La mode a toujours su créer des “ailleurs” pour mieux questionner les absurdités de la réalité. Quelle est aujourd’hui la place donnée a l’escapisme au sein de la nouvelle génération ? Réponses avec six jeunes labels fantasques et innovants qui incarnent le futur de la création.

Éblouir, faire rêver, s’échapper, imaginer d’autres mondes, inventer des devenirs et dessiner des identités par-delà les normes éprouvées : dans la mode, l’impossible est toujours possible. Pourtant, cette fantaisie est de plus en plus souvent remise en cause dans une industrie où les collections ne s’enchaînent plus mais se superposent, où le présentisme et la communication effrénée s’imposent et où les rapports sociaux de genre, de sexe, de race et de classe ne sont toujours pas passés pas la case égalité (coucou le groupe Kering et ses grandes maisons de mode dont les directeurs artistiques sont tous des hommes blancs cisgenres). Si la mode est encore accusée d’être futile, hors-sol et à côté de la plaque sur de nombreux points, elle est bel est bien dépendante du quotidien, fruit de créateur·rice·s naviguant, produisant et luttant dans le même monde social que nous. Dans ce contexte, quelle place est alors laissée à l’imagination et à la déconnexion chez les jeunes créatif·ve·s ? Comment ces dernier·ère·s peuvent-ils·elles nous proposer des échappées, conditions essentielles de la créativité ? Six espoirs prometteurs de la mode nous répondent.

TORISHÉJU DUMI

 

Originaire du Brésil et du Nigeria, la créatrice britannique propose une mode poétique et politique qui tend à donner une visibilité nouvelle aux femmes noires. “Fire on mountain”, sa première collection qui joue avec les tropes du costume, a été présentée en septembre dernier à paris lors d’un show ouvert par Naomi Campbell.

“Le monde est devenu atroce, effrayant… Parfois, j’ai l’impression qu’il est terriblement égoïste de se consacrer à la création. Je tombe dans le silence, je ne sais plus comment répondre à tout ce qui se passe. Pourtant, il faut agir et pour moi, agir c’est tenter de construire des rêves. Ma première collection, présentée à Paris, était une introduction en douceur dans mon univers. Le vêtement, la musique, l’atmosphère : j’ai imaginé le tout comme l’ouverture d’un film qui présente le décor, mais ne dit rien de plus. Le suspense demeure, le public est désorienté, se pose des questions et à envie de découvrir la suite. Le cinéma m’a fait aimer la mode. J’adore revoir des vieux films et me concentrer sur les costumes, la musique et le craftsmanship de l’image. Le Cinquième Élément, Moulin Rouge… Finalement, la mode ce n’est pas que des vêtements. C’est aussi des histoires, des paysages pleins de vie qui permettent à chacun·e de se projeter librement. En tant que femme britannique noire, j’ai sans cesse l’impression que les gens ont des attentes et des préjugés sur moi. Ils ne regardent pas mon travail de façon neutre. Quand ils me voient, ils voient évidemment ma couleur de peau et tous les stéréotypes qui y sont liés. Il m’est déjà arrivé de discuter avec des personnes persuadées que ce n’était pas moi qui avais créé mes pièces… Heureusement, je suis soutenue et bien entourée. J’ai des liens très forts avec ma famille, mes ami·e·s ainsi que mon entourage professionnel. Cela fait une énorme différence. C’est ce qui m’autorise encore à rêver et c’est d’autant plus précieux que parfois, c’est la seule chose qui nous reste. Rêver, c’est espérer. Je ne suis ni docteure, ni avocate : tout ce que je peux faire, c’est prendre soin de ce qu’il reste du monde en m’engageant dans une mode durable.”

IMRUH ASHA ET DANIAL AITOUGANOV DE ZOMER

 

Cofondée en 2023 par le styliste Imruh Asha (Fashion Director chez Dazed magazine) et le designer Danial Aitouganov (passé par l’atelier de Burberry et de Chloé), Zomer s’est imposée lors de la dernière semaine de la mode avec un vestiaire mêlant bois, maille et denim, dessinant une esthétique pop inspirée de codes enfantins.

