Dior Cruise 2024

Amies et collaboratrices, la directrice artistique Maria Grazia Chiuri et l’autrice et biographe Justine Picardie ont travaillé main dans la main sur l’élaboration de la collection Croisière 2025 de la maison Dior. L’occasion pour ces deux grandes dames de la mode d’échanger sur leur travail et leur relation dans cette interview croisée exclusive.

Si par hasard vous cherchiez un nouveau modèle d’amitié féminine dont l’admiration, le respect, l’échange et la curiosité constituent le fondement et le maintien, vous pouvez désormais compter sur la relation entre Maria Grazia Chiuri et Justine Picardie. En collaborant sur la conception de la collection ­Croisière 2025 présentée lors d’un défilé monumental en Écosse en juin dernier, la directrice artistique de la maison Dior et son amie journaliste nous ont montré une fois de plus qu’en matière de mode, tout est question d’histoire, de transmission et de savoir(-faire). L’occasion pour le duo féminin de porter leurs discussions sur les attaches liant Christian Dior à l’Écosse, puisque le couturier, qui ­admirait et chérissait particulièrement l’artisanat textile local, y avait organisé deux défilés pour présenter ses collections en 1955. Revenir sur ces terres était donc une évidence et histoire d’être incollable sur le sujet, Maria Grazia a fait appel à Justine, autrice et biographe spécialiste de la Maison Dior, pour l’aider dans ses recherches liées à l’élaboration de la collection. Résultat, elles se sont toutes les deux rendues en Écosse ensemble l’été dernier, séjournant à l’hôtel Gleneagles, où Christian Dior avait organisé l’un de ses deux défilés.

Elles ont aussi visité une exposition sur le tartan au Victoria and Albert ­Museum de Dundee, qui donnait à voir plusieurs looks Dior issus des archives, et se sont penchées, en rencontrant des fabricant·e·s, sur la confection du textile écossais : le rôle historique et culturel majeur du tartan, bien sûr, mais aussi du tweed, des kilts et du tricot… Sans oublier leur voyage dans les lointaines Hébrides extérieures, les spectaculaires îles du nord, au large de la côte écossaise, où le Harris tweed est tissé par les insulaires chez eux·elles, avec la laine de leurs propres moutons. Enfin, ce voyage a aussi été l’opportunité de raconter la longue relation entre l’Écosse et la France, qui remonte à Marie Ire d’Écosse, dite Marie Stuart, et à sa mère française, connues pour s’exprimer au travers de la broderie. Bref, Maria Grazia Chiuri et Justine Picardie ont fait le taf, et le racontent avec passion dans cette interview croisée exclusive où elles reviennent également sur leur ­rapport à la nature et sur la place des femmes dans l’industrie de la mode.

Maria Grazia Chiuri par © Laura Sciacovelli

Justine Picardie par © Pierre Mouton.

Mixte. Vous êtes collaboratrices de longue date et désormais amies. Comment vous êtes-vous rencontrées ?
Justine Picardie.
C’était il y a douze ans, quand je travaillais en tant que journaliste et rédactrice en chef pour la version britannique du magazine Harper’s Bazaar.
Maria Grazia Chiuri. Oui, de mon côté, à l’époque, j’œuvrais pour Valentino. On a toujours apprécié nos points de vue et nos travaux personnels, et on est rapidement devenues amies.

M. Qu’est-ce que vous aimez respectivement chez l’une et l’autre ?
M. G. C.
J’aime beaucoup la façon dont Justine raconte une histoire, partage sa curiosité authentique et ses recherches historiques de façon édifiante et divertissante. Tu es vraiment une conteuse hors pair.
J. P. Moi, au-delà de ta passion pour l’histoire, l’art, la culture, le féminisme, la politique et nos identités, j’apprécie énormément le soutien sincère et constant que tu apportes à tou·te·s tes collabo­rateur·rice·s. Tu les accueilles toujours avec enthousiasme en leur offrant une tribune, avec une générosité d’esprit exceptionnelle.

