Campagne Balenciaga Fall 2019

Écrivain et historien de l’art et de la mode, Khémaïs Ben Lakhdar est aussi spécialiste des notions d’appropriation culturelle et d’orientalisme. Sensible également au concept de néocolonialisme, il a écrit pour Mixte une tribune sur la symbolique du désert, utilisée par la mode occidentale comme moyen d’asseoir son hégémonie créative et culturelle.

La mode entretient-elle une histoire d’amour toxique avec le désert ? C’est du moins mon pressentiment, qui ne fait que se confirmer au fil du temps. Au mois de mai dernier, j’ai découvert, comme beaucoup, le défilé homme automne-hiver 2024 de Celine, mis en scène dans le désert de Mojave, en Californie. La collection s’ajoute aux très nombreuses autres qui ont investi, ces dernières années, l’étendue désertique, aussi bien dans le choix de leurs lieux de présentation que dans leurs références.

Fin juin, c’est Balmain qui dévoilait, avec un shooting réalisé dans un désert près de Cape Town en Afrique du Sud, sa collection conçue en collaboration avec Disney pour les 30 ans du film Le Roi Lion. Une esthétique similaire à celle déployée par plusieurs marques de luxe, dont Boss, qui a fait défiler une salve d’influenceurs·ses dans le désert dubaïote pour sa collection automne-hiver 2022, ou encore Balenciaga qui a photographié sa campagne de l’automne 2019 dans le désert marocain.

Khémaïs Ben Lakhdar photographié par Dorian Prost pour les éditions Stock.

Clairement, la mode cultive pour le désert un engouement qui tend parfois à l’obsession. Pour bien le comprendre, j’aimerais vous ramener en avril 2020, pendant le confinement. Vautré dans mon canapé et rivé sur Instagram, je découvre avec surprise et bonheur le communiqué de presse de la maison Saint Laurent, qui annonce sortir du calendrier officiel de la Fashion Week pour repenser son rapport à la création et à la temporalité : “Conscient de la conjoncture actuelle et des changements radicaux qu’elle induit, Saint Laurent prend la décision de repenser son approche au temps et d’instaurer son propre calendrier.” Dans le milieu de la mode, cette annonce fait l’effet d’une bombe. Rendez-vous compte : Saint ­Laurent, la maison parisienne qui défile devant la tour Eiffel, fait sécession en tenant tête à la Fédération. L’un des symboles de la créativité française décide de faire cavalier seul. Aussi, j’étais content de voir le positionnement du studio, qui semblait prendre la pleine mesure de la situation en tentant d’y répondre de façon radicale. Enfin, la mode allait ralentir le rythme et proposer du neuf. Mais mon espoir a été de courte durée…

Collection Balmain X The Lion King

En décembre de la même année, la maison choisit le désert du Sahara pour présenter sa collection printemps-été 2021. Des dunes à perte de vue, un ciel paisible sur lequel se détachent des silhouettes perchées sur des talons vertigineux. Ce défilé, plutôt que de présenter du nouveau, réactive les grands succès de la maison créés entre l’automne 1968 et le printemps 1971 : saharienne, jumpsuit, trench de vinyle, blouse de cigaline, etc. La quintessence créative d’Yves Saint Laurent est déplacée dans un désert qui joue évidemment un rôle capital. En lien avec le communiqué de presse, il incarne le lieu de la renaissance et d’une nouvelle temporalité. Et finalement, c’est assez logique. Quoi de mieux que le désert, achronie par excellence, pour faire table rase et écrire un nouveau chapitre ? Mais ne nous méprenons pas. Comme l’a très bien montré Catherine Delmas dans son texte “Soif de déserts : découverte ou désir d’Orient ?”, publié au sein de Rêver d’Orient, connaître l’Orient (sous la direction d’Isabelle Gadoin et Marie-Élise Palmier-­Chatelain, ENS Éditions, 2008), le désert, a priori vide et hostile, n’est pas un espace neutre. Revenir à la nature la plus inhospitalière pour partir à l’aventure s’inscrit directement dans le continuum historique du mouvement orientaliste, lié à l’expansion coloniale. Dans un monde globalisé, les espaces naturels sont les derniers remparts où cette nature s’exprime et c’est en ça que la chose est infiniment politique. Alors, pourquoi le désert est-il si important dans la mode pour impulser une nouvelle dynamique créative ?

Saint Laurent SS21.

Au XIXe siècle déjà, la peinture orientaliste mais aussi la littérature de voyage se sont saisies de cet espace pour donner à l’Occident une certaine vision de l’Orient. L’étendue désertique n’est pas qu’un lieu naturel. C’est aussi un moyen de montrer l’irréductible différence entre un “nous” et un “eux” fantasmé, à un moment où Arthur de Gobineau popularisait sa théorie racialiste dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (publié entre 1853 et 1855). Dans son essai L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident (1978), le penseur américain d’origine palestinienne Edward Saïd affirme que “l’Orient n’est pas un fait inerte de nature”, mais au contraire une création humaine, un discours à des fins de domination. Donner à voir l’Orient est pour lui un moyen de le circonscrire. Quant à Christine ­Peltre, spécialiste de l’orientalisme en peinture et autrice de la monographie Les Orientalistes (éd. Hazan, 2018), elle cherche également à montrer que pour les Européen·ne·s, “le désert […] est riche de signification religieuse ou politique”. Peindre le désert au XIXe siècle est un moyen de questionner le rapport que l’Occident entretient avec lui-même, avec son ancestralité, sa progression dans la civilisation et l’idée de la conquête. Le désert est loin d’être désertique, car il est investi de toute une série de projections mentales, de fantasmes des origines et d’une volonté farouche de domination. C’est pour cette raison d’ailleurs que l’iconographie de la caravane est récurrente dans ce thème. Je pense notamment au célèbre Pèlerins allant à la Mecque de Léon Belly, peint en 1861. En figurant le désert, on montre ce voyage initiatique qui passe par une lente marche, une progression dans le néant pour aller de l’avant.

