Le self-empowerment anthem, hymne émancipateur uniquement destiné à rebooster l’estime de soi, est devenu le passage obligé de toute pop star féminine qui se respecte. Au point d’engendrer un réel business qui n’est pas à une contradiction près…

“Je sais que je suis plus forte dans mes chansons que je ne le suis dans la vraie vie. Comme tout le monde, j’ai parfois besoin de réécouter ces titres pour me donner de la force.” Cet aveu de faiblesse qui n’en est pas un est signé Beyoncé, reine incontestée du self-empowerment anthem (“***Flawless”, “Run The World (Girls)”, “Formation”, “Freedom”, “Bow Down”, “Irreplaceable”, “Me, Myself And I”, etc.). Elle expérimente très vite l’impact de ce genre musical sur son public, dès ses premiers succès avec les Destiny’s Child. Avec l’aide de ses consœurs Kelly et Michelle, elle délivre un message divin pour toutes les “Independent Women” : en cas de coup dur, ne jamais oublier que sommeillent en nous un.e “Survivor” et qu’on est capables de payer ses propres “Bills, Bills, Bills”. Le public, boosté à bloc, en redemande, comme l’analyse le DJ Louie XIV, créateur du podcast Pop Panthéon : “On ne va pas se mentir, l’audience de ces artistes ce sont les jeunes femmes et les gays, c’est pour cela que les paroles parlent de la nécessaire liberté d’être soi, sujet important aux yeux de ces deux catégories de population. Les femmes ressentent le besoin de s’affirmer à part entière dans cette société dominée par les hommes, et les gays voient dans les pop stars un avatar féminin d’eux-mêmes qui n’ont pas peur d’affirmer tout haut ce qu’ils ressentent. Ces rôles modèles sont en perpétuelle évolution, les costumes changent au fil des décennies, mais les bases restent les mêmes”. Et on peut dire que les maisons de disques ont su monnayer ces bases. Dans la veine des girls bands 90’s, une nouvelle génération de pop princess arrive sur le marché, avec en tête de gondole Britney Spears, qui vend plus de 10 millions de son premier album Baby One More Time. Chaque artiste féminine se voit alors imposer un cahier des charges bien précis dans son répertoire, avec en tête de liste le self-empowerment anthem. Une seule mission : que les paroles dégoulinent de “Love yourself”. Britney dégaine “Stronger”, Jennifer Lopez fait de même avec “I’m Gonna Be Alright”, Katy Perry s’immisce dans l’arène avec “Firework” et Lady Gaga tue le game avec “Born This Way”. Liste, bien sûr, non exhaustive. En coulisses, ce sont pourtant de véritables catfights qui se jouent entre les artistes pour décrocher leur titre jackpot. On assiste alors à un véritable trafic de hits où le business l’emporte sur l’artistique, à l’image d’un des hymnes phare de l’affirmation de soi des années 2000, “Beautiful”, qui fut attribué à Christina Aguilera en lieu et place de Pink. La chanteuse à la crinière rose a mis des années à s’en remettre, allant même jusqu’à exhiber en plein concert une poupée gonflable à l’effigie de Xtina pour se venger de cette dernière. Et on peut dire que les histoires du genre ne manquent pas au royaume de la pop. Accrochez-vous, car il y a encore plus de rebondissements que dans un épisode de Dynastie.

Britney Spears, 2001, « Stronger », single cover.
Christina Aguilera, 2004, « Beautiful », single cover.
Beyoncé, 2013, « Pretty Hurts », single cover.
Le jeu des chaises musicales

 

