’as mis où, ton César ?
Ella Rumpf.
Il est chez mon oncle et ma tante, à Paris. Comme je bouge beaucoup, c’est plus pratique. C’est un bel objet, un César, mais c’est encombrant aussi ! Dans tous les sens du terme. Je crois que le voir tous les jours me mettrait trop la pression. Je préfère le visiter. Mais j’en suis fière, hein ! Surtout que je n’y croyais absolument pas.

M. C’est impressionnant comme ta carrière est vite devenue internationale. La Suisse, c’était trop petit ?
E. R.
Parler de nationalité me met très mal à l’aise. Moi, je veux pouvoir vadrouiller partout. Évidemment, on naît quelque part, on a une langue, un passeport… Mais c’est à peu près tout. Tu vas trouver ça naïf, mais je rêve d’un monde où il n’y aurait plus de frontières. Pourtant, je dis ça en sachant à quel point je suis privilégiée. C’est drôle car en France, on me parle de la Suisse, et en Suisse, on me considère comme française ! Moi je me sens très européenne. Je fais partie d’une génération qui a eu la chance de pouvoir bouger plus librement au sein de l’Europe. J’ai fait des études d’art dramatique à Londres, j’ai vécu à Berlin… Je vois la Suisse comme un port où je reviens, où je défais des valises pour en refaire de nouvelles. Ceci dit, je me sens de plus en plus chez moi à Paris.

M. Tu joues en allemand, en anglais, en français. Pour Sympathie pour le diable, le film de Guillaume de Fontenay, tu t’es même mise au serbo-croate. Est-ce qu’on joue de la même manière dans toutes les langues ?
E. R.
Je me pose beaucoup cette question en ce moment. Il y a des différences de jeu d’une langue à l’autre. Le jeu allemand est très marqué par les écoles de théâtre d’État. Il y a une forte influence du jeu brechtien, où l’on n’aime pas aller dans l’émotion ou l’intimité. On y voit une forme de manipulation. Pour les Allemands, la priorité c’est de faire comprendre la forme et le texte de la pièce. En France, l’acteur veut émuler la vraie vie. C’est un jeu plus naturaliste. Je crois que je cherche une voie médiane entre ces deux approches.

M. À ce propos, le thème de notre numéro est “State of nature”. Que t’évoque cette notion ?
E. R.
J’ai googlé ce que c’était que l’”état de nature”. C’est un terme qui évoque le monde avant que nos sociétés soient organisées, avant les lois… C’est une notion intéressante, mais ambivalente. Ça m’évoque tout autant le règne de la beauté que la loi de la jungle où le·la plus fort·e gagne.

BODY, JUPE ET BOTTES FENDI.

VESTE, PANTALON ET BOTTES FENDI.

M. Comment entretiens-tu ton lien avec la nature ?
E. R.
Je marche en forêt. J’adore faire ça. En Suisse, on se retrouve très rapidement en pleine nature. Même en ville, tu es à une vingtaine de minutes d’une forêt ou d’une rivière. Du coup, c’est une démarche quasi quotidienne. Mais je dirais que mes discussions aussi me reconnectent à la nature. J’ai beaucoup de conversations autour de la réorganisation de nos sociétés, sur le futur, sur l’importance de vivre plus en harmonie avec la nature. On a une dépendance assez folle à la ville. On vit de manière totalement déconnectée de ce que la terre nous donne. Depuis la pandémie de Covid, je me suis beaucoup remise en question. Je veux vivre plus localement, sans abuser des ressources des autres pays…

M. En 2016, Grave a été un énorme succès, à la fois populaire et critique. Pourtant, il faudra attendre sept ans et Le Théorème de Marguerite pour que l’on te retrouve dans un film français. Comment l’expliques-tu ?
E. R.
Je tournais à l’étranger quand Grave est sorti. Je n’ai pas pris la mesure du phénomène autour de lui. Mais c’est vrai que j’ai dû attendre d’avoir 27 ans pour tourner à nouveau en France… À un moment, je me suis dit : “Ben voilà, je traîne à droite, à gauche, je fais mon métier de manière sérieuse mais je passe un peu inaperçue…” Je crois aussi que j’avais un complexe d’infériorité vis-à-vis du cinéma français. Pour moi, c’est vraiment le plus grand, le plus riche du monde. Pourquoi aurait-il besoin de moi ? Voilà un truc que le César a changé. Après dix ans dans ce métier, je me suis dit : “OK. Enfin, on me voit ici !”

M. Dans Le Théorème de Marguerite, ton rôle de thésarde qui se perd dans un problème mathématique est finalement assez proche du travail d’actrice, non ? Beaucoup de technique, beaucoup d’apprentissage, de sacrifices…
E. R.
Il y a énormément de parallèles, c’est vrai. Marguerite cherche à résoudre le théorème de Goldbach. Pour nous acteur·rice·s, les personnages sont nos théorèmes. On est en quête pour trouver leur essence. Quand on joue, il faut parvenir à se libérer des choses qu’on a apprises. Revenir dans la vie. Pour Marguerite, je voulais créer un personnage pas cool. Je n’avais pas envie de la rendre aimable. On vit dans une société où il faut toujours être à la page, tout capter tout de suite. Elle est un peu à côté. Du coup, ça lui permet un autre regard. Mais c’est aussi l’histoire d’un personnage assez conservateur qui s’ouvre au monde. Elle est tellement obsédée par le travail qu’elle oublie qu’elle a un corps.

COL, PULL ET BOUCLE D’OREILLE FENDI.

ROBE ET BOTTES FENDI.