“Pèlerins allant à la Mecque” de Léon Belly, 1861.

Aussi, je ne peux m’empêcher de faire un lien entre ces lignes de marcheurs qu’on voit dans la peinture et le défilé de mode, qui reprend mimétiquement cette esthétique. On invoque le désert et sa traversée dans des moments anxiogènes et, à l’évidence, la pandémie de Covid-19 en était un. Territorialiser une présentation de collection dans un espace désertique serait donc un moyen de réactiver dans un même temps l’angoisse qu’il suscite et l’idée d’un dépassement. Car même s’il s’impose à nous, le désert est également circonscrit, intégré au discours de la marque. Et par conséquent dompté. La main de l’Homme façonne son paysage : Saint Laurent y a d’ailleurs littéralement planté son drapeau en inscrivant son logo sur une dune. En juillet 2022, la maison française réitère l’expérience dans le désert d’Agafay, au Maroc, pour présenter sa collection homme printemps-été 2023. Mais à une différence près. Cette fois-ci, le désert Saint Laurent est devenu une oasis, complètement appropriée et conquise. Le sable est tassé et un grand bassin d’eau est créé.

Saint Laurent Homme SS23
Logo pour le défilé Saint Laurent SS21.

Quelques mois plus tard, en décembre 2022, c’est Dior Homme qui organise en Égypte son défilé pre-fall 2023. Pour l’occasion, la marque éclaire le désert et les pyramides de Gizeh dans une esthétique futuriste qui m’a interpellé. Alors qu’on nous imposait la sobriété énergétique, Dior choisissait de mettre en scène une conquête : celle de la dernière merveille du monde et, par là même, de la civilisation égyptienne antique. Ici, on recule (dans l’Antiquité) pour mieux sauter vers l’avenir. Même chose pour la collection homme automne-hiver 2024 de Pharrell Williams pour Louis ­Vuitton : à défaut d’y être, la maison reconstitue des paysages désertiques de canyons américains pour présenter une collection fortement inspirée “des indien·ne·s et des cowboys”, qui entend les réconcilier. Si cette collection avait le mérite de mettre en lumière de nombreux membres de la communauté rodéo afro-américaine et des artisan·e·s des Premières Nations – d’ailleurs trop souvent invisibilisé·e·s dans l’Histoire, ­Vuitton esthétisait tout de même la conquête du désert de l’Ouest en l’enrobant d’une narration sentimentale. Et c’est précisément ce que le désert permet dans l’esthétique orientaliste : sa conquête est un moyen de créer les conditions d’une introspection salvatrice, et c’est en ce sens qu’utiliser la nature, prétendument vide, n’est pas neutre.

Défilé Dior Pre-Fall 2023 à Gizeh.
Louis Vuitton homme Fall-Winter 2023.

Pourtant, dans le système de la mode, le désert n’est pas exclusivement le lieu d’un fantasme colonial et orientaliste. Il peut aussi être l’occasion de tenter de déconstruire précisément ce discours. En 2024 au Chili, des activistes et militant·e·s créent l’Atacama Fashion Week (AFW) en localisant cet événement dans le désert du même nom pour dénoncer les travers de la fast fashion mondiale. En effet, le désert d’Atacama est un dépotoir à ciel ouvert où s’entassent des dizaines de milliers de tonnes de fripes. Le Chili, gros importateur de vêtements d’occasion, ne parvient pas à tous les écouler et les jette donc dans ce désert, provoquant une catastrophe écologique. Pour le dénoncer, l’AFW a utilisé ces déchets textiles pour créer des collections upcyclées. Ici, le désert n’est plus un lieu primitif à esthétiser. Au contraire, il personnifie la benne à ordures de l’industrie occidentale de la mode. Le déchet devient le matériau d’une critique.

Atacama Fashion Week.

Finalement, le désert reste toujours dans ce cadre le lieu d’une renaissance et d’une transcendance. Je me suis rendu compte que, quoi qu’il arrive, qu’il soit l’Éden idéalisé ou le moyen de visibiliser les implications du système dans le dérèglement climatique, le désert n’est ni neutre, ni vide et encore moins achronique. En creux, il permet de montrer la dichotomie de plus en plus évidente entre nature et culture. Un hors lieu, un hors temps, un écran sur lequel on projette fantasmes, puissance colonisatrice et écriture d’une nouvelle histoire créative.

En avril 2024, Khémaïs Ben Lakhdar a publié aux éditions Stock “L’Appropriation culturelle – Histoire, domination et création : aux origines d’un pillage occidental”, un essai sociologique et pédagogique percutant qui revient sur la naissance et la nature même de ce concept.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Fall-Winter 2024 STATE OF NATURE (sorti le 16 septembre 2024).