M. De quand date votre toute première collaboration ?
M. G. C.
Justine effectuait des recherches pour son livre sur Catherine Dior (Miss Dior : le destin insoupçonné de Catherine Dior, Flammarion, 2021, ndlr). Au même moment, je commençais à me plonger dans les archives de la Maison.
J. P. Je me souviens t’avoir confié mes découvertes sur la vie extraordinaire de Catherine, héroïne de la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale. Je t’ai fait part de mes réflexions ainsi que du fruit de mes recherches, et ces conversations ont eu un écho pour nous deux.

Dior cruise 2024

Dior cruise 2024

M. Maria Grazia, qu’est-ce qui vous a particulièrement marquée dans les recherches de Justine ?
M. G. C.
J’ai trouvé intéressant son parti pris sur l’histoire de Monsieur Dior, car elle avait rassemblé les pièces du puzzle à travers la vie de la sœur du couturier et les liens particuliers qui les unissaient. Personnellement, je m’intéressais davantage aux objets, aux étoffes, aux archives plus tangibles, mais le fait de croiser les deux aspects m’a permis de voir cet héritage de manière différente.

M. Et vous, Justine ?
J. P.
Je dirais nos séjours à la Colle noire – la demeure provençale de Christian Dior, où Catherine a aussi habité temporairement – et dans l’ancienne maison de Catherine, en Provence. Ces lieux ont particulièrement nourri tes recherches en vue de ta collection de prêt-à-porter printemps-été 2020.
M. G. C. Oui, je voulais vraiment que cette collection restitue à Catherine Dior son rôle clé dans l’histoire de la Maison.
J. P. Je dois dire que j’ai été très émue d’observer la manière dont tu as relié tous ces éléments afin de proposer un show visionnaire et contemporain.

M. Pourquoi avoir à nouveau collaboré pour la collection Croisière 2025, présentée en Écosse en juin dernier ?
M. G. C.
Pour moi, les collections croisière sont de véritables projets de recherche. C’est la raison pour laquelle je trouve essentiel de faire appel à des spécialistes et des collaborateur·rice·s capables d’apporter des éclairages critiques sur la ville ou l’endroit en question. Justine m’a fait part de ses connaissances et, bien sûr, de son attachement particulier à l’Écosse et à sa culture. Mais on a aussi pu échanger sur ces sujets parce qu’elle connaît bien l’histoire de la mode, notamment le parcours de Christian Dior au Royaume-Uni, et plus particulièrement en Écosse.
J. P. Effectivement, je t’avais parlé de l’Écosse dès ton arrivée chez Dior et j’avais évoqué la possibilité pour la Maison de revenir y présenter une collection, car l’expédition entreprise dans ce pays par Christian Dior m’intriguait déjà.
M. G. C. En ce qui me concerne, j’ai toujours rêvé d’un défilé en Écosse. Ça ne pouvait pas mieux tomber. J’ai toujours trouvé que ses paysages avaient quelque chose d’extrêmement artistique. C’est un endroit que j’ai appris à connaître à travers le cinéma, la littérature, mais aussi les personnages et intrigues de légende. Je voulais me rapprocher de cet imaginaire, le voir prendre vie en quelque sorte.

Dior cruise 2024

Dior cruise 2024

M. Justine, vous avez vécu en Écosse par le passé. Quelle a été votre réaction quand vous avez appris que Maria Grazia organisait le défilé Croisière 2025 là-bas ?
J. P.
J’étais emballée ! La famille de mon mari est d’origine écossaise et quand j’y vivais, je suis tombée amoureuse des paysages, et des textiles qui font partie intégrante de l’héritage culturel de cette région.