En 2007, Rihanna accède au statut de star planétaire avec “Umbrella”, titre phare qui nous colle instantanément le sourire, même par temps de pluie, originellement destiné à Britney Spears pour son come-back postpétage de plombs. Cette dernière n’avait même pas eu la chance d’écouter la démo puisque sa maison de disques avait décidé de la jeter direct (Oops!…). Le titre avait alors été proposé à Mary J. Blige, qui avait fini par en faire tout autant. Quand on sait que le morceau s’est vendu à plus de 11 millions d’exemplaires, on imagine bien la déception des deux stars. No more drama ? Pas sûr ! Niveau déception, on peut aisément imaginer celle de Katy Perry qui a vu la ballade “Pretty Hurts” lui échapper juste parce qu’elle avait oublié d’ouvrir le mail comportant la démo de la chanson (à croire que le succès ne tient parfois qu’à un spam). La team de Rihanna avait été encore une fois plus maligne que les autres en s’emparant du titre dès la première écoute. Malheureusement, on ne peut pas gagner à tous les coups, et c’est ce qui est arrivé à Riri après avoir oublié quelques semaines plus tard de payer les droits pour pouvoir chanter “Pretty Hurts” sur son album (une pratique courante chez les maisons de disques consiste à payer un.e parolier.ère le temps que l’interprète se décide à chanter ou non la chanson. Ainsi, les droits sont bloqués et il est légalement interdit de proposer le titre à un.e autre artiste, ndlr). Mis au courant que le virement bancaire de Rihanna tardait à arriver, l’entourage de Beyoncé a dégainé rapidos le porte-monnaie. Queen B avait d’ailleurs déclaré : “À la seconde où j’ai entendu cette chanson, j’ai su que je devais la chanter, et je n’en avais rien à faire de savoir à quel point je devais me battre pour l’obtenir”. Et niveau baston, elle sait de quoi elle parle, puisqu’elle a aussi réussi à choper Lady Gaga en duo sur “Telephone” en lieu et place de… Britney ! La boucle est bouclée. À croire que les titres phare d’empowerment qui ont marqué notre jeunesse et qu’on pensait propres à la personnalité de nos chanteuses préférées ne sont en réalité que des patates chaudes qu’elles se refilent entre elles à l’envi, en fonction du possible gain à en tirer. Il serait cependant injuste de croire que les seules fautives sont les stars capricieuses, car bien souvent ce sont leur entourage et leur management masculin (tiens, tiens) qui sélectionnent en amont ce qu’elles vont pouvoir chanter, sans qu’elles n’en soient averties au préalable.

À la gloire du capitalisme patriarcal

 

Depuis quelques années, les maisons de disques imposent d’ailleurs un nouveau thème dans la liste des self-empowerment anthem : le bifton, la thune, le cash ! Libre marché oblige, la libération personnelle passe désormais par la moula. Le message envoyé à toutes les femmes de la planète : “Si à 30 ans t’as pas ton sac Birkin, c’est que t’as raté ta vie”, comme l’a si bien compris Ariana Grande. Après nous avoir chanté que Dieu était une femme dans “God Is A Woman”, elle offre un hymne puissant dédié au capitalisme, “7 rings”, dans lequel elle proclame entre autres qu’elle se sert de sa carte gold comme d’une carte de visite, qu’elle vient d’acheter six gros diams pour elle et ses copines ou encore de s’offrir une maison juste pour en faire un dressing. Une leçon d’empowerment libéral 2.0, car désormais la culture hip-hop fait vendre toute l’imagerie qui l’accompagne : voiture de luxe, bling et compagnie. Les maisons de disques ont bien repéré le filon, les paroles de leurs protégées s’adaptant au fil du temps aux mœurs de l’époque. Au-delà de cet aspect mercantile où les titres swypent d’une artiste à l’autre avec plus de rapidité que sur Tinder, un autre problème se pose : celui de la crédibilité du message, car lorsqu’on regarde d’un peu plus près la fabrication de ces titres, on se rend compte qu’il y a une autre grosse “couille dans le potage” : “Toutes ces chansons ont un message puissant d’affirmation de soi et de féminisme. Mais trop peu de ces titres sont composés uniquement par des femmes, et le fait que ce soit des hommes qui les produisent, les mixent et les arrangent montre à quel point ce milieu manque de diversité”, constate DJ Louie XIV. Pour preuve, le titre “WAP” de Cardi B et Megan Thee Stallion, hymne d’empowerement version ultra-sexe et luxure aux 500 millions de vues sur Youtube. Les deux rappeuses ont en fait écrit le titre avec l’aide de quatre bonshommes, et ce sont deux gros mastodontes de la prod US qui se sont chargés de toute la production. Six mecs pour gérer une wet ass pussy, c’est peut-être un peu beaucoup.

Aretha Franklin,  1967, « Respect » single cover
Ariana Grande, 2019, « 7 Rings », single cover.
Cardi B « Wap » feat Megan Theel Stallion, 2020, single cover.
I don’t need a man… (ou pas)

 