“Depuis que nous avons lancé Zomer, nous sommes très occupés. Nous devons gérer le lancement de la production de la collection, la préparation de la prochaine… Nous sommes tellement connectés et sur le qui-vive que c’est souvent presque impossible de couper. Il faut toujours répondre en moins de cinq minutes sinon, c’est le stress. Les gens avec qui nous travaillons forment une grande chaîne. Ils nous attendent, il faut être responsable et respectueux envers eux. La vie quotidienne est faite de responsabilités auxquelles on ne peut pas échapper, encore moins quand on lance sa propre entreprise. Mais c’est le gage de pouvoir s’exprimer comme on le souhaite. Zomer, c’est une histoire d’amitié de longue date concrétisée par une marque de vêtements aux couleurs kaléidoscopiques, textures inattendues et silhouettes expérimentales, le tout avec de fortes références à l’art et la culture contemporain·e·s. Sans oublier une sophistication élevée qui se mêle à un certain sens du fun et du second degré. Pour nous, revenir à l’enfance et à une forme d’espièglerie constitue une échappée que nous pratiquons chacun à notre manière et qui construit notre image. Cette dimension ludique est caractéristique de notre travail. Et le sens de l’ironie l’est tout autant, comme quand nous provoquons les gens en créant une image qui suscite la confusion et oblige à réfléchir : est-ce Anna Wintour sur cette campagne, où une petite fille déguisée ? La zone de confusion est un élément clé. Surprendre, c’est permettre de vivre une expérience forte. En même temps, à travers nos créations, et notamment nos shows, nous dessinons quelque chose de très simple, d’amusant et de joyeux. Comme un rêve qui inviterait le public à prendre son temps. Une ironie de plus.”

IGOR DIERYCK

 

Lauréat de la 38e Edition du festival international de mode, de photographie et d’accessoires d’Hyères, le belge de 24 ans, passe par l’Académie Royale des Beaux-Arts d’Anvers, détourne des motifs négligés du quotidien pour leur donner une nouvelle visibilité tout en transcendant les codes du tailoring.

“À la base, je ne propose pas d’échappée avec mes collections car je m’inspire de choses très concrètes qui sont autour de moi : ma collection “Yessir” prend pour point de départ mes observations en tant que réceptionniste dans un grand hôtel. La lecture surréaliste de mon travail m’est apparue à force de l’exposer et de converser avec les gens. Le surréalisme, c’est pousser la réalité au point où elle en devient absurde, comme quand je m’inspire d’un plumeau ou d’autres objets du quotidien que je transforme en robe. Je joue également avec les teintes : j’utilise des couleurs vives travaillées en color block afin de rendre les silhouettes fortes et assumées. En jouant avec les codes habituels d’analyse du vêtement, et en transformant la lecture des silhouettes, je propose sans doute une sortie de la réalité. Je trouve qu’il est difficile de prendre son temps, alors on s’imprègne de choses immédiates, et comme il faut beaucoup produire, on évince finalement les mauvaises idées. C’est stimulant, on va à l’essentiel. La temporalité force à ce mode de création. Mais il est vrai que créer pour créer possède ses limites… Je combine les agendas : ma propre ligne, mon travail chez Hermès… Mon esprit est toujours sollicité, ce qui laisse peu de possibilités pour s’échapper, même si la culture et le divertissement m’aident beaucoup. Dernièrement, l’exposition consacrée à la photographe Viviane Sassen à la MEP de Paris, ou encore un concert de Pierre de Maere avec Eddy de Pretto m’ont touché et transporté. C’était des moments hors du temps. Au quotidien cependant, ma principale échappée consiste à regarder cinq ou six épisodes d’affilée d’une série après les longues journées de travail. Je me plonge dedans, je binge-watche, je déconnecte et m’évade. Puis je reprends ma vie dans la mode, un monde qui vit dans la dynamique de l’éternel recommencement. Les saisons et collections s’enchaînent, se superposent, imposant leur rythme à la création…”

ARTHUR ROBERT DE OUEST PARIS

 

Entre Paris et Biarritz, skate et rave party, la maison de mode Ouest Paris a été fondée en 2022 par Arthur Robert. Passé par l’atelier Chardon Savard et le studio Ami Paris, le designer propose un vestiaire masculin hybride, porté par des castings de mannequins inclusifs.

“Je travaille tellement que je ne sors pratiquement plus, mais dès que je vais en club et que je danse, je ressens un bien fou. Il y a quelque chose de presque mystique, une communion, un lâcher-prise. C’est primordial pour moi, car il est devenu quasi impossible d’éviter la réalité dans ce monde où les images sont bombardées et les informations se succèdent. On allume Instagram, des photos d’actualités atroces se mêlent à des posts commerciaux. Cette cacophonie étrange et dissonante qui s’offre à nous est assez effrayante et pose une question : comment faire passer un message au milieu ce brouhaha ? Comment proposer un imaginaire, se faire entendre et rester pertinent ? C’est la même question pour une marque de mode, et je me la pose constamment. Je pense que la frivolité est importante. Je ne suis pas là pour parler de tout et n’importe quoi. Je ne suis ni médecin, ni politologue… C’est important de savoir quelle est sa place et de s’y tenir. À travers les vêtements que je crée, j’aime jouer sur les symboles et susciter des souvenirs. Moi-même, j’entremêle rêves et souvenirs pour penser mes collections, comme l’avant-dernière qui prend pour point de départ des vacances d’hiver passées chez ma grand-mère à Biarritz. Le matin, j’observais les surfer·euse·s sortir de l’eau pour aller se rhabiller, dans une lumière incroyable. L’extérieur, le grand air, l’outdoor se retrouvent aussi dans ma dernière collection, qui raconte une rave fantasmée à la montagne. Les vêtements ont toujours différents détails très liés à des souvenirs à la fois spécifiques et plus universels, permettant aux gens de se projeter. Mon but est d’être aussi inclusif que possible, de ne pas uniquement proposer de s’identifier à des garçons blancs et minces.”

