Pour son numéro 100% Homme Automne-Hiver 2008, Mixte avait rencontré celui qui était en passe de devenir le jeune premier du cinéma français, Gaspard Ulliel, et lui avait consacré sa couverture. Alors âgé de 24 ans, l’acteur parlait à coeur ouvert de son aspiration à vieillir et de son amour pour le cinéma et la photographie. Suite à sa disparition tragique ce mercredi 19 janvier après un accident de ski, Mixte republie la rencontre avec cet acteur à part qu’on regrette déjà immensément.

Ce garçon n’est pas le reflet de son époque. C’est-à-dire qu’il n’est pas emporté par l’urgence habituelle, cette hâte électrique d’une vie qu’il aurait peur de manquer. Gaspard Ulliel est plutôt de ceux qui font l’éloge de la lenteur, même s’il se reconnait une certaine forme d’impatience. Partagé entre le plaisir immédiat et des élans plus audacieux, il aspire à vieillir. Non pas pour ajouter des années à sa vie, mais plutôt de la vie à ses années. À 24 ans, il n’a plus rien d’un adolescent. Il a déjà compris que toute connaissance débute avec l’expérience. Alors il s’ouvre aux autres et acquiert la confiance qu’il n’avait pas. Lui qui a longtemps interprété des personnages étranges et mélancoliques -dans Les Égarés, d’André Téchiné, Le Dernier Jour, de Rodolphe Marconi,ou Hannibal Lecter dans le prequel signé Peter Webber-inaugure un nouveau cycle. Peu à peu, il abandonne son allure de Petit Prince et endosse le costume de l’Aviateur cher à Saint-Exupéry. La maison Longchamp a saisi cette mutation et l’a choisi pour incarner le chevalier servant de Kate Moss dans une idylle fictionnelle très Nouvelle Vague pour la nouvelle campagne. Il y eut un temps où ce jeune homme qui réfléchit et qui ne reste pas là où le hasard l’a placé, était considéré par certains comme un emmerdeur. Derrière ce substantif, il faut plutôt lire : un être capable de manifester de l’intérêt. Et pour cause. Ses intérêts ont pour centre le cinéma-et toutes les choses de la vie. Un bac ES en poche, deux ans de DEUG à la fac de cinéma de Saint-Denis et douze films au compteur-dont Un long dimanche de fiançailles, de Jean-Pierre Jeunet,qui lui vaut le César du Meilleur Jeune espoir masculin-lui ont appris à se poser des questions. Au final, il a trouvé la richesse assumée de ses contradictions. Celles de quelqu’un qui cherche la stabilité tout en étant attiré par son contraire ou qui reste fasciné par l’inconnu tout en l’appréhendant. « Si l’on est honnête, sincère et s’il n’y a pas de non-dit, il ne peut rien nous arriver. On est invincible. »

MIXTE. Modèle pour ce numéro, vous êtes aussi un amateur de photos. Préférez-vous le point de vue du portraitiste, celui du chroniqueur ou celui du peintre?
Gaspard Ulliel. À la base,j’aime le reportage. Mais aussi l’esthétique des photos posées où l’on retrouve la fragilité d’un instant. Si je devais ne citer qu’un nom, ce serait celui de Robert Franck dont I’ceuvre maîtresse est intitulée:Les Américains. Un road trip aux USA réalisé en 1955-1956.Une image qui concilie le reportage dans ses cadrages et une profondeur poétique dans ses sujets. Mais ce qui me fascine avant tout, c’est son travail au Polaroid.Très abstrait, plus personnel.Franck joue avec le traitement des négatifs, n’hésitant pas à y inscrire des messages personnels pour révéler la nature même du matériau photographique.

M.Vous pratiquez la photo?
G.U. Oui.Un temps, j’ai même développé et tiré mes propres clichés. À l’époque du film de Jean-Pierre Jeunet, je me suis offert l’appareil de mes rêves. Un Leica M6.Après, inspiré par Robert Franck, j’ai découvert au Japon un Konica Instant Press. C’est un objet magnifique pour qui aime les Polaroid. Je ne suis pas numérique. J’aime l’attente, les erreurs, les hasards liés à la photographie argentique.