M. D’où vient ton désir de jouer la comédie ?
E. R.
D’une envie assez naïve d’être sur scène. J’ai toujours aimé le cinéma et j’ai toujours aimé créer des mondes. Je suis une grande rêveuse. Quand j’étais petite, je me disais qu’actrice, ça devait être une manière intéressante de vivre. Mais ça ne veut pas dire qu’on aime se faire mal ou être traumatisé·e. Quand j’ai commencé, il y a dix ans, on ne parlait pas du bien-être ou de la santé mentale. C’était un non-sujet. Au contraire, on était encore dans le culte de la ­souffrance pour créer, du sacrifice de sa santé mentale pour certains rôles… Plus jeune, on m’expliquait que ça faisait partie du métier. Aujourd’hui, je sais que ce n’est pas quelque chose que les acteur·rice·s recherchent véritablement. Certains rôles provoquent en nous des émotions puissantes, mais pas nécessairement destructrices. Ça peut être hyperjubilatoire aussi. J’aime jouer avec des émotions qui ne m’appartiennent pas.

M. On t’a vue dans les séries Succession, Freud, Tokyo Vice… Les lignes de démarcation entre le cinéma et les séries se sont largement effacées ces dernières années. Quelles différences subsiste-t-il selon toi entre ces deux univers ?
E. R.
Une série, c’est plusieurs épisodes, des tournages plus longs. Un travail sur huit mois, ça peut te donner une stabilité dans la vie. Certaines personnes aiment ça. Pour moi, jusqu’à présent, la règle a été de ne jamais m’engager sur une série pour plus d’une saison. Ça ne m’intéresse pas de rester trop longtemps dans un projet. La différence que je vois, c’est qu’en général, pour une série, ton travail de comédien·ne s’approfondit surtout pendant le tournage. Pour un long-métrage, ça se passe davantage en amont. Un film, c’est une confrontation avec la vision d’un·e cinéaste. Il est souvent porté par une personne qui a passé des années seule avec son projet et qui a envie de dire un truc bien précis. C’est une collaboration plus intense.

M. Avec #MeToo, on vit un moment important dans le cinéma français. Cette discussion a mis plus de temps à éclore ici. Toi qui tournes beaucoup à l’étranger, à quoi attribues-tu ce retard français ?
E. R.
C’est difficile pour moi d’en parler car mes débuts dans le cinéma n’ont pas été forcément agréables… Quand j’ai commencé, il y a dix ans, j’ai dû faire face à des situations auxquelles – j’espère ! – je ne serais plus confrontée aujourd’hui. On a exigé de moi des choses qui étaient justifiées, d’autres qui ne l’étaient pas du tout. Désormais, je me sens plus en sécurité. Déjà, nos entourages ont opéré une prise de conscience. Et je sais, par la manière dont mon contrat va être élaboré, que je serai plus protégée.

VESTE, PANTALON ET BOTTES FENDI.

Le mouvement #MeToo a vraiment changé ça. Par contre, je n’ai pas assez tourné en France pour pouvoir me prononcer. Cette prise de conscience est plus récente ici. C’est maintenant que les actrices françaises prennent la parole. Je suis très reconnaissante envers des femmes comme Judith Godrèche, dont le discours aux Césars m’a vraiment émue. Ou Juliette Binoche, qui demandait récemment sur France Inter : “Où sont les hommes ?” Leurs paroles me touchent. Mais ces comportements sont si profondément ancrés dans notre système… On voit à quel point c’est difficile d’y mettre fin. C’est une déconstruction qu’il faut opérer, pas seulement du cinéma, mais de toute la société. La manière dont on gère les relations hommes-femmes, les relations hiérarchiques… La violence structurelle dans un pays se traduit aussi dans le milieu de l’art.

M. Selon toi, est-ce qu’on traite particulièrement mal les jeunes actrices ?
E. R.
Absolument. Je crois que j’ai réussi à me protéger. En début de carrière, on est très fragiles. Très seules aussi. On peut vite se retrouver dans des situations destructrices. Il faut se débattre avec cette idée très répandue de l’actrice passive qui doit se soumettre. Qui n’est pas coautrice, mais qui doit suivre une vision. Ça n’a jamais marché avec moi. Ce métier, j’ai toujours voulu le faire en collaboration avec des réalisateur·rice·s. Pas en soumission.

M. As-tu déjà eu l’impression de devoir aller contre ta propre nature pour te conformer à des normes, qu’elles soient artistiques, sociales ou politiques ?
E. R.
C’est difficile de ne pas faire de compromis… Je fais ce métier depuis dix ans. Être actrice, c’est quelque chose de très joyeux qui m’aide à comprendre des tas de vérités sur l’être humain. Mais j’interroge de plus en plus ce que je raconte à travers les histoires et les rôles que je choisis. Faire du cinéma, c’est politique. Je me demande à quel point je dois être radicale dans mes choix. Depuis mes débuts, je me répète que je veux faire ce métier à ma manière ou ne pas le faire du tout. Alors j’essaie de trouver au mieux un équilibre entre le système et mes convictions. Car moi aussi, à mon échelle, je veux faire en sorte que le monde change.

VESTE ET SOLAIRES FENDI.

MANTEAU, PULL ET BOTTES FENDI.

PHOTOS : ANNA DAKI. STYLISME : TANIA RAT-PATRON. COIFFURE : RIMI URA @ CALLISTÉ. MAQUILLAGE : TIZIANA RAIMONDO @ HOME AGENCY. ASSISTANT PHOTOGRAPHE : BASILE HAMELIN.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Fall-Winter 2024 STATE OF NATURE (sorti le 16 septembre 2024).