Mener une jeune marque indépendante vers le succès demande des qualités qu’on associe volontiers à l’âge adulte : rigueur, responsabilité, exemplarité. Mais le public et la critique attendent souvent des designers qu’il·elle·s nous rendent notre capacité à nous émerveiller, tel·le·s des enfants. Comment concilier cet entre-deux délicat ? Réponse avec AlainPaul, Pauline Dujancourt, De Pino, Staffonly, Celine Kwan et Fidan Novruzova.

Les textures, les couleurs, les odeurs : certaines réminiscences de l’enfance se manifestent avec une force presque désarmante. Ces souvenirs, ces émotions, ces instants de découverte pure, où le monde semble à la fois infini et à portée de main, se glissent dans les processus créatifs. Loin des responsabilités du quotidien, l’enfance devient alors une manière de retrouver l’énergie brute, la curiosité sans limite, dans une époque marquée par la surcommunication et le contenu numérique éphémère. Mais pour les créateur·rice·s que nous avons rencontré·e·s, l’enfance n’est pas un simple retour à une naïveté perdue, ni une échappatoire teintée de nostalgie. Elle est surtout un outil. Une manière de redécouvrir les fondements de leur imaginaire et d’injecter de l’émotion dans leurs créations, tout en menant leur marque à bien.

Car être designer aujourd’hui, c’est jongler entre la rigueur nécessaire pour construire une entreprise et la liberté indispensable au rêve et à la création. À l’heure où il faut multiplier les casquettes pour survivre dans une industrie en crise, cette liberté est une ressource rare. Alain Paul se rappelle ses jeunes années de danse, Staffonly et Celine Kwan, elles, voient dans l’humour espiègle un langage universel pour se connecter aux autres, Pauline Dujancourt évoque le dessin et la poésie comme des refuges où elle s’est inventée, Gabriel ­Figueiredo défend la posture d’un être “dans la lune”, tandis que la poursuite des rêves se révèle majeure dans le récit de Fidan Novruzova. Chez les un·e·s et les autres, l’enfance devient indéniablement une matière première précieuse. Une énergie à transformer, des mythes à ­réinventer. Rencontre avec six jeunes créateur·rice·s qui nous expliquent comment il·elle·s entretiennent leur âme d’enfant.

AlainPaul SS25

Alain Paul, fondateur et directeur artistique 
de la marque AlainPaul

 

Remarqué pour ses silhouettes rigoureuses et évanescentes, le créateur et ancien danseur Alain Paul, qui a lancé sa maison en 2023, a fait des codes du ballet l’ADN de sa marque. Ayant travaillé aux côtés de Demna (Balenciaga) ou encore du regretté Virgil Abloh, le designer de 35 ans, tout juste nommé finaliste du LVMH Prize 2025, tire son inspiration de la discipline et de la poésie inhérentes à la danse.

“Les doutes et les changements de voie sont autant d’étapes qui m’ont mené vers la mode : là où je devais être. Alors, croire en ses rêves, même si cela implique des sacrifices, c’est le conseil que je donnerais à mon moi enfant. Tout est important dans un parcours : la danse m’a apporté la discipline et la rigueur. Autant de qualités qui m’accompagnent chaque jour dans mon travail de créateur, porté par le désir de perfection et l’envie de faire rêver les autres. Dans une époque marquée par la surabondance d’informations et les attentes de productivité, l’esprit enfantin représente un retour à une forme de pureté, de simplicité et de curiosité. Nous avons tou·te·s cet esprit en nous. Dans mon travail, je trouve refuge dans l’idée de créer des pièces qui rappellent ce sentiment de liberté et d’insouciance propre à l’enfance, un espace permettant d’échapper aux pressions extérieures. Pourtant, les crises sont bien là. L’urgence climatique et les enjeux de durabilité imposent une prise de conscience et de responsabilité. Il est difficile de rester léger, mais je pense que c’est justement pour cela que la mode doit offrir une respiration tout en réfléchissant à son impact. Avec mon équipe, nous sélectionnons nos matières de manière stricte afin de réduire notre empreinte environnementale. Cependant, notre démarche artistique n’est jamais négligée : nous cherchons à offrir un espace de liberté et de légèreté qui, dans le monde actuel, est essentiel.”