On se souvient aussi du discours “féministe” en 2016 de Taylor Swift, lorsqu’elle a été la première femme à recevoir deux fois la récompense suprême de l’album de l’année aux Grammies. Sur scène, elle s’est adressée à “toutes les jeunes filles pour qui rien n’est impossible”. Sauf qu’à l’écran, on a surtout vu que se tenaient derrière elle huit producteurs et coauteurs de ses chansons… Tous des hommes. Andi Zeisler, cofondatrice de Bitch Media, résume cette situation ubuesque : “Les motivations commerciales, et non le progrès féministe, sont tout ce qui importe à l’industrie de la pop musicale. Ce n’est qu’une triste réalité de constater qu’on vend beaucoup en se servant d’un joli minois pour nous parler de libération personnelle et d’affirmation de soi. Mais si le féminisme est vraiment une question d’égalité, on est bien loin du compte”. À l’image du titre “Run the World” de Beyoncé (encore elle), hymne représentant à lui seul cette pop féministe qui fut écrit par six songwriters… tous des hommes, sauf Beyoncé. On peut d’ailleurs y constater la présence d’Adidja Azim Palmer, chanteur jamaïcain de dancehall, plus connu sous son nom de scène Vybz Kartel, dont le titre “Romping Shop” contient des paroles explicitement homophobes. On est loin de la convergence des luttes lorsqu’il s’agit de produire des hits d’empowerment, et le fait que la plupart de ces titres soient produits et réalisés par des hommes montre le problème majeur de l’industrie musicale : les chanteuses ne représentent que 22 % des artistes, et parmi les compositeurs seulement 12 % sont des compositrices. Chiffre effarant, les producteurs sont des hommes à 98 %, ne laissant aux productrices que 2 % pour se faire une place. C’est cette irrégularité, en totale contradiction avec le titre féministe “I Don’t Need a Man” des Pussycat Dolls, que pointe Annie Coste, autrice, musicienne et fondatrice de la plateforme Zixx. “Lorsque Aretha Franklin est décédée, les médias ont relevé ses incroyables capacités vocales, mais rien n’a été dit sur ses talents de compositrices, d’auteure et de pianiste. Pourtant, sur un titre comme “Rocksteady”, c’est elle au piano, aux arrangements, à la composition et au chant. Les plateformes de streaming commencent à proposer des playlists 100 % féminines, mais oublient de regarder le crédit des œuvres.”

Future is female

 

D’ailleurs, la reine de la soul avait fait un pied de nez au système dès 1968 en s’appropriant “Respect”, le titre culte d’Otis Redding. Elle s’était alors octroyé quelques libertés, et n’avait pas hésité à changer les paroles : “All I’m asking is for a little respect when YOU get home” (“Tout ce que je demande c’est un peu de respect quand TU rentres à la maison”) remplaçant le “All I’m asking is for a little respect when I come home” (“Tout ce que je demande c’est un peu de respect quand JE rentre à la maison”) chanté dans la version originale. Considérée comme l’un des premiers titres phare du self-empowerment anthem, la chanson est restée numéro 1 des ventes pendant plus de douze semaines. Aujourd’hui, presque tout le monde a oublié qu’elle avait été originellement chantée par un homme. À l’image de l’industrie cinématographique, il faut donc avant tout faire comprendre à la jeune génération que les femmes ont autant leur place que les hommes dans l’univers de la musique qui peine, en coulisses, à se renouveler, comme l’explique Julissa “Trophy” Bartholomew, responsable de la découverte de nouveaux artistes chez Interscope Records : “La présence des femmes est encore rare lorsqu’il s’agit de rôles comme l’ingénierie du son, le mixage ou la production… Il doit y avoir plus de soutien, de ressources et de mentorat pour celles qui veulent acquérir des connaissances et se familiariser avec ces compétences. Comme tout progrès, cela doit commencer par la représentation. Une fois que nous aurons amené une abondance de femmes talentueuses à ces postes, il y aura un nouvel écosystème”. Les exemples commencent d’ailleurs à émerger, à l’image d’Ebony Naomi Oshunrinde, aka WondaGurl, beatmakeuse et productrice canadienne de 26 ans, à qui on doit quelques belles prods pour Little Simz, Travis Scott ou Mariah Carey. Ester Dean, quant à elle, est une productrice américaine renommée qui collabore régulièrement avec Nicki Minaj, Rihanna ou encore Selena Gomez. Elle est persuadée que les femmes vont investir en masse ce milieu dont les clefs étaient précieusement gardées par les hommes : “Si vous voulez savoir à quoi ressemble un son produit par une femme, laissez-leur la place de produire leur propre beats sans la validation des hommes. Il faut qu’elles sachent qu’elles ont le droit de le faire, offrez des beats machine à vos filles. Imaginez une ado qui vient d’avoir le cœur brisé commençant à composer et à produire son propre son, pour exprimer ce qu’elle ressent. Croyez-moi, ça va sonner bien différemment que tout ce que l’on connaît déjà.” Action girlicious !

Ariana Grande, "God is a woman", 2018, single cover.
Destiny's child, "Survivor", 2021.
Jennifer Lopez, 'My Love Don't Cost a Thing", 2001.