M. L’Écosse est célèbre pour le caractère sauvage de sa nature. En parallèle, Christian Dior était connu pour apprécier le jardinage. En quoi était-il important de créer ces liens dans le cadre de cette collection ?
M. G. C.
Au fil de mes recherches, j’ai découvert à quel point les étoffes écossaises sont étroitement liées à la nature : elles sont le miroir des teintes et des matières qu’on y trouve, pour le côté sauvage aussi bien que pour la beauté saisissante de sa palette de couleurs. C’est ce qui m’a permis d’établir un parallèle intéressant avec l’histoire de Monsieur Dior, connu pour sa passion du jardinage et qui se retirait à la campagne lorsqu’il devait réaliser les croquis de ses collections. Finalement, les fleurs et la végétation sont un peu le fil conducteur des différentes époques de l’histoire de la Maison. C’est une idée que j’ai beaucoup aimé approfondir en choisissant, comme lieu du défilé, les jardins du château de Drummond.
J. P. C’est vrai que ce choix rend parfaitement hommage à l’amour de ­Christian Dior pour ces havres de verdure et à la démarche qu’il partageait avec sa sœur Catherine – héritée de leur mère – d’imaginer un jardin qui révèle des pans de leur propre nature. Le lien entre la nature et la création d’un ­jardin est un des axes centraux de la collection. Par exemple, les Harris tweeds utilisés sont tissés au cœur d’un des panoramas les plus sauvages d’Écosse – les îles Hébrides – et leurs coloris sont ceux du cuir et des ajoncs qui y poussent dans la nature.

M. À ce propos, le thème de notre numéro est “State of Nature”. Que vous évoque cette notion ?
M. G. C.
Je vois ça comme un point de vue contemporain sur la nature. En effet, la nature telle que Christian Dior se la représentait est assez différente de la nôtre. Pas nécessairement dans l’apparence, mais dans la relation qu’on entretient avec elle. Bien sûr, les arrangements floraux suscitent toujours l’émotion aujourd’hui, mais on ne peut pas ignorer la prise de conscience liée aux questions environnementales. C’est indispensable de s’engager et de tenir compte de cet “état de nature” qui est mis à mal.
J. P. Je constate également les effets du changement climatique à travers les phénomènes météorologiques extrêmes comme les inondations, les tempêtes et les sécheresses. Cela dit, j’essaie de ne pas perdre espoir. Je suis passionnée de jardinage et j’ai l’impression qu’en jardinant, j’entretiens le paysage pour les générations futures – en plantant des arbres qui n’atteindront leur hauteur maximale que bien après ma mort. Être dans le jardin, les mains dans la terre, ça me permet de me sentir ancrée de la meilleure manière qui soit. J’ai aussi commencé à cultiver mes propres légumes et herbes aromatiques. Quand je les cuisine, je ressens une forme de satisfaction et de gratitude empreintes de sérénité. Pour moi, continuer de jardiner, c’est un signe de foi en l’avenir.

M. Et vous, Maria Grazia, quels gestes ou événements vous ont récemment permis de vous (re)connecter à la nature ?
M. G. C.
La découverte du paysage écossais a été pour moi quelque chose d’exceptionnel. J’ai de super souvenirs de balades dans les Hébrides extérieures : la lumière et les vues panoramiques de la lande étaient tout simplement incroyables. Ç’a été une expérience presque mystique qui m’a profondément émue. Sur un plan plus personnel, du fait de mes origines du sud de l’Italie, dans les Pouilles, il n’y a rien de plus apaisant et vivifiant pour moi que de nager ou naviguer en mer Méditerranée.

DANS LES ÎLES HÉBRIDES EXTÉRIEURES, LE HARRIS TWEED EST TISSÉ PAR LES INSULAIRES CHEZ EUX·ELLES, AVEC LA LAINE DE LEURS PROPRES MOUTONS.

LES JARDINS DU CHÂTEAU DE DRUMMOND, EN ÉCOSSE.

