Jeune rappeuse française en pleine ascension, Le Juiice incarne cette nouvelle génération de self-made women bien décidées à décrocher leurs rêves et pour qui le female empowerment n’a plus de secret. Entretien découverte avec une femme pour qui rien n’est impossible.

Le Juiice est née à Villeneuve-Saint-Georges dans le Val-de-Marne, une ville que MC Solaar place très tôt sur la carte du rap français, dès 1991, dans “Quartier Nord”, le morceau le plus musclé de son album séminal Qui sème le vent récolte le tempo : “Je viens du sud de la capitale qu’on appelle Villeneuve-Saint-Georges, quartier nord, Hardcore”. D’origine ivoirienne et mauritanienne, elle grandit à Boissy-Saint-Léger dans la même banlieue parisienne. Élevée par sa mère, elle est l’aînée d’une fratrie qui lui donne très tôt le sens des responsabilités. Dès 15 ans, elle vend des bonbons sur les marchés et enchaîne des petits boulots qui donnent à cette bonne élève le goût du travail. Elle entame une première vie de banquière, d’abord avec un portefeuille d’entreprises dans le quartier d’affaires de La Défense, puis dans un versant plus social auprès des particuliers dans le quartier parisien populaire d’Anvers. La jeune femme est organisée et envisage de devenir conseillère en gestion de patrimoine. Mais la réalité la rattrape, elle se sent en décalage avec ses engagements dans le milieu bancaire qui passe de plus en plus l’humain sous silence. Quand on la voit bondir sur scène sur des instrus trap musclés, il est difficile aujourd’hui d’imaginer sa vie d’avant. C’est aux USA, où des oncles résident à New York, qu’elle fera sa première expérience en studio, en 2017. Le reste défile à la vitesse de la lumière, au point que sort en 2022 son troisième album Iconique sur son propre label Trap House. Spotify l’affiche sur les écrans géants de Times Square pour illustrer sa sélection Equal, elle monte le média Homi, produit déjà d’autres rappeuses et s’affiche dans une tournée énorme qui, après les Vieilles Charrues, Lollapalooza ou Dour, sillonnera la France en octobre, dont La Cigale à Paris le 3 novembre.

Mixte. Tu t’es fait connaître pour ton énergie débordante, autant sur scène qu’avec ton flow. D’où te vient cette vitalité débridée ? Est-ce le rap qui t’a permis de la libérer ?
Le Juiice. Le rap l’a renforcée, mais elle fait partie de moi. Même si c’était plus un loisir, quelque chose d’instinctif, la musique et la danse ont toujours été en moi. L’énergie que j’ai sur scène, je peux l’avoir autant en regardant au calme des clips chez moi avec mes petites sœurs, qu’à l’écoute d’un nouveau son d’artiste africain ou de pop française.

M. Peux-tu nous raconter un peu plus en détail comment se sont passés tes débuts dans le rap ?
L. J. J’ai fait mes premiers sons sur des prods type beat de YouTube, à New York en 2017. De retour à Paris, j’ai enregistré le morceau dans un studio à Gare du Nord. Lors d’un voyage à Atlanta, j’en ai fait un clip que j’ai mis sur le site de vidéos Dailymotion, un tremplin pour le rap, avec une grosse fan base. J’ai fait peut-être 20 000 ou 30 000 vues. Et le rappeur Fianso m’a contactée grâce à ça. Donc quand j’ai participé à son concept Rentre dans le cercle (une émission de télé-crochet rap sur le web, ndlr), je n’avais qu’un seul morceau. Ça m’a apporté une reconnaissance, de la visibilité. Je suis entrée dans le circuit et j’ai pu faire un cypher sur la chaîne BET France. De fil en aiguille, j’ai pris ça au sérieux. En fait, c’est une dynamique de self-made : j’ai appris au fur et à mesure sans connaître les règles. En 2019, par exemple, j’ai fait un featuring avec Jok’Air. Lui et son producteur m’ont beaucoup poussée. J’ai eu la chance de rencontrer des gens qui m’ont donné la force de me professionnaliser. Depuis, je n’ai pas hésité à demander des conseils autour de moi.