M.Qu’est-ce que vous aimez voir dans votre viseur?
G.U. Une photo me séduit dès lors qu’il y a une émotion. Je n’ai pas de thème principal ou d’obsession. Cela va du nu à la nature morte, avec pour seule contrainte le noir et blanc. Quand j’ai commencé la photo, je ne savais développer que ce format.J’aime le noir et blanc pour son côté direct. On va à l’essentiel. La couleur ne peut pas tout dire. Donc, il vaut mieux l’enlever.Les choses restent ainsi intemporelles et se libèrent de la réalité. De toute facon,les photos que l’on fait, quel que soit leur format, sont toujours le reflet de nous-mêmes. On s’approprie la singularité des autres et on la mêle à la sienne.

M. Dans L’Homme pressé, Paul Morand écrivait : « Quand on regarde les gens en face, on les voit; quand on les regarde dans la glace, on les comprend. »Ca pourrait être une définition de la photo?
G.U. Quand on fait du portrait, on ne doit pas se contenter des traits physiques du modèle. Ça ne m’intéresse pas de rendre l’autre beau. J’essaie plutôt de me concentrer sur ce qu’il y a derrière, de saisir la complexité d’une nature. On vous sent très ouvert et disposé à échapper aux idées reçues, à vous libérer du connu.

M. Cette maturité, c’est le produit de votre éducation?
G.U. Je n’ai pas le souvenir que mes parents aient insisté sur cette valeur d’ouverture. Ils l’ont peut-être fait par d’autres biais dont je n’ai pas pris conscience… Travailleurs indépendants, ils m’ont élevé dans une certaine liberté, loin des conventions « métro,boulot, dodo ».J’ai hérité de cette singularité.Quant à cette capacité d’être attiré par l’inconnu, c’est quelque chose qui s’est lentement agrégé à ma personnalité. Ce n’est pas une caractéristique que j’avais plus jeune. Je suis fils unique et,sans parler de solitude, j’ai longtemps été dans ma bulle. On m’a d’ailleurs souvent reproché mon côté rêveur. Cette distance par rapport aux autres,qui s’est parfois transformée en méfiance, j’ai dû la combler. Adolescent, la philosophie a été pour moi une révélation. La remise en question du monde, la recherche d’autres vérités me sont restées. Un temps, j’ai hésité à prolonger cette voie pour y trouver un débouché. J’ai eu trop peur de ne plus arriver à vivre. Peur d’aller trop loin et que cela influe directement sur ma personnalité, avec de lourdes conséquences.

M. Ce besoin de construire une pensée, c’est une première nature pour celui qui voulait être architecte?
G.U. De la philosophie a l’architecture, on peut voir une continuité, c’est vrai ! Je pense être assez constructif dans ma manière d’être.Construire un projet,une argumentation, c’est un vocabulaire qui me correspond. Je crois beaucoup aux étapes,aux cycles par lesquels il faut passer et au terme desquels on peut s’ouvrir sur autre chose. Mon goût pour l’architecture est ne naïvement des traits et des courbes que je dessinais sur mes cahiers. Très tôt, j’ai été ému par les bâtiments et les monuments.Mon idée de construire vient du projet de façonner le regard des gens. C’est une envie de modifier leur environnement proche,mais aussi les moeurs. Une façon de donner forme à l’avenir.

M. Aimeriez-vous,comme Faust, accélérer la voie trop lente qui mène à la connaissance?
G.U. J’ai cette impatience. Sans que ce soit dramatique, adolescent, j’étais renfermé, timide. Même si j’avais des amis, je souffrais d’un sentiment d’infériorité. J’étais chétif. J’ai grandi d’un coup et très tard. Ce n’était pas un complexe, plutôt un mal-être. Un jour, je me suis dit que la vraie force, c’est la connaissance. Celle qui nourrit un homme de l’intérieur et lui donne de l’assurance. La connaissance a été un levier pour m’ouvrir et non un besoin d’accumulation. C’est quelque chose d’égoïste, une satisfaction personnelle. Une manière de regarder les autres autrement, de partager et d’acquérir cette confiance que je n’avais pas.

M. Impatient, cela veut dire que vous êtes ennemi de la lenteur?
G.U. Au contraire, j’aime prendre mon temps. C’est un vrai luxe. On me l’a d’ailleurs toujours reproché. Je fais partie de ceux qui font l’éloge de la lenteur. C’est comme ça qu’on devrait vivre. Être pressé, c’est pour moi une contrainte. Je suis mal à l’aise.

