SURCHEMISE, CHEMISE ET PANTALON LEMAIRE,
BIJOUX PERSONNELS.

Bientôt à l’affiche de “Mikado” de Baya Kasmi, Félix Moati poursuit sa trajectoire au sein d’un cinéma rassembleur mais fidèlement connecté à ses préoccupations. D’une ligne plus exigeante quoique toujours généreuse, l’acteur et cinéaste de 34 ans prépare son second film en tant que réalisateur.

Actif depuis l’adolescence, deux fois nommé pour le César de la meilleure révélation masculine, coutumier des seconds rôles d’un certain cinéma populaire (“Le Grand Bain”, “Hippocrate”, “Voleuses”…) et des premiers d’un cinéma d’auteur à la fois audacieux et hospitalier, où se nouent souvent le politique et le sentimental (“Cherchez la femme”, “À trois on y va”, “Gaspard va au mariage”, “Les Goûts et les Couleurs”…), Félix ­Moati est une présence diffuse dans le cinéma français. Un compagnon de route, le bon pote que tout le monde voudrait avoir et que beaucoup ont déjà d’ailleurs. Réalisée le jour de son anniversaire, cette interview a été interrompue à plusieurs reprises par le passage d’invité·e·s de sa fête prévue le soir même, ainsi que par quelques inconnu·e·s et curieux·ses venu·e·s le saluer comme un ami. La rançon du succès : une sorte de statut d’ami public numéro  1, que l’acteur habite avec volupté, sans toutefois se départir d’une angoisse constitutive, ni d’une exigence intellectuelle qui passe autant par ses rôles que par son travail de cinéaste, avec le tournage imminent d’un second film suivant son remarquable coup d’essai (“Deux Fils”).

PULL LEMAIRE, BAGUE PERSONNELLE.

Mixte. Comment pourrais-tu définir ta nature ?
Félix Moati.
(Il réfléchit longuement) Je dirais mon penchant pour la digression. J’ai la conviction que chaque question mérite une autre question. Je pense que ça vient de mes origines, tu l’apprends dans le Talmud et la Torah : il n’y a pas de vérité consacrée, il n’y a pas de vérité qui ne bouge pas, tout est mouvement permanent. C’est la phrase de Woody Allen : j’ai des questions à toutes vos réponses.

M. En tant qu’acteur, as-tu eu besoin d’aller chercher, définir, préciser ta “nature” ? On dit qu’il y a des acteurs de nature, par opposition à des acteurs de composition.
F. M.
Je n’ai jamais vraiment compris ce que ça voulait dire. Je sais bien sûr que ce sont deux approches connues, la culture anglo-saxonne où le travail de l’acteur se voit, et la nôtre où on est dans la présence et l’effacement du travail – à quelques exceptions près, comme par exemple Pierre Niney, qui le fait magistralement. Moi, ma nature m’échappe, je ne sais pas ce que c’est.

M. Quel est ton rapport aux acteur·rice·s ayant une très forte empreinte de nature, par exemple Raphaël Quenard, qui est sans doute le dernier représentant de cette tradition ? Quand on échappe à sa propre nature, est-ce qu’on envie celles et ceux qui ont une singularité aussi nette ?
F. M. 
 Est-ce qu’un·e acteur·rice envie d’autres acteur·rice·s, c’est ça la question (rires) ? Je ne suis pas de nature envieuse. Je l’ai été beaucoup plus jeune, évidemment. C’est un métier qui pousse à la comparaison. Mais quand on se compare, c’est toujours pour se faire du mal. Moi, quand je vois ces acteur·rice·s, je peux être gêné par le traitement médiatique que l’on en fait. Avec Quenard, on a pu voir une sorte de parisianisme et de dédain dissimulé quant à son accent – on l’a traité comme une bête de foire. Mais comme il est redoutablement intelligent et qu’il manie très bien la langue, il a réussi à s’en défaire. Mais même là, on a vu apparaître un mépris de classe, avec une sorte de satisfaction snob à s’ébahir qu’un type avec un tel accent soit aussi un grand lecteur et un intellectuel. Je trouve ça problématique.

SURCHEMISE, CHEMISE ET PANTALON LEMAIRE, BASKETS NEW BALANCE, MONTRE PERSONNELLE.