ZOE MARMIER ET LOUISE JARRIGE-LE BERRE D’AGAPORNIS

 

À la Head Genève, leur collection de fin d‘études, intitulée “Self Love Letter”, upcyclée et explorant le self-care, a été récompensée du prix Head x Eyes On Talents. Dans la foulée, Zoé et Louise ont fondé Agapornis (du nom latin des oiseaux “inséparables”), définie comme un laboratoire d’expérimentation mettant en avant l’artisanat.

“Par notre choix de vie et de métiers, il nous est complètement impossible de nous déconnecter. Notre marque, c’est notre projet, notre argent et on doit ­travailler sur tous les fronts en même temps : de la création à la réponse de DM sur Instagram, en passant par le suivi des envois de vêtements… C’est une charge importante. Or s’échapper, c’est aussi oublier un peu les responsabilités. Quand on est jeunes créatrices, c’est inenvisageable. Et pourtant, nous savons combien prendre le temps d’aller danser, marcher et s’autoriser des heures d’improductivité est essentiel. La dernière fois que nous avons fait quelque chose de totalement désintéressé, c’est quand nous sommes allées à pied à la tour Eiffel avant de prendre un bateau-mouche pour un tour gratuit. Le truc de touriste total. C’était amusant, joyeux, léger, et après tout c’est le sujet de nos collections. Permettre une échappatoire et un sentiment positif. Le vêtement doit être source de joie, et un moment sensoriel aussi. Nos collections sont réalisées de façon artisanale et presque méditative. Dans les matières que nous créons, il y a beaucoup de tâches répétitives mais en les exécutant nous vivons des moments positifs où nous nous lions à la matière. Pour l’instant, nous avons décidé de prendre le temps qu’il faut. Nous avons fait deux collections dans le cadre de l’école et nous ne suivons pas le calendrier de la mode. De toute façon, la réalité fait que nous devons aussi parfois nous arrêter pour prendre des jobs qui tombent pendant les fashion weeks. On aimerait que la marque soit notre occupation à 100 %, mais il faut aussi se financer.”

GILLES ASQUIN

 

Ses robes drapées et corsets à flammes sont porté·e·s par Aya Nakamura, Lady Gaga ou Yseult. Le créateur queer passe par les beaux-arts et l’atelier Chardon Savard repense les féminités et défie les binarismes de genre à travers sa marque, lancée en 2019.

“Le monde a besoin de rêver. Hélas, la mode ne remplit plus cette mission, préférant associer rêve et consommation. Le milieu n’est plus vecteur de prises de position et de parole, comme c’était le cas dans les années 1980 avec Martin Margiela ou Rei Kawakubo. Ça me désole de voir qu’il n’y a plus de propos… Même quand un artisan fabrique une chaise, il a quelque chose à dire. J’ose espérer que cela reviendra avec notre génération. C’est en tout cas ce que j’essaye de porter à travers mes créations, en dessinant des mondes alternatifs et oniriques qui parlent des problèmes du quotidien. Mes pièces symbolisent des violences sociales, comme le bustier à flammes dédié aux martyres. Il est inspiré de Jeanne d’Arc, et dit une jeunesse queer qui s’en prend plein la gueule. Je dirais même que cela n’a jamais été aussi virulent. La visibilité de la parole ­LGBTQIA+, sur les réseaux sociaux et dans la rue, alimente malheureusement une phobie et des réactions conservatrices de plus en plus radicales. Avec mes vêtements, j’imagine une armure à la fois protectrice et vectrice d’empowerment qui les accompagne dans les nouvelles batailles à mener. Être créateur de mode indépendant, c’est aussi une bataille. Je ne peux pas me permettre de rater une opportunité, ce qui m’oblige à me rendre disponible H24 : le dimanche, pendant les moments en famille ou les vacances au mois d’août. Les gens appellent, insistent et sont parfois si intrusifs qu’ils peuvent se pointer en bas de chez moi. Pas d’heure, pas de limites, pas de gêne. Parfois, je me sens comme prisonnier. Je ne veux pas me plaindre, mais c’est une charge mentale. La plupart des gens oublient que les jeunes créateur·rice·s sont seul·e·s, et ne fonctionnent pas avec tout un staff comme les grandes structures. Mais j’aime profondément ce que je fais, je dirais même que le travail m’apparaît comme une échappatoire.”

Cet article est originellement paru dans notre numéro ESCAPISM spring-summer 2024 (sorti le 1er mars 2024).