M. Pour faire référence à Saint-Exupéry, à quel moment avez-vous quitté la peau du Petit Prince pour celle de l’aviateur?
G.U. Je suis dedans, plus sur la fin d’ailleurs ! Mais je ne tourne pas complètement le dos au Petit Prince. J’ai soif de maturité, sans que ce soit obsessionnel. J’aspire à vieillir. Je trouve que plus la vie passe, plus elle s’intensifie. Plus jeune, je me sentais décalé. Aujourd’hui,je me sens plus en harmonie. Centré.

M. En entrant dans « l’âge d’homme », avez-vous l’impression de quitter la gravité de l’enfance?
G.U. Ça dépend dans quel sens on entend le terme « gravité ». J’aime ressentir le poids des années qui passent. Mon centre de gravité, c’est là que je le trouve. Je suis un terrien, j’ai besoin d’un appui physique, sinon j’ai un peu le vertige. Cette appréhension de l’espace est liée à une peur de lâcher prise. Pour moi, ceux qui sont à l’aise dans le vide sont des gens en accord avec eux-mêmes.

M. Au cinéma, vous avez souvent incarné un adolescent étrange, seul, isolé. On sent que ce parcours se modifie. Vous qui êtes entre deux âges, êtes-vous en train de devenir un autre?
G.U. Bien sûr, je change. Mais c’est l’affirmation de ce que j’avais en moi depuis toujours. Je crois au déterminisme : ce que nous sommes est soumis à un ensemble de causes extérieures. Le milieu dans lequel je suis comme le fait d’avoir commencé à travailler très tôt ont changé des choses en moi.Sans pour autant modifier profondément ma personnalité, je pense. Mon identité est en construction. Mon garde-fou,dans cette aventure, c’est ma rigueur – qu’on me reproche souvent. Je peux passer pour quelqu’un de dur. Si je sais être profondément ému, c’est quelque chose que je montre peu. Je ne suis pas démonstratif. Je retrouve cette fierté dans la culture japonaise. C’est très beau de voir quelqu’un s’abandonner à ses émotions, mais je ne peux pas. Je suis dans le contrôle. C’est là toute ma contradiction. Je suis dur,mais pas au point d’être insensible. C’est comme si je sentais les choses venir et que, tout à coup, un mur endiguait cette émotion. Je pense qu’il se cassera un jour.

M. Une école bilingue, un bac, un DEUG…Peut-on y voir le parcours d’un enfant discipliné ?
G.U. L’école me plaisait. Parfois,j’aimerais y retourner. Pour le mélange d’insouciance et de plaisir, celui des copains et des filles.En plus,on apprenait des choses. L’école, pour moi, e’est le domaine du jeu. Aujourd’hui,pour voir les gens, on est obligé de les appellera l’avance. Chacun a ses occupations. C’est contraignant. A l’école, on n’avait pas le choix. Chaque jour,on se retrouvait. Il y avait quelque chose de magique. Cette ambiance de partage et d’enthousiasme,je la retrouve sur les tournages.

M. De I’histoire grecque qu’on étudie à l’école à la culture de la BD, quels sont les héros qui ont accompagné votre enfance?
G.U. Avec la BD, je n’ai jamais accroché. Plus jeune, je considérais qu’elle appartenait au monde des adultes. Par ailleurs, je ne suis pas dans la culture « héros ». Probablement parce que j’ai du mal à me projeter en quelqu’un d’autre.

M. Du héros au super-héros, il n’y a qu’un pas que les Américains ont franchi au cinéma. Lequel d’entre eux auriez-vous aimé incarner?
G.U. Wonder Woman,pour sa poitrine (rires)…Ou L’homme invisible.Pas pour me cacher des autres mais pour le côté mesquin et pervers du voyeur.

M. Le super-héros, c’est celui qui éloigne une menace. Qu’est-ce qui vous fait peur dans la vie?
G.U. Ma voisine, le fisc… Moins prosaïquement, j’ai peur du vide. Quand j’évoquais tout à l’heure les lignes et les courbes que je traçais sur mes cahiers, c’était pour moi une façon d’appréhender l’espace, de donner une forme au vide. J’ai besoin de noircir la page blanche. C’est lié à ma peur de l’inconnu. Une forme d’appréhension et en même temps de fascination. L’idée de ne pas savoir, de ne pas maîtriser, de se lancer dans le vide.Je me rends compte que tout cela est contradictoire,mais j’assume. En fait, je crois que j’aime avoir peur. C’est jouissif !

