La “Rage Room” du label Miista

De la collection “Anger” de Rei Kawakubo pour Comme des Garçons à la “Rage Room” du label londonien Miista, en passant par l’affaire Mazan, le Brat Summer de Charli XCX ou la performance de Demi Moore dans “The Substance”, les femmes voient rouge et osent monter le ton. Messieurs, faîtes place à la “female rage”.

Dépréciées, tournées en ridicule et flanquées de tous les clichés sexistes, les femmes, lorsqu’elles osent partager leur rage et leur colère, sont au choix qualifiées de folles, de furies ou d’hystériques. Pourtant, à l’ère post #MeToo, ce sentiment est plus que légitime, il est libérateur. La preuve d’abord avec Taylor Swift et le film d’horreur MaXXXine. Leur point commun ? La chanteuse américaine et le personnage de fiction incarné par Mia Goth (une star du X prête à tout pour réussir dans le cinéma mainstream) donnent corps et voix à la “female rage”. Cette expression, et son dérivé “feminine rage” ne se limitent pas qu’à ces deux cas de figure. La collection de Rei Kawakubo pour Comme des Garçons présentée lors de son défilé automne-hiver 2024 s’intitule “Anger”. Au Vogue US, la créatrice de 82 ans expliquait ainsi son choix : “Il s’agit de mon état d’esprit actuel. J’ai de la colère contre tout le monde, surtout contre moi-même.”

Comme des Garçons FW24
Comme des Garçons FW24

Sous les traits de Katharine Hamnett, la rage féminine n’a pas non plus pris une ride : la créatrice anglaise et pionnière des “T-shirts à slogans” n’a pas caché sa colère dans une interview accordée à The Guardian en juin dernier, appelant à ne pas baisser les bras et à “rester en colère contre nos politiciens”. Il faut dire que l’année 2024 a été culturellement incarnée par cette thématique : le Brat Summer a littéralement trollé tout le monde. Un raz-de-marée que son initiatrice, Charli XCX a matérialisé dans son clip Guess en featuring avec Billie Eilish par un 4×4 bulldozer écrasant tout sur son passage. Quant à l’attitude affichée, oscillant entre un balek et un chaos total et assumé, elle nous rappelle celle, punk et outrancière, des Riot Grrrls.

Ça tombe bien puisque la “mère” du punk américain féministe, Kathleen Hanna, a publié en mai, son autobiographie “Rebel Girl : My Life as a Feminist Punk”, prouvant que les années ont beau passé, la colère reste intacte. Celle-ci alimente en continu les essais et récits d’autrices militantes comme Sylvia Plath, nourrit des personnages de fiction comme la mère de famille au bout du rouleau de “Nightbitch” de Rachel Yoder (adapté en film avec Amy Adams), lorsqu’elle ne s’affiche pas en gros titre sur la couverture de succès critiques anglophones – “Sex & Rage” le classique d’Eve Babitz sorti en 1979 et traduit en français en 2017 (éd. Seuil), “Burn it Down: Women Writing About Anger” de Lilly Dancyger (Seal Press, 2019) ou encore “The Case for Rage: Why Anger is Essential to Anti-Racist Struggle” de Myisha V. Cherry (Oxford University Press, 2021).

Charli XCX et Billie Eilish dans le clip vidéo de “Guess”

En France aussi, la rage s’affiche en toutes lettres – “Armer la rage. Pour une littérature de combat” de Marie-Pier Lafontaine (éd. Héliotrope, 2022) qui dénonce la culture du viol, “Fruits de la colère, embras(s)er nos débordements”, ouvrage collectif qui regroupe Pauline Harmange, Kyiémis, Douce Dibondo, Lucile Bellan, entre autres (éd. Les Insolentes, 2022) ou encore le tout aussi explicite “Rage Against The Machisme” de l’historienne Mathilde Larrère (éd. du Détour, 2020). Expression universelle et générique qui n’oublie pas sur le bas côté de la route les “unlikable women” et “black angry women”, “female rage” vient enrayer la machine à injonctions patriarcales et ce, pendant que partout tout fout le camp (la réélection de Trump, les viols de Mazan, n’en jetez plus). Si cette rage féminine a depuis longtemps infusé dans les mouvements militants féministes, elle déborde actuellement de tous les côtés, apparaissant nécessaire dans un contexte social et politique de plus en plus traumatisant et effrayant pour les femmes. Et, de fait, fout grave la rage.

