Il a consulté pour les plus grands de la Big Tech – Twitter, Facebook, Instagram, Snapchat – et Kanye West, Rihanna, Beyoncé ont déjà fait appel à lui pour créer des expériences digitales inouïes. Mais les aspirations d’Iddriss Sandu vont bien au-delà. La mission qu’il s’est donné ? Démocratiser la tech pour bousculer le réel de chacun d’entre nous.

Il est 9h du matin à Los Angeles et neuf de plus à Paris, quand nous entamons notre conversation avec Iddriss Sandu, au volant de sa voiture à plus de 9 000 kilomètres de distance. A tout juste 24 ans, l’américain d’origine Ghanéenne occupe ses journées à exploiter le potentiel de la technologie dans un seul but : rendre un monde virtuel, de plus en plus prégnant, accessible à tous. Né au Ghana en Afrique de l’Ouest, Iddriss Sandu arrive à L.A. à l’âge de 3 ans. Il a 11 ans lorsque Steve Jobs dévoile le tout premier IPhone. Cette révolution digitale à l’époque marquera le point de départ de sa passion pour la technologie : il se met alors en tête d’apprendre seul des langages de programmation à la bibliothèque. A 13 ans il en connaît une dizaine et décroche dans la foulée un stage chez Google. D’abord consultant pour les plus grands, il décide à 19 ans de s’associer avec des figures du hip hop pour démystifier la technologie et la rendre plus accessible. Il inaugure le tout premier « smart-store » du monde avec le rappeur Nipsey Hussle où les clients peuvent vivre des expériences de réalité augmentée encore inédites, puis devient le directeur de design et tech pour Yeezy pendant plus d’un an. Son ambition grandit et l’amène à lancer son propre projet, Spatial Labs, un incubateur tech qui fait le pont entre la mode, le design, et la culture en utilisant le pouvoir de la technologie. Surtout, Iddriss Sandu a une autre volonté : changer l’ordre actuel des choses en nous aidant à comprendre que nous ne sommes pas voué.e.s à n’être que des consommateurs, mais que nous pouvons aussi être des créateurs. Réussira-t-il son pari ?

Tu te décris comme étant un « architecte digital ». Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?
J’applique les méthodes d’un architecte traditionnel au monde virtuel, c’est à dire que je supervise et développe des espaces digitaux. Avec Spatial Labs, l’idée est de créer des expériences dans le monde digital et d’être capable d’améliorer ce qu’on pense être le réel. Par exemple, on a récemment développé un site web en réalité augmentée pour Beyoncé où tu pouvais voir en 3D toutes les tenues qu’elle a porté. On a aussi imaginé une chaussure virtuelle pour Versace, dans le cadre du lancement de leurs baskets chain reaction, que tu pouvais explorer, essayer et placer n’importe où dans ton environnement. Pour Adidas, on a réalisé une chaussure virtuelle avec un design écologique qui permettrait de freiner la pollution plastique. En plus d’avoir développé une semelle en 3D, nous voulons aussi montrer que ces expériences virtuelles en elles-mêmes sont bien meilleures pour l’environnement. Car pour aller voir cette nouvelle chaussure qui vient de sortir, j’aurais dû prendre ma voiture, utiliser de l’essence… et donc polluer. Nous voulons créer des expériences virtuelles qui semblent très réelles, presque impossible à distinguer de la réalité, pour les substituer à des expériences réelles qui peuvent être nocives pour l’environnement.

La technologie n’est-elle pas une source de pollution comme le prouve par exemple la création de crypto monnaie qui nécessite des quantités abyssales d’énergie ?
C’est une très bonne observation, mais si tu regardes autour de toi la majorité des choses que l’on utilise ne sont pas forcément les plus respectueuses de l’environnement non plus. Il arrive souvent qu’un produit soit écologique quand il est vendu, mais les méthodes utilisées pour faire ce produit ne sont peut-être pas si durables que ça.
Chez Spatial Labs, ce qu’on recherche c’est comment on peut créer des expériences qui aident à réduire les chances qu’un produit ne soit pas durable, que ce soit dans l’itération, dans la production ou dans la consolidation. Si on peut sauver 30% de pollution, c’est déjà ça. Ça nous apprend aussi la recyclabilité. Aujourd’hui, beaucoup de produits qu’on achète nécessitent des espaces pour être présentés. Si on peut permettre aux gens d’expérimenter ces nouveaux produits dans leur maison, on peut aussi leur apprendre ce que cela veut dire d’être « durable digitalement ». Imagine que tu ais un t-shirt, et que chaque mois une nouvelle part de contenu digital vienne agrémenter ce t-shirt. Cela peut t’encourager à ne pas aller acheter un autre t-shirt mais à le garder aussi longtemps que possible parce qu’il s’améliorera avec le temps. C’est notre philosophie. Nous ne maximisons pas la réalité, la majorité de ce que l’on fait c’est de l’espace vide. Chez toi, tu peux avoir des meubles physiques, mais aussi des meubles digitaux qui occuperont cet espace et lui donneront plus de corps.