Gabriel Figueiredo, directeur artistique et fondateur de De Pino

 

Lancé en 2020 par Gabriel Figueiredo, De Pino réinvente la couture parisienne avec des silhouettes audacieuses et ludiques, fusionnant esthétique surréaliste et techniques artisanales. Plébiscitée de rahim redcar à Hailey Bieber, ce diplômé de La Cambre explore les identités de genre en utilisant des matériaux recyclés.

“On attend toujours des enfants qu’il·elle·s soient ouvert·e·s aux autres et sociables. Pendant les cinq premières années de ma vie, j’étais enfant unique et on me répétait que j’étais dans la lune. Je ne comprenais pas trop ce que cela signifiait à l’époque, mais en grandissant, cela m’a semblé clair : j’étais un enfant solitaire, entouré d’adultes, qui développait un imaginaire personnel et une autonomie nécessaire. Ce cadre, loin d’être un handicap, m’a permis de construire un monde intérieur solide, une sorte de socle de l’imaginaire que je déploie aujourd’hui dans ma marque. Adolescent, j’ai traversé une phase de tâtonnements. Je ne savais pas ce que je voulais faire et personne autour de moi n’était dans la mode ou l’art. Du coup, par sécurité, je me suis lancé dans une prépa commerce qui ne me convenait pas. Puis j’ai intégré Duperré et La Cambre. C’est là que tout a pris sens. J’ai découvert la mode comme un espace de liberté, un terrain de jeu où tout semblait possible. Pour moi, créer, c’est un moment où je me sens léger, où je peux m’amuser et expérimenter sans pression. Puiser dans l’énergie et les envies de l’enfance n’est pas une fuite en arrière, mais une manière de mieux se comprendre et d’avancer. Ce n’est pas une question de nostalgie. Ce n’est pas comme s’avachir et regarder des Disney. Il ne s’agit pas non plus de recréer un passé, mais de s’appuyer sur cette période fondatrice pour donner plus de profondeur au présent. Quand j’utilise cette époque, je ne cherche pas à m’y réfugier, mais à retrouver les fondements de qui je suis. La mode, avec sa capacité à mêler sérieux et ludique, offre un cadre parfait pour de telles explorations. Bref, ce n’est pas une échappatoire, mais bien un moyen d’ajouter du sens, de la légèreté et de la profondeur à une pratique créative.”

De Pino SS25
StaffOnly SS25

Shimo Zhou et Une Yea, fondatrices et directrices artistiques de Staffonly

 

Shimo Zhou et Une Yea, diplômées respectivement du Royal College of Art et de la London School of Fashion, ont fondé la marque indépendante de prêt-à-porter masculin Staffonly en 2015. Les deux designeuses chinoises cherchent à insuffler curiosité et humour dans leurs créations en questionnant les stéréotypes de genre.

“La mode est un paradoxe : elle est à la fois ludique et sérieuse. Elle est un outil d’expérimentation, de dialogue culturel et d’expression personnelle, rendant la dimension récréative naturelle. Mais elle s’inscrit aussi dans un cadre complexe d’exigences industrielles, d’attentes sociales et de pressions liées à l’innovation constante. En créant Staffonly, nous avons choisi d’embrasser cette tension. L’humour est central dans notre approche du design : il défie l’autorité, reformule des concepts pesants et invite à voir le monde avec légèreté. On ne va pas se mentir, ce n’est pas toujours facile. Mais cette légèreté est nécessaire, car elle permet de préserver et d’éveiller la curiosité de celles et ceux qui regardent la mode. Dans le monde d’aujourd’hui, nous sommes submergé·e·s par l’hyperconnectivité, l’exigence de productivité et la pression de projeter une perfection constante. L’enfance représente un refuge d’imagination, de simplicité et d’authenticité où ces exigences disparaissent. Au sein de notre marque, nous puisons dans ce moment d’émerveillement et d’exploration, non pas pour régresser, mais pour nous reconnecter avec ce qui nous rend humain·e·s. Ce refuge permet de redécouvrir la joie et la vulnérabilité, et nous rappelle que les idées les plus significatives émanent souvent d’un lieu d’innocence et de créativité désarmée. Le conseil que nous donnerions à notre moi enfant est  ‘n’aie pas peur de poser des questions. La curiosité est ton plus grand atout, et elle te mènera à des découvertes inattendues et significatives. Reste joueuse, reste observatrice, et ne te précipite pas pour entrer dans des cases conventionnelles’. Il y a une immense valeur à rester ouvert à l’imprévu. Aujourd’hui, nous avons appris que la créativité et le progrès naissent souvent de l’incertitude et de la volonté de repousser les limites.”