Pages du livre “Rebel Girl : My Life as a Feminist Punk” de Kathleen Hanna, (2024).
Female Rage : The Musical

 

C’est par ces mots que Taylor Swift a introduit dans sa tournée mondiale The Eras Tour, achevée le 8 décembre dernier, la setlist de son nouvel album sorti dans la foulée, The Tortured Poets Department. L’occasion d’offrir une parenthèse “comédie musicale”… sous forme d’un énième règlement de compte sentimental ? Plutôt l’expression d’une rage saine, selon Morgane Giuliani, journaliste et autrice de “Taylor Swift : la rebelle devenue icône” (Talent Éditions), pour qui la pop star fait preuve d’une “grande intelligence émotionnelle. Sa vision du rapport femme-homme s’est beaucoup politisée. On sent au fil des albums qu’elle a compris que même dans l’intime il y a du politique, que la force patriarcale s’applique à la petite échelle du couple. Elle a une relecture de certaines de ses relations très déséquilibrées. C’est un bon message à envoyer aux jeunes filles, qui sont en train de vivre leurs premières expériences (amours, trahison amicale..).”

Taylor Swift lors de sa tournée “The Eras Tour”.

À force de décortiquer ses chansons, ses fans, les Swifties, ont depuis longtemps vu en leur idole autre chose qu’une drama queen : “Son message a toujours été de dire qu’il faut se sentir légitime d’exprimer sa rage. Dans sa chanson Mad Woman (album “Lover”, 2020), il est question d’hommes qui poussent à bout et de femmes qui doivent réfréner leur colère. Dans sa chanson Who’s Afraid of Little Old Me, on l’entend chanter : “I was tame, I was gentle ’til the circus life made me mean”. En gros : “Vous avez provoqué l’inéluctable, subissez mon courroux !”. Durant ce set, ou plutôt cette parenthèse enchantée, elle apparaît d’ailleurs en robe blanche, sur un lit d’hôpital, entourée de danseur·euse·s grimé·e·s en infirmier·ère·s, et pousse cette persona jusqu’à crier dans son micro certaines de ses chansons. Pas folle la guêpe : la chanteuse la plus populaire au pays des Tesla qui prennent feu a eu le bon reflexe de déposer la marque “Female Rage : The Musical”.

À la folie

 

Taylor Swift n’est pas la seule à exprimer ouvertement sa rage et à sentir la sauce montée : en mai dernier, l’humoriste Swan Périssé expliquait sur le plateau de l’émission Quotidien combien “on nous a beaucoup dépossédées, nous les femmes, de cette colère, en nous demandant d’être sages, gentilles (…).” Dans son livre “Rage Becomes Her” (titre nuancé en français, “Le Pouvoir de la colère des femmes”, éd. Albin Michel, 2019), l’autrice Soraya Chemaly dénonce cette autocensure et la construction par les hommes d’un “imaginaire négatif de la femme emportée”. On ne remerciera donc jamais assez le patriarcat d’avoir depuis tout ce temps jeté le voile de la honte sur ce sentiment féminin légitime et naturel : “Dès l’Antiquité, la théorie des humeurs et des tempéraments développe une classification des corps fondée sur une dichotomie liée au genre. Par rapport au corps masculin de référence (chaud et sec), les corps féminins seraient excessivement humides et froids.

Cette vision des femmes comme des machines incomplètes et imparfaites, structurellement hystériques, facilement ‘débordées’, persiste après l’avènement de la modernité”, peut-on lire dans l’essai “Performer la rage : politiques de la colère dans l’art corporel des femmes (1960-1970)” de la docteure en histoire et critique des arts Johanna Renard (Radar essais critiques, Université de Strasbourg) (…). Elle s’appuie également sur le travail de la philosophe Elizabeth Spelman qui souligne que c’est “plus généralement la colère des groupes minorisés qui n’est pas tolérée dans les sociétés occidentales. Pour autant, le cas des femmes est singulier, puisque leurs emportements ont été largement pathologisés, exposés comme des symptômes de l’hystérie”. C’est par exemple ce qui est arrivé à Kamala Harris, qui tout au long de sa carrière et plus particulièrement pendant sa campagne présidentielle a été moquée pour son rire trop fort et qualifiée par ses haters masculinistes de “Unlikeable woman”…

La “Rage Room” de Miista
La “Rage Room” de Miista
Tout péter

 