Tu es très investi dans l’enseignement de la technologie aux jeunes générations, pourquoi ?
C’est très important que la prochaine génération comprenne les possibilités de la technologie. Je pense que le problème actuellement c’est qu’on entend beaucoup le terme de « préjugés technologiques », or je crois plutôt aux préjugés des codes et des algorithmes. Un exemple de résultat de ces stéréotypes serait « je ne peux pas débloquer mon portable parce j’ai une couleur de peau noire ». La technologie n’est qu’un outil, elle ne peut jamais avoir de préjugés, mais les personnes qui créent et programment les outils sont les personnes qui peuvent avoir des préjugés. Il y a trois ans, j’ai eu l’idée de créer un tech hub au Ghana pour équiper la prochaine génération de leaders Africains avec le bon discernement, et les bons instruments pour créer de la technologie et ne pas juste la consommer. Parce que si quelqu’un créé une plateforme qui a des stéréotypes et que d’autres personnes l’utilisent, ils ne font qu’accélérer l’ampleur de ces idées préconçues, sans avoir l’accès et l’information sur comment les réduire. Aujourd’hui, à chaque fois que l’on développe de la technologie, bon nombre d’entre nous ont dû faire ce que j’appelle de la « traumavation », au lieu de faire de « l’innovation ». « Traumavation » c’est quand tu penses que tu innoves, mais en réalité tu ne fais que créer des dérivés de ton trauma ou bien tu crées un instrument pour aller à l’encontre de ce trauma. Ce trauma étouffe l’innovation parce que ta capacité à penser pour tout le monde est limitée par ce que cela représente pour toi, et c’est aussi comme si tu devais corriger quelque chose qui par nature était designé pour ne pas être corrigé. Le but est de créer une décentralisation des pensées, de l’accès, et offrir à tout le monde une opportunité égale de créer.

Comment imagines-tu le monde dans le futur ?
Je vois le monde de telle manière que chaque enfant dès un jeune âge aura les outils pour être un créateur, quel que soit sa couleur, son genre ou les circonstances. Si tu grandis en ne faisant que consommer, tu ne penses même pas qu’être un créateur c’est possible, donc ça limite ta capacité à résoudre un problème. Quand tu es face à une difficulté, la première chose que tu fais c’est dire « qu’est-ce que je peux acheter ou consommer pour résoudre cette difficulté ? » et tu penses rarement à ce que tu peux en fait construire pour la résoudre. Ce sont les conséquences du développement de la technologie. Elle nous a submergé et nous a amené à penser que nous pouvions compter sur les big tech pour nous sauver ou pour créer des produits pour nous. Souvent ces produits promettent plus que ce qu’ils peuvent faire, et ensuite on se retrouve à penser à comment ces plateformes sont porteuses de stéréotypes etc. C’est super d’identifier ces problèmes, mais c’est mieux de conceptualiser. Personne ne sera jamais capable de créer quelque chose qui répare 100% des problèmes, mais on pourra créer quelque chose qui répare 99,99999% des problèmes. On ajoutera toujours un 9, et à chaque fois qu’on en ajoutera un, le produit s’améliorera, et c’est ce qu’on s’efforce de faire quand on créé de la technologie. On ne devrait pas dire que la technologie va tous nous sauver, mais on devrait commencer par dire qu’elle peut aider et rendre service à tout le monde.

Tu es constamment en train de créer de nouvelles réalités. T’arrive-t-il de confondre la réalité virtuelle et la « vraie » réalité, s’il y en a une ?
J’adore la dernière affirmation que tu as faite : « s’il y en a une ? » parce que je pense vraiment que l’important est là. Rester lucide même quand je suis en train de créer ces idées abstraites. il s’agit vraiment de rester connecter au présent et d’avoir les deux pieds sur terre parce que parfois on peut être trop dans l’espace et oublier ce qu’il se passe sur terre. Le meilleur exemple, c’est le voyage dans l’espace. Et si on réparait d’abord les dégâts sur terre ? L’imagination peut parfois être nocive pour nous. Gandhi a dit quelque chose comme « la vitesse de déplacement n’a pas d’importance si on va dans la mauvaise direction ». J’ai l’impression que parfois c’est ce qu’on fait précisément, on parle d’à quel point on est novateur, mais nous évoluons dans la mauvaise direction. Et aller vite dans la mauvaise direction signifie que ça sera encore plus long de revenir au point zéro.

Quels sont tes projets à venir dans les prochains mois ?
Nous sommes en train de créer le futur du transport. Nous développons un nouveau système opérationnel qui démocratise l’accès aux services essentiels dans la maison, parce qu’aujourd’hui la façon dont on consomme la technologie repose sur l’hypothèse que tout le monde y a accès. Si tu veux télécharger UBER ou de la nourriture, il te faut un smartphone, il te faut internet, mais la réalité est que tout le monde n’a pas accès à ces choses, ou pas de façon illimité en tout cas. Donc nous sommes en train de créer un algorithme qui te permettrait d’utiliser ces services sans avoir à posséder quoi que ce soit. Tu pourrais appeler quelqu’un sur Facetime, regarder l’itinéraire pour aller quelque part, commander à manger sans que le point d’entrée soit l’achat d’un portable à 500$ et d’une connexion internet. L’idée est de permettre l’accès à tous. Je ne prends jamais une décision par pur logique, je me base sur l’empathie et l’intuition, et c’est ce qui me rend unique dans mon approche pour créer de la technologie.

Pour ce numéro, nous avons choisi le thème « Liberté, égalité, mixité », dérivé de la formule républicaine française « Liberté, égalité, fraternité ». Que penses-tu de cette nouvelle formule ?
Elle est super mais j’aimerais te challenger un peu en t’invitant à t’éloigner de la « mixité » et penser plus à la « représentation ». Tu peux très bien avoir de la mixité dans un système, et pour autant les gens pourraient encore très bien ne pas être représentés dans ce système. La mixité peut être de la couleur, de l’opinion, elle peut vouloir dire tellement de choses différentes… Mais selon moi elle ne fait que modifier des idées existantes alors que la représentation encourage de nouvelles idées. En ce qui concerne la technologie et la mode, on a besoin de représentation de ce que cela pourrait être plutôt qu’une modification de ce que c’est, et je pense que c’est ce que la mixité promeut. La mixité c’est de considérer quelque chose, et regarder comment on peut continuer à modifier ce qui est dans la structure de cette chose, sans changer l’infrastructure en elle-même.