M. D’où vient votre goût pour I’histoire ? Celles que vous racontez au cinéma et celle qui vous attache à la vie des lieux ou des personnes ?
G.U. J’aime raconter et j’aime qu’on me raconte des histoires. J’aime connaitre celle des lieux dans lesquels je suis ou celles des personnes que je croise. Pour moi, le langage cinématographique est la forme la plus à même -parce qu’elle est la plus riche- d’emmener les autres vers un ailleurs. Dans un de vos derniers films (« La Troisième Partie du monde », ndlr) les personnages font l’expérience de l’égarement.

M. Est-ce que le métier d’acteur est une façon de se perdre pour mieux trouver les chemins de la réalisation de longs métrages?
G.U. Je pense effectivement que je me perds. Ce métier est difficile à gérer. Au début, j’étais perdu car j’atterrissais dans un milieu que je ne connaissais pas. Très vite, j’ai eu la sensation que tout y était simple. Aujourd’hui, je me dis qu’un comédien est dans un état permanent d »égarement par rapport à sa vie, dans son quotidien, dans son travail… Même si je ne sais plus ce que je veux, cette succession d’états me plait. Ce morcellement me donne une impression de richesse. Et c’est peut-être cette continuité de moments qui me conduira à la mise en scène. C’est à la base de mon envie de cinéma. J’ai une vraie passion pour la réalisation, pas pour la comédie. L’acteur se raconte son histoire, mais c’est le réalisateur qui raconte l’histoire.

M. Quel réalisateur vous a donné envie de filmer?
G.U. À la fac, j’ai commencé par des sentiers très obscurs : les primitifs, Griffith,Murnau… ll y a eu Bergman -qui est pour moi une immense figure. J’aime sa façon de prendre le temps, son rythme, ce qu’il dessine des rapports humains avec le sens de l’essentiel, de l’épure. C’est la quintessence de la vérité et de la cruauté. La Nouvelle Vague m’éclate, avec ce parti pris de casser les règles pour en inventer d’autres. Godard, bien sur, mais pas tout. Je suis fan d’Antonioni. Avec son cinéma, on est dans le langage cinématographique pur. Ce qu’il raconte est souvent très simple mais sa mise en images est intemporelle. Pour les contemporains, il y a le travail grandiose de Paul Thomas Anderson, Gus Van Sant et le cinéma asiatique avec son errance.

M.Votre goût pour le whisky et le poker, c’est un héritage du cinéma?
G.U. Le poker,c’est un ami qui me l’a fait découvrir. J’y retrouve-encore une fois-le hasard, l’inconnu et le goût du jeu avec l’autre. ll n’y a rien de mieux qu’un bon bluff. J’aime le rituel des jetons, cette présence autour d’une table dont la conversation est absente, ou l’observation prime… Quant au whisky, c’est »Monsieur » Jacques Dutronc qui m’y a initié sur le tournage de Michel Blanc (« Embrassez qui vous voudrez », ndlr). C’est comme le vin. Ses variétés, ses arômes, ses grands crus en font un alcool de dégustation. Il faut apprendre à le boire.

M. Il ne manque plus que le cigare pour compléter la panoplie…
G.U. La panoplie de l’épicurien? Mais je fume aussi le cigare. Même si c’est quelque chose que j’assume mal en société. D’abord, je ne veux pas importuner les autres. Et puis il y a toujours la connotation péjorative du fumeur-frimeur qui me dérange. Pour être complet dans cet inventaire des plaisirs, on pourrait ajouter mon penchant pour les voitures, la bouffe et le sexe !

M. Quels seraient les ingrédients de votre premier film?
G.U. Un premier film, ça vient de quelque chose de vécu. Pas forcément autobiographique, mais ancré en soi. Ce qui m’intéresse, c’est l’humain. Plus qu’un film de genre, un film d’acteurs. C’est-à-dire une histoire qui suit un personnage, son intériorité, ses égarements,ses émotions. Je ne veux pas de Playmobil que je place et déplace. Ce premier film, je voudrais qu’il soit habité.