M. Tu as aussi créé ton label Trap House très tôt…
L. J. Dès le début de ma carrière, en fait, parce que quand j’ai arrêté la banque, j’ai monté une boîte de distribution de vêtements. Je voulais ouvrir des boutiques, mais c’était vague parce que je n’ai pas de talent de stylisme. Je suis passée par beaucoup de styles. Je peux être très tomboy, très féminine, très sexy, très classe. Le jour où je m’y remettrai, je veux faire un truc très qualité, très fashion. Pour l’instant, j’ai laissé la mode de côté, mais j’y reviendrai.

M. Apprendre vite semble être l’un des tes points forts…
L. J. Je suis une vraie éponge. Ça peut être autant positif que négatif, parce que j’absorbe beaucoup l’énergie des autres, je dois faire attention à qui j’ai à mes côtés. J’aime apprendre, me cultiver, développer mes connaissances. Ça peut devenir un défaut, car il y a le risque de la dispersion. Là, je me concentre sur la musique. Mais je pense qu’on se bride beaucoup alors qu’on peut tout faire. Il faut juste arrêter d’être paresseux, fainéant. La journée est longue, on peut faire beaucoup de choses. Je m’appuie sur plein d’exemples de femmes dans cette dynamique, comme Teyana Taylor qui est artiste, réalisatrice, chorégraphe et qui ouvre des shops.

M. En l’espace de deux ans, tu as été très prolifique en sortant pas moins de trois albums, dont le dernier, dévoilé en février dernier, Iconique. Quelles différences majeures as-tu observées dans le processus de création et dans la réception de ton travail auprès du public ?
L. J. Le premier, Trap Mama, est sorti en 2020. C’était un EP encore dans la débrouille, instinctif, maladroit… Mais les gens ont vu l’essence de ce que je proposais, ma personnalité, mes prises de position. Les auditeurs sont moins dans l’exigence que les pros, ils donnent du love. Le deuxième était la mixtape Jeune CEO en 2021. Je me suis professionnalisée, la production a changé. L’engagement face à la musique, que je considère moins comme un jeu, a commencé à s’appuyer sur une vision. Il est produit par Equinoxe, Hakim, Mucho Dinero et Draco Dans Ta Face, qui m’accompagne depuis mes premiers morceaux. On a enregistré le troisième, Iconique, entre la France et la Côte d’Ivoire avec Draco et Mucho Dinero. Il y a des feats d’Himra, qui vient de Côte d’Ivoire, de Tatalia et d’IGO, avec qui j’ai grandi à Boissy-Saint-Léger, et de 26keuss, qui est un coup de cœur musical. La différence, c’est que maintenant que je suis entrée dans cette industrie, il y a des attentes : on t’explique qu’il y a un débit de sorties à respecter, ce que tu peux dire ou pas. Mais pour moi, à la base, c’est purement et simplement de la musique. Il faut juste être en phase avec soi-même, ne pas se mentir. La musique est un reflet de ta personnalité et elle évolue avec.

M. Tu as aussi créé ton propre média, HOMI, une émission avec des live qui mettent en avant de jeunes artistes. Il y a une vraie volonté de soutenir la nouvelle génération, mais aussi de se soutenir les un.e.s les autres, non ?
L. J. Absolument. Le terme Homi veut dire “pote” : on est entre nous sans compétition. Avant le tournage, on est ensemble pour se booster, tous les artistes ont écouté le couplet des autres, ça se ressent sur scène. La première prise de contact que tu fais pendant la rencontre du format impose cette dynamique. J’ai participé à beaucoup de tournages, donc j’ai pu ressentir l’ambiance. Je voulais que le véritable esprit hip-hop soit là. C’est-à-dire la communion, le cercle. Quand Fianso fait Rentre dans le cercle, on est clairement dans ce truc-là. Même si ça s’affronte, on est tous ensemble dans un truc bon enfant.

M. Comment tu découvres tous ces artistes ?
L. J. Je fais un appel à candidature et les quatre personnes de Virgules Neuf Studio, la prod’ qui tourne les émissions, font aussi des propositions. Cet été, on lance un nouveau format solo pour une campagne en Côte d’Ivoire. On y est allés et on a fait un grand casting sauvage, en partenariat avec Sony, pour créer un lien entre les artistes de la rue et Sony Music Afrique. On aimerait répliquer ça en France, une sorte de tremplin. Le rap ivoirien reste francophone, il y a une grande passerelle qui mérite d’être faite.