L’été dernier, le label Miista, créé par la Londonienne Laura Villasenin, inaugurait au sein de sa première boutique new-yorkaise une “rage room” dont le nom ne fait pas grand mystère quant à l’action qu’elle requiert : littéralement tout casser. Lors de la soirée d’ouverture, les femmes étaient invitées à tout foutre en l’air (les bureaux, les ordinateurs, le mobilier…) à coup de batte de baseball. “Il semble que notre colère collective soit plus forte que jamais – ce qui n’est pas surprenant compte tenu de la stupidité politique implacable et de la souffrance humaine que nous voyons chaque jour dans l’actualité”, justifiait ainsi la team de Miista. Le genre d’action et de discours plus que validé·e·s par Jeanne Friot. Cette année, après avoir marqué la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques avec sa tenue iconique de cavalière flottant sur la scène, la créatrice française, connue pour son engagement queer et féministe, a sorti une casquette sur laquelle est inscrit : “If you are not angry you are not paying attention”. CQFD. Déjà entendu parler des “rage rituals” ? Ces retraites qui s’arrachent à prix d’or (entre 2000 et 4000 euros tout de même) proposent d’exprimer sa rage contre l’ordre patriarcal. Une dérive capitaliste wellness qui se revendique du mouvement “wild feminism” galvaudant le terme et le transformant en un concept marketing douteux.

La casquette “Angry” de Jeanne Friot”

Et ça consiste en quoi ? À en juger par les vidéos : à crier au beau milieu de la forêt et asséner des coups de bâton dans le vide. Mais pourquoi avons-nous autant la rage ? Là aussi, il est question de bâton. “On est en plein backlash post-MeToo, sans parler de la montée un peu partout dans le monde d’idées rances et rétrogrades, souligne Morgane Giuliani. Le retour de bâton est violent, on redescend des espoirs qu’on pouvait avoir. Il y a une asymétrie de pouvoir, difficile à surmonter. Les hommes se remettent peu en question.” Si le mouvement #MeToo a poussé les femmes à se réapproprier leur histoire, l’après, lui, les pousse à (ré)investir leur colère. A l’image d’une Médée, figure mythologique dont le récit a fait l’objet de maintes réécritures révisionnistes.

Médée, par Frederick Sandys (1868).
Moi, moches et méchantes

 

Si la “femme enragée” est une figure culturelle forte, elle s’épanouit énormément dans le genre que la journaliste Taous Merakchi qualifie de “féminin monstrueux”. L’autrice de l’essai “Vénère : être une femme en colère dans un monde d’hommes” (Flammarion, 2022) et cinéphile de l’horreur, concède que la “rage féminine” a toujours été représentée dans la fiction, mais que les curseurs ont bougé : “Auparavant, elle était surtout brandie comme contre-modèle et mise en garde – ‘Regardez ce que vous allez devenir si vous êtes trop proche de vos émotions !’ Les femmes en colère ne pouvaient pas survivre ni être heureuses, cela finissait fatalement en tragédie.” De Furiosa à la trilogie de Ti West (X, Pearl, MaXXXine), en passant par Love Lies “Bleeding” ou “The Substance”, la fiction horrifique a depuis longtemps ouvert un champ d’expression considérable à la rage féminine : “Avec #MeToo, on a une relecture d’œuvres comme “Carrie” ou “Jennifer’s Body” qui, à sa sortie en 2009, a été marketé comme un film destiné aux mecs.

Demi Moore dans “The Substance”.

Toute la promotion reposait sur la plastique de l’actrice Megan Fox, ajoute Taous Merakchi. Le male gaze mis de côté, on se rend compte que c’est un film qui a tout du ‘rape & revenge’ : la scène de sacrifice est clairement une métaphore du viol collectif.” Le reste du film, on suit, non sans une certaine perversité revancharde, ladite Jennifer ne faire qu’une bouchée de ses petits camarades masculins. “Ces figures de fiction sont libératrices dans le sens où elles expriment non seulement leur colère mais également d’autres sentiments et désirs refoulés comme l’orgueil, l’ambition et la fierté. Ces fictions peuvent nous aider à les voir d’un œil bienveillant et permettent d’embrasser notre ‘laideur’ intérieure”, souligne Taous Merakchi. Et de l’afficher sans complexe : “Rage Makes [me] Feel Pretty”, pouvait-on d’ailleurs lire sur le T-shirt de la chanteuse Hayley Williams lors du concert de Taylor Swift cet été à Hambourg. Sortir les crocs, ça a de la gueule.