M. Actuellement, beaucoup de marques reviennent à leur état de ­nature, à leur ADN. Comment définiriez-vous l’identité de Dior en 2024 ?
J. P.
Elle est très fidèle à la vision même de Christian Dior, dans le sillage des traumatismes engendrés par la Seconde Guerre mondiale. Le génie de Monsieur Dior a consisté à créer une notion d’espoir, de magie au cœur d’une période sombre – et il me semble que la Maison perpétue cette mission.
M. G. C. Je suis pour une certaine forme de constance, mais mes convictions et mon engagement à rendre le pouvoir aux femmes m’ont amenée à transformer les “femmes-fleurs” du temps de Christian Dior en horticultrices, en quelque sorte. C’est-à-dire en sujets dotés d’une capacité d’action, au lieu d’objets esthétiques.

M. Depuis votre premier jour chez Dior, vous portez un message féministe. Est-ce que vous pensez que la mode a encore le pouvoir de faire évoluer les mentalités ?
M. G. C.
La mode est un phénomène social intrinsèquement lié à nos façons de penser, donc oui, j’en suis certaine ! Si vous portez un style de robe en particulier, une certaine couleur, un t-shirt, il y aura toujours matière à lancer une conversation.

M. Vous êtes toutes deux des femmes à la carrière florissante dans le milieu de la mode. Quels sont les avantages d’être une femme d’après votre expérience ?
M. G. C.
Notre capacité à nous identifier aux autres femmes, peut-être. Quand j’étais petite, je voyais ma mère diriger son entreprise de couture, et c’est à cette époque-là que j’ai pris conscience de leurs besoins et aspirations, mais aussi du rôle des vêtements et de la mode en général. Je suis également autrice, et je pense que l’on peut aussi avoir un female gaze. C’est d’ailleurs ce qui se reflète dans les mots utilisés par Justine pour parler de Catherine Dior.
J. P. En tant que femme, mère et grand-mère, je pense disposer d’une clairvoyance naturelle. Je tente de soutenir les personnes avec lesquelles je travaille, pas vraiment comme une mère, mais en faisant appel à une vision similaire apprise dans le cadre de mes différents rôles de sœur, de fille, d’amie… L’autre avantage, soyons honnêtes, c’est qu’en tant que femme on est capables de gérer plusieurs tâches à la fois.

M. L’an dernier, pas mal de designers ont quitté leurs postes ou ont été remercié·e·s. Étrangement, tou·te·s ont été remplacé·e·s par de jeunes hommes cisgenres. L’industrie de la mode est-elle encore sexiste ?
J. P.
Personnellement, je suis choquée qu’aussi peu de femmes occupent des postes à responsabilité créative ou exécutive dans cette industrie. Il y avait plus de femmes designers et créatrices en exercice dans les ­années 1920 qu’aujourd’hui : Coco ­Chanel, Jeanne Lanvin, Madame Grès, Jeanne Paquin, Louise Boulanger, ­Madeleine Vionnet, Elsa Schiaparelli, pour ne citer qu’elles. À croire que, dans la lutte contre le sexisme, on a fait machine arrière – du moins sur ce sujet en particulier.
M. G. C. Vous n’êtes pas sans savoir qu’on me désigne toujours comme la première femme directrice artistique de la maison Dior. J’en suis très honorée et heureuse, mais je trouve ça parfois un peu surprenant d’être définie par mon genre et non par mes expériences ou la légitimité que j’ai acquise grâce à mes réalisations passées. Mais je crois aussi que cette opportunité qu’on m’a donnée est une façon de montrer que l’industrie est capable de choix comme celui-là. J’espère vraiment le voir arriver plus souvent.

Dior Cruise 2024

Dior Cruise 2024

Crédits photos © Laura Sciacovelli ; Pierre Mouton ; Trisha Ward ; Ruby Pluhar ; Adrien Dirand / Drummond Castle ; Kristin McEwan.

Cet article est originellement paru dans notre numéro STATE OF NATURE, Fall-Winter 2024 (sorti le 16 septembre 2024).