MIXTE. À l’heure où nous faisons cette interview, tu sors tout juste de l’effervescence du premier festival de Cannes de l’ère Covid-19. Comment as-tu vécu ce retour au cinéma et dans les salles ?
GARANCE MARILLIER. À vrai dire, j’avais peur de m’être habituée au visionnage à domicile. J’avais même un peu la flemme d’en sortir… Mais dès que je me suis assise, ça a été un truc de fou. Rien ne peut remplacer l’expérience de la salle, les sièges, les gens qu’on ne connaît pas, les réactions qu’on entend. Et il n’y a qu’au cinéma qu’on se met en danger, qu’on va voir un film avec un a priori et qu’on en ressort avec une idée différente ; ou qu’on se laisse embarquer par un pote sans savoir si ça pourra nous plaire. Ces films-là, à la maison, on les coupe et on zappe au bout de vingt minutes. C’est le cinéma qui permet de brasser ça.
M. Tu étais à Cannes pour Titane de Julia Ducournau avec qui tu as déjà collaboré plusieurs fois. Comment vous êtes-vous rencontrées ?
G. M. Un jour, ma mère est tombée sur une annonce de casting pour un court métrage, un personnage de garçon manqué avec un fort tempérament, qui me correspondait parfaitement. C’était pour « Junior », le tout premier film de Julia. Quand j’ai passé le casting, je n’ai pas compris que c’était elle qui se trouvait face à moi. Je devais jouer une scène d’impro où il fallait s’embrouiller, et moi je n’avais jamais fait de théâtre, je ne possédais pas les codes, donc j’ai cru qu’on était vraiment en train de s’embrouiller : elle m’attaquait sur mon physique, je le prenais vraiment pour moi… Lors d’un deuxième rendez-vous, je retombe sur elle. Je me dis : “Merde, encore elle !” et je lâche : “Mais je pensais voir la réalisatrice ?” Et elle me répond : “Bah c’est moi !”
M. Julia et toi avez une quinzaine d’années d’écart, mais au fond, Junior étant son premier court, on peut effectivement se dire que vous avez démarré conjointement, sans rapport d’autorité.
G. M. Il y a même un mimétisme parce que « Junior », c’est aussi son histoire. La première fois que j’ai fait des essais, elle s’est mise à pleurer : il y avait un vrai truc de miroir.
M. Au point de devenir une relation de travail extrêmement forte et suivie…
G. M. Oui, avec un téléfilm, « Mange », puis « Grave », jusqu’au tournage duquel je ne pensais pas en faire mon métier. J’étais dans un rapport paradoxal. À la fois je désacralisais totalement le succès, ce que mon âge pouvait sans doute expliquer – mes deux premiers courts métrages, « Junior » et « Ce n’est pas un film de cow-boy » de Benjamin Parent, avaient été pris à la Semaine de la Critique à Cannes, j’avais du coup tendance à considérer que c’était normal –, et j’avais aussi le sentiment de vivre une succession de coups de chance, ce qui m’empêchait de me projeter vraiment dans le métier. C’est sur le tournage de Grave que ça a changé. J’ai rencontré Adèle Haenel, qui tournait « La Fille inconnue » des frères Dardenne à Liège, comme nous et au même moment. J’avais 16 ans, et c’est elle qui m’a poussée à me jeter à l’eau. Je me suis inscrite en école de théâtre juste après.
M. Aujourd’hui, comment définirais-tu ta relation avec Julia Ducournau ?
G. M. C’est comme un alter ego. On a une confiance aveugle l’une en l’autre, on n’a plus besoin de se parler pour se comprendre. On s’est toujours vues en dehors du travail, on part en vacances ensemble, je connais sa famille et elle la mienne. Sur le plateau, c’est l’osmose. J’arrive à tout lui donner parce que je sais que les choses ne sont jamais gratuites, qu’elle prend mais qu’elle donne toujours en retour. La preuve, c’est que je l’ai même aidée à trouver Agathe Rousselle pour « Titane » après avoir lu le scénario il y a longtemps. C’est même moi qui ai donné la réplique au casting. À un moment, Julia m’a proposé de le passer, tout en me disant que le personnage ne me correspondait probablement pas. J’ai relu le scénario et je me suis dit qu’en effet, le rôle n’était pas pour moi. Ça aurait été de l’ego de vouloir forcer pour l’avoir. Le second rôle, qui est un peu un clin d’œil, me correspond beaucoup mieux. Je sais que Julia a une très grande loyauté : elle travaille avec la même équipe, avec le même producteur, depuis son premier court. On verra bien ce que l’avenir nous réserve ensemble.
M. Comment travaille-t-elle avec ses actrices ? Je pense notamment à la question des scènes de violence et de sexe dont l’approche a été, ces dernières années, très débattue avec l’apparition aux États-Unis des “intimacy experts”, ces personnes en charge d’assurer aux actrices un environnement safe pour les scènes à risque ?
G. M. Je suis arrivée dans le cinéma avec une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices qui n’a jamais eu de problème avec tout ce qui est scènes de sexe ou de violence. Mais il faut quand même dire une chose, c’est que ce sont des moments qui font peur à tout le monde sur un plateau, pas seulement aux actrices. Ce n’est une partie de plaisir pour personne, et du coup ça optimise le travail : il faut que ce soit carré, en équipe réduite, sans aucun débordement. Même s’il n’y a pas, à proprement parler, d’intimacy experts en France, il y a quand même un quota officieux de femmes sur les plateaux, ce qui est déjà pas mal.
M. À quels postes dirais-tu que la prise de conscience est nécessaire sur cette question de l’intimité pour sécuriser les tournages ? Au niveau des directeurs de casting, des réalisateurs ?
G. M. Chaque place est déterminante. Même s’il y en a, évidemment, qui sont plus en lien que d’autres avec les comédiens. C’est le cas de l’équipe son, par exemple, parce qu’on vient te mettre des micros sur le corps, et là ce sont généralement plutôt des hommes. Et aussi le staff chargé des vêtements, mais là ce sont plutôt des femmes, les costumières. Mais je pense que c’est une tendance globale. Après, les personnes les plus bancales et problématiques que j’ai rencontrées jusqu’à maintenant, ce sont sûrement les journalistes. Il y a un vrai problème de questions déplacées, d’interviews qui démarrent directement par un : “Alors, ça fait quoi de jouer dans le film d’une réalisatrice, de jouer une femme forte ?” Ou bien des manques aggravés de pudeur, liés à cette façon d’être un peu pote avec tout le monde en oubliant qu’il y a tout de même un espace protégé.
M. Quel est ton ressenti sur l’attente médiatique qu’il y a depuis quelque temps sur les actrices, notamment celles qui sont politisées : Camélia Jordana, Adèle Haenel, Aïssa Maïga…
G. M. On a un peu parlé l’année dernière avec Adèle Haenel, au moment où il y avait plein de manifestations. Moi je ne me sens pas légitime pour parler de sujets aussi complexes et délicats que les grands thèmes sociétaux. Je n’ai pas envie de dire de bêtises, ni de blesser des gens et je trouve qu’on demande trop souvent leur avis aux acteurs sur des choses qui les concernent peu. Je ne me sens pas à l’aise avec l’idée d’être un personnage public. Je suis là pour parler de mon travail.