Pauline Dujancourt, directrice artistique et fondatrice de la marque éponyme

 

Demi-finaliste du prix LVMH 2024, passée par Duperré et Central Saint Martins, la créatrice française tisse des récits intimes à travers des créations mêlant fils ultra-fins, rubans en organza et ruchés délicats. Inspirée par des techniques artisanales entre France, Royaume-Uni et Pérou, sa mode texturée rend hommage, sans les hiérarchiser, à une pluralité de savoir-faire.

“Vivre à Londres ces dix dernières années m’a ouvert les yeux sur la force de l’originalité. Les Anglais·es assument pleinement qui il·elle·s sont, sans excuses. S’habiller devient une fête : il·elle·s ne cherchent pas à plaire aux autres, mais à eux·elles-mêmes avant tout. Dans ce sens, la mode est bien l’incarnation de quelque chose de ludique et de léger propre à l’enfance. D’ailleurs, si je devais conseiller mon moi enfant, je lui dirais de ne pas craindre son hypersensibilité ni son empathie, même si elles peuvent sembler envahissantes. J’aimerais qu’elle sache que se sentir différente n’est ni une faiblesse ni quelque chose de négatif. J’aimerais qu’elle écrive ses rêves et se perde dans ses dessins, car c’est là que tout commence. Qu’elle ose s’exprimer plus librement, qu’elle assume son amour pour les oiseaux, son côté onirique et un peu décalé. Ces singularités sont les racines de ce que je suis devenue, à la fois humainement et dans mon travail. Être soi-même est une force, pas quelque chose à lisser pour entrer dans un moule. Mais en tant que jeune marque, on se heurte forcément à la réalité de la société et de l’entreprise. Il y a tellement de facteurs à considérer : la production, la logistique, les prix, les financements, les ventes… On veut rester fidèle à sa vision, créer des pièces artisanales, complexes et très travaillées, mais il faut pouvoir les produire, les livrer à temps, respecter les prix, répondre aux attentes des acheteur·se·s, de la presse, des consommateur·rice·s, tout en réussissant à faire grandir la marque. Parfois, tout cela devient lourd, et le côté ludique semble bien loin. Dans ces moments de doute, je me reconnecte à ce qui me fait plaisir : dessiner une nouvelle collection sans penser à la logistique, rêver, expérimenter de nouvelles techniques, m’étonner moi-même. Ces instants magiques de recherche sont essentiels. Sinon, à quoi bon ?”

Pauline Dujancourt SS25
Fidan Novruzova SS25

Fidan Novruzova, fondatrice et directrice artistique de la marque éponyme.

 

Inspirée par le power dressing soviétique et les starlettes des années 1970, la créatrice azéri-moldave a lancé sa marque en 2020. basée entre Paris et Chisinau, cette Diplômée de Central Saint Martins et demi-finaliste du prix LVMH 2024 actualise son héritage azerbaïdjanais pour dessiner des féminités audacieuses.