M. Cet exemple illustre en grande partie ton engagement dans la scène rap, mais aussi au-delà. Qui t’a influencée dans ce domaine ?
L. J. Les grands artistes comme Bob Marley, Lauryn Hill, Mary J. Blige, Nina Simone, Rihanna… Oui, Rihanna c’est clairement un modèle. Je ne me considère pas comme une fan d’elle musicalement, mais je me suis rendu compte récemment que son parcours professionnel est admirable. En fait, tout le monde peut être motivant, y compris des gens dans la vie de tous les jours, même les ouvriers dans la rue me donnent de l’énergie, ils sont courageux, ils supportent. Mes parents, ma mère, ma grand-mère, beaucoup de femmes très fortes m’ont inspirée.

M. Je crois que tu respectes particulièrement Rokhaya Diallo ?
L. J. Quand je vois des filles comme elle, je me dis qu’elles sont tellement fortes, si intelligentes, brillantes, dignes de conviction. Rokhaya prône l’égalité et la paix de tout son corps, de toute son âme. Sa profondeur me touche. Quand tu te sens faire partie d’un combat, tu te dis que tu n’es pas seule et qu’il y en a plein d’autres qui sont aussi en train de combattre les discriminations. En tant que femmes, on vit toute sorte d’injustices. Mais nos histoires sont différentes, comme notre parcours et notre caractère, donc on ne les vit pas de la même manière. Je n’ai même pas besoin d’y réfléchir. En étant moi-même une femme, qui fait ce qu’elle fait naturellement, sans porter de message, je représente un mouvement. Parce que je me bats dans un milieu d’hommes.

M. Qu’est-ce qui est le plus impactant selon toi, tes paroles ou tes actes ?
L. J. Les deux, je crois. Les mots peuvent toucher, mais en tant qu’être humain j’ai toujours pensé que les actions valent les mots, elles sont mon moyen. Je dois réussir si je veux dire aux femmes qu’elles doivent réussir. Je dois rapper si je leur dis qu’elles peuvent rapper. Des femmes nous ont ouvert les portes : Diam’s, Princess Aniès, Keny Arkana… Mais il y a eu un grand fossé temporel entre elles et nous depuis, donc c’est comme s’il fallait repartir de zéro. Des portes se sont ouvertes, mais certains les ont refermées. Au lieu de nous inscrire dans la continuité, on va plutôt nous opposer aux anciennes générations de rappeuses en nous disant qu’on ne les vaut pas. Il y a différents styles, des femmes qui rappent mais qui sont sexy comme Davinhor (qu’elle a rencontrée sur le documentaire Reines sur Canal+ et avec qui elle a enregistré le tube en puissance “Floko”, ndlr). Les femmes peuvent aussi parler de sexe. Il y a la musique, mais aussi la mentalité. Je suis contente de voir plus de rappeuses : quand Shay a débarqué, on était toutes ravies, il y a de la place pour tout le monde. Le boulot est monstre, mais c’est mon but d’apporter ma couleur musicale, d’influencer des générations.

M. Comment vois-tu ton statut de rappeuse militante et entrepreneure aujourd’hui ?
L. J. C’est comme un superhéros qui commence à prendre conscience de ses pouvoirs, qui les perfectionne et les maîtrise petit à petit. La musique est bien plus que de la musique. C’est un vrai pouvoir sociétal, c’est politique. Je prends conscience que mes mots peuvent toucher, influencer, que j’ai un rôle. Ça m’amène à changer mon écriture, mais sans me mettre la pression. Parfois, on fait des textes super légers et parfois on a un discours intelligent, politique. Il faut savoir allier les deux.

Propos recueillis par Olivier Pellerin / Photographe : Charlotte NAVIO @FMA Le Bureau / Stylisme : Tania Rat-Patron @37.2 / COIFFURE : Barthélémy JORIS / MAQUILLAGE : Emy MENGA/ Assistant photo : Quentin COLLAS @ Sheriff Projects / Assistant styliste : Théo Guigui