M. Tu as commencé assez jeune. Quand tu revois des images de ton début de carrière, par exemple dans LOL, en quoi te dis-tu que tu as changé ?
F. M.
L’angoisse est apparue. Quand j’étais jeune acteur, je n’avais pas du tout le trac. Aujourd’hui, énormément. La veille des tournages, j’ai toujours des sensations de vide qui me prennent, l’impression de n’avoir aucun savoir, aucune science de mon métier. Alors qu’on a quand même, avec le temps, accumulé des choses, des trucs, des idées sur tout ça. Mais soudain, ça disparaît.

M. Le film a été un très grand succès à son époque et vu les débuts de plusieurs personnes comme toi, Christa Théret, Pierre Niney dans un petit rôle… Est-ce qu’il y a une génération LOL ?
F. M.
Je ne sais pas. C’est un film dont on me parle encore aujourd’hui, j’ai réalisé très tardivement qu’il y avait un petit culte autour. À l’époque, je ne me rendais compte de rien. Les autres non plus d’ailleurs. C’était une sorte de colo, on était dispensés d’école. Beaucoup d’entre nous n’imaginions pas prolonger l’expérience au-delà. J’étudiais la littérature et la philosophie, j’étais en hypokhâgne, je n’envisageais pas une carrière d’acteur. Mais des relations se sont nouées, qui ont subsisté. Louis Sommer, qui jouait mon pote Mehdi, est toujours un de mes meilleurs amis. Et puis c’est aussi pour moi le début de la célébrité, donc un changement de vie.

M. Préférerais-tu ne pas être célèbre ?
F. M.
J’adore qu’on me reconnaisse. Je ne vis pas du tout mal la notoriété. Je peux me le permettre parce que celle-ci n’est justement pas démesurée. Je ne suis pas un footballeur ou un chanteur, ou Dany Boon qui a dû déménager en Angleterre pour pouvoir sortir dans la rue. Je n’ai pas à me priver de fréquenter tel ou tel lieu. Mais il y a toujours un regard sur moi, donc c’est dans un coin de ma tête. Et ça forme une espèce d’injonction à être d’une certaine manière, à se tenir. Ce n’est pas rien.

M.  Tu sors cet automne Mikado de Baya Kasmi. Celle-ci forme avec Michel Leclerc un couple de cinéastes et scénaristes avec lequel tu as tourné quatre films, ta collaboration la plus fidèle. Que représente ce duo pour toi ?
F. M.
Une double reconnaissance, à la fois artistique et personnelle. Je les considère et les admire immensément en tant que cinéastes, et je leur dois également beaucoup en tant qu’homme, car ils m’ont appris sur moi-même. Michel Leclerc a été le premier à m’offrir un premier rôle, qui plus est dans un film assez sérieux, Télé Gaucho : à l’époque, c’était un vrai pari et je ne l’en remercierai jamais assez. J’ai en commun avec lui et avec elle une culture politique bien sûr, une langue aussi, assez méditerranéenne. Il·elle·s n’ont pas leur pareil pour capter dans leur art les remous de la société, avec toujours beaucoup d’humour et de panache. Mikado marque pour Baya une mise en danger, un changement de cap vers le mélodrame.

MANTEAU LOEWE, DÉBARDEUR ET PANTALON LEMAIRE, BASKETS NEW BALANCE, BIJOUX PERSONNELS.

M. On t’a beaucoup vu ces dernières années dans des seconds rôles de bon copain ou de latéral comique, dans Voleuses de Mélanie Laurent, Wahou ! de Bruno Podalydès, Le Grand Bain de Gilles Lellouche. Rechignes-tu à prendre la pleine lumière ?
F. M.
J’ai eu à peu près autant de premiers rôles, même si les films étaient moins exposés : Les Goûts et les Couleurs, La Promesse verte… J’ai la chance qu’on m’en propose tout de même encore assez régulièrement, et aussi le luxe de pouvoir les refuser. C’est bon pour mon renforcement narcissique, mais j’aime me rappeler que je n’en ai pas besoin. Je n’ai pas de cahier des charges, de plan de carrière à tenir. Je n’ai pas besoin de me cadenasser, je peux fonctionner à l’envie. Je crois que mon modèle, pour ça, c’est Mathieu Amalric. Et on peut dire que cette liberté lui a réussi.

M. As-tu identifié des caractères récurrents dans les personnages que l’on te propose, et qui indiqueraient ce que le milieu considère comme ta nature ?
F. M.
La filouterie, le côté débrouillard. Un certain romantisme aussi. Et une certaine façon d’être gouverné par la croyance, de faire des actes de foi. Ça, je ne sais pas si ce sont les films qui le disent ou moi qui viens l’y insuffler. Une chose curieuse : on m’a beaucoup fait incarner des jeunes pères, en jouant sur un contraste avec ma jeunesse, sauf que ce contre-emploi est paradoxalement devenu ma routine.