“Petite, j’aimais déjà créer, mais sans imaginer un futur précis. Je me souviens avoir fabriqué des vêtements pour mes poupées avec des tissus inutilisés. À l’adolescence, je me sentais attirée par l’art, mais je ne savais ni dessiner ni coudre. Ces lacunes auraient pu m’arrêter. Pourtant, à 17 ans je me suis dit : le marketing, ce n’est pas pour moi. Je savais à peine tenir un crayon, mais j’ai travaillé d’arrache-pied, j’ai postulé à Central Saint Martins et j’ai été acceptée. Londres a représenté pour moi une forme d’émancipation. Après avoir toujours vécu en Moldavie chez mes parents, j’ai découvert l’indépendance. Bien sûr, il y avait des défis : des différences culturelles, le fait de vivre seule pour la première fois… Mais tout cela m’a plu et m’a permis enfin de créer, ce qui m’est apparu comme une source de légèreté. Aujourd’hui, j’aime jouer avec les formes et les idées, surprendre en réinventant des silhouettes familières. Mon travail est profondément personnel. Chaque collection reflète un moment précis de ma vie. Se souvenir de qui on était enfant, c’est retrouver les fondements de ce qui nous rend singulier·ère. ’Reste focus, reste positif, crois en ce qui se passe même si tout semble compliqué’ : voilà ce que je dirais à mon moi enfant. Abandonner est toujours facile, mais les chemins non conventionnels, bien qu’épineux, mènent souvent à des résultats inattendus et significatifs. Cela dit, la mode reste une industrie et un business exigeant·e·s : les petites marques comme la mienne font face à des limites budgétaires, tandis que les grandes maisons doivent souvent répondre à des attentes strictes. Mais dans cette structure capitaliste, je trouve encore une certaine liberté. Je dirais que la joie s’arrête là où la création devient mécanique.”

Celine Kwan, fondatrice et directrice artistique de la marque éponyme

 

Diplômée de Central Saint Martins en 2021, Celine Kwan mêle humour et nostalgie enfantine dans ses créations colorées, notamment adoptées par la chanteuse Lizzo. Inspirée par ses racines entre Hong Kong et le Royaume-Uni, elle allie technologie et durabilité pour penser une mode inclusive.

“Mon enfance a été particulière, marquée par un contraste culturel. Je suis née à Hong Kong, puis j’ai déménagé au Royaume-Uni à l’âge de 12 ans. Être la seule fille asiatique dans une école anglaise traditionnelle oblige à se forger une forte personnalité et à devenir indépendante. L’art est devenu une échappatoire, tout comme l’humour. Déchiffrer le sens de l’humour d’un pays est crucial, cela m’a aidée à appréhender toute la culture anglaise et à communiquer avec les autres. Mes vêtements cherchent à refléter cette capacité à établir des connexions. Les nouvelles générations sont d’ailleurs à la poursuite d’un esprit de liberté qu’il·elle·s ont peur de ne jamais connaître. D’où une nostalgie d’esthétiques enfantines passées, comme le style Y2K ou l’ère Tumblr, présentées comme plus simples. Mes collections explorent ces moments universels, loin des pressions modernes, qui résonnent avec tout le monde : les phases étranges de l’adolescence, les anniversaires, les ­premières relations. Une période entre insouciance et questionnements qui offre du caractère à mes créations. La mode, pour moi, est une forme d’évasion, et elle doit toujours contenir une dose d’humour, subtil ou évident. Toutefois, c’est aussi un lieu brutal, une industrie exigeante et compétitive. Par ailleurs, elle reste majoritairement dominée par des hommes blancs, ce qui limite les modèles auxquels s’identifier en tant que femme asiatique. À part Anna Sui, je n’avais presque personne à admirer dans ce domaine, et je ressens parfois une pression plus forte que les autres jeunes designers. Si je devais donner un conseil à mon moi enfant, ce serait de prendre soin de ma santé mentale et physique. Créer des œuvres authentiques nécessite avant tout de se préserver soi-même.”

Celine Kwan SS25

Cet article est originellement paru dans notre numéro WE WILL ALWAYS BE THOSE KIDS Spring-Summer 2025 (sorti le 25 février 2025).