M. Sur quels films, quels rôles t’es-tu dit le plus : “il ou elle m’a vu, m’a percé à jour” ?
F. M.
Les Goûts et les Couleurs de Michel Leclerc et Mikado de Baya Kasmi. Parce qu’ils ont attrapé mon goût du langage, ma brusquerie. Mon besoin de m’écharper motivé par la promesse de la réconciliation. Et mon attachement à la famille.

M. Justement, tu as réalisé un film, Deux Fils, sur la famille, centré sur un personnage de père écrivain quelque peu raté. Comment l’a pris ton entourage familial ?
F. M.
Pas très bien, évidemment. Le film n’est pas du tout autobiographique, pourtant. Tous les ponts sont très indirects. Mais c’est comme ça, mes parents, mes sœurs ne peuvent pas s’empêcher d’y voir des illustrations d’eux·elles-mêmes d’une façon ou d’une autre, et quelque part je ne peux pas les en empêcher, ni tout à fait leur donner tort. Mon père m’en a voulu car je représente un père, disons, friable. Mais les enfants inventent leurs parents. J’ai surtout voulu faire un film sur une masculinité ébranlée, un refus du virilisme, un parti pris pour moi assez politique, et qui est justement la leçon que mes parents m’ont transmise. Mon second film est en préparation, il se passera dans un gîte de montagne – c’est tout ce que je peux en dire pour l’instant.

MANTEAU LOEWE, DÉBARDEUR ET PANTALON LEMAIRE, BASKETS NEW BALANCE, BIJOUX PERSONNELS.

M. Que t’ont transmis tes parents ?
F. M.
Qu’il ne fallait pas avoir peur de ses émotions, qu’il fallait être sensible, exubérant, en aucun cas enfermé dans des excès de pudeur. Qu’il fallait être jovial, aussi. Ma mère m’a appris à me méfier plus que tout du mépris en général, et du mépris de classe en particulier. Et penser contre soi-même – ça c’est plutôt la leçon du judaïsme, n’avoir jamais de satisfaction intellectuelle. C’est pour cela que même si j’ai été très militant, ça s’est tout de même avéré très compliqué, pour moi qui ai été à l’école du doute.

M. Penses-tu que les artistes devraient être militant·e·s ? Et de quelle manière ?
F. M.
C’est compliqué, la figure de l’artiste engagé. Il y a une injonction contradictoire qui pèse sur les artistes : si tu l’ouvres, on te répond que tu es illégitime, incompétent, et que tu parles depuis tes privilèges ; si tu la fermes, on t’explique que tu es lâche, que tu te défiles de ce que tu pourrais faire de ton porte-voix. Moi j’ai beaucoup d’opinions, mais je pense que toutes les paroles privées ne gagnent pas à être publiques. Et je sais d’où je parle : j’ai de la notoriété, je suis fils de. Je crains de faire plus de mal que de bien aux causes que je défendrais en prenant la parole. Je ne crois pas que l’extrême droite baisse quand des vedettes privilégiées s’expriment pour sermonner ses électeur·rice·s.

M. Quelle est ta notion d’état de nature ?
F. M.
Je crois que je suis plutôt dans le camp de l’état de culture. La nature, ça me fait plutôt peur : ce sont les passions tristes de Spinoza, les mauvais penchants qu’il nous faut dompter en nous instruisant, sans quoi ils créent le ferment du fascisme. Moi, mon amour absolu, c’est la psychanalyse.

M. Quand est-ce que tu t’es senti pour la dernière fois connecté à la nature ?
F. M.
Quand mon bébé fait sa sieste sur moi. La parentalité est une expérience extrêmement charnelle, animale.

M. Quand dirais-tu que tu agis contre ta propre nature ?
F. M.
En permanence. Actuellement, en me retenant de gueuler.

PHOTOS : ANNA DAKI. STYLISME : TANIA RAT-PATRON. COIFFURE : RIMI URA @ CALLISTÉ. MAQUILLAGE : TIZIANA RAIMONDO @ HOME AGENCY. ASSISTANT PHOTOGRAPHE : BASILE HAMELIN.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Fall-Winter 2024 STATE OF NATURE (sorti le 16 septembre 2024).