Depuis quelques années, dans les fictions teenage, les jeunes personnages qui militent pour la bonne cause ont peu à peu remplacé celles et ceux qui ne s’intéressaient qu’à leur nombril et à leurs hormones. Bienvenue dans l’ère de l’ado engagé.e et conscientisé.e.

Sur les écrans, la figure adolescente s’est métamorphosée. Une mutation qui vient de la société elle-même – les jeunes étant plus mobilisés que jamais – et qui risque malgré elle de transformer en profondeur la fiction pour ado, voire d’en atomiser les fondations. La mythologie classique du teen movie tient-elle encore debout maintenant que l’activiste environnemental, féministe ou LGBTQIA+ s’est faufilé entre le jock, le cheerleader et le nerd, pour leur tendre un miroir pas toujours avantageux ? À quoi ressemble ce nouveau paysage de récits coming of age, où la lutte contre les discriminations au sein du lycée a pris la place des conquêtes amoureuses et où les scènes de tractage et de manifs ringardisent celles de la frat party ou du bal de promo ? Mixte fait le point sur cette nouvelle donne du genre, pour en dessiner les contours mais aussi certaines limites. Une chose est sûre : si quelqu’un faisait un remake de The Breakfast Club en 2022, il serait certainement obligé d’y ajouter un personnage de militant.

LA NOUVELLE ADOLESCENCE

 

C’est peut-être la scène séminale de toute cette mutation. Cachée dans un teen movie qu’on croyait tourné vers le passé (un remake d’une série culte des années 1980) et qui allait en fait préfigurer l’avenir : 21 Jump Street, version 2012, avec Channing Tatum et Jonah Hill dans les rôles de Jenko et Schmidt, deux jeunes flics envoyés dans un lycée de la Nouvelle-Orléans pour y démanteler un narcotrafic en se faisant passer pour des élèves. Le jour de la rentrée, ravis de ressortir leur attirail d’ado (baggy, hoodie et grosse cylindrée de location), les agents approchent du lycée en analysant leurs nouveaux camarades de classe. Quelques groupes leur sont familiers (“Ça, ce sont des gothiques… et ça, des geeks…”), d’autres beaucoup moins (une bande de hipsters à chemises à carreaux, un petit groupe de fluokids japonisants, qu’est-ce que c’est que ça ?!). Mais le pire est à venir. En tentant de sympathiser avec celui qu’il identifie à raison comme le mâle alpha du lycée, Jenko va découvrir une révolution, non pas des fringues mais des valeurs : ses manières de fier-à-bras qui se moque de tout, agresse les faibles et pollue éhontément, ne sont plus aussi cotées qu’auparavant. “Tu te fiches de l’environnement ? T’es taré, mec…” Les regards moqueurs pleuvent, et l’année, il le sait, est déjà foutue. Ce qui lui valait jadis son statut de caïd le condamne désormais à celui de paria. De l’explosion du vintage à celle des drogues chimiques, 21 Jump Street a eu le nez creux sur beaucoup de choses. Mais la première de toutes, c’est la manière dont l’adolescence allait, dans la décennie à venir, cesser d’être cet âge bête, toxique, autocentré, pour devenir une phase très sérieuse, pétrie de lutte contre les discriminations, de préoccupations politiques et environnementales. Une réalité que l’on constate aujourd’hui très largement dans la société, qui nourrit par ailleurs beaucoup de fantasmes, notamment dans le camp réactionnaire (qui a fait de la lutte contre le “wokisme” son cheval de bataille, en s’attaquant particulièrement aux jeunes et notamment à l’université), mais qui tout de même se mesure.

21 Jump Street (2014)

Dans son étude annuelle, la Direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative atteste qu’en France, en 2020, les 18-30 ans ayant participé à une manifestation ou à une grève sont 46 % plus nombreux qu’en 2016 (pour un total de 19 %) ; le nombre de ceux ayant défendu une cause en ligne a augmenté de 30 % (47 % au total) et 11 % de plus se sont engagés bénévolement dans un groupe ou une association (40 % en tout). La préoccupation environnementale est leur principal sujet d’engagement politique (viennent ensuite l’action humanitaire, la santé et la lutte contre les discriminations). Entre 2017 et 2020, le nombre des 18-30 ans adhérant à une association de défense de l’environnement a quasiment triplé, passant de 5 à 14 %. Pour Valérie Becquet, sociologue, professeure à l’université de Cergy-Pontoise, spécialiste de l’engagement des jeunes et autrice en 2021 de Géopolitique de la jeunesse - Engagement et (dé)mobilisations (éd. Le Cavalier bleu), la question climatique a fait l’objet d’un “effet d’accélération sur l’engagement des jeunes” : les mobilisations autour des Marches pour le climat, des COP ou autour d’icônes comme Greta Thunberg ont figuré une “fenêtre d’opportunité pour organiser la mobilisation”. Il serait très excessif (et pas très reconnaissant envers la génération 68) de prétendre que la politisation des jeunes est l’apanage des dernières générations, mais ces dernières impriment tout de même, selon elle, un rythme nouveau et font preuve d’une “volonté de changer les choses plus rapidement”.

Greta Thunberg dans les Simpson
TEEN BUILDING

 

Le cinéma français, pourtant pas le plus actif en matière de teen movie, s’est très récemment emparé de cette nouvelle adolescence, aperçue dans Petite Solange d’Axelle Ropert – dont l’héroïne (qui fait avant tout face au divorce de ses parents) voue une vénération à Greta Thunberg et lui consacre des exposés enflammés au lycée – et surtout dans La Croisade de Louis Garrel où un ado embarque ses parents bourgeois dans un projet environnemental d’envergure internationale. Il s’agit pour les deux films de chercher dans la fiction un écho à la réalité d’une expérience familiale quotidienne pour des cinéastes en âge d’avoir des enfants adolescents – surtout quand on sait que la moitié des jeunes déclare sensibiliser leur entourage à la cause environnementale. Dans le cinéma et les séries américaines, c’est dans la seconde moitié des années 2010 que ces adolescents ont explosé en nombre. Bien sûr, avant cela, il y a eu quelques cas isolés. Des “rebelles sans cause”, comme le James Dean de La Fureur de vivre (titre VO : Rebel Without a Cause), film souvent considéré comme le premier des teen movies, ou le Bender de The Breakfast Club ; mais aussi des “rebelles avec des causes”, comme Lisa Simpson, végétarienne depuis 1995 grâce à Paul McCartney, qui avait accepté d’être guest de l’épisode “Lisa la végétarienne” à condition que le personnage ne change plus jamais de régime ensuite. Pour Célia Sauvage, coautrice de l’essai Les Teen movies (Vrin, 2011), un autre personnage annonciateur est à chercher du côté de Juno (2007) : “Emblématique d’une nouvelle génération d’héroïne intelligente, prête à faire entendre sa voix sur le sujet très sensible de l’avortement (même si l’adolescente finit par accepter sa grossesse). Elle est directement la source d’inspiration des héroïnes de The Edge of Seventeen, Booksmart ou Moxie”.

La Petite Solange

L’année 2007 est un point de bascule : elle voit aussi sortir SuperGrave, que l’on peut volontiers considérer à l’inverse comme le chant du cygne de la teen comédie “bro” et potache. Ces cinq dernières années, le cinéma et la télévision ont déployé une offre soudainement pléthorique de récits adolescents couvrant une amplitude inédite de sujets politiques abordés et d’identités représentées, avec ce qui a émergé à partir de 2017-2018 comme un flux continu de programmes centrés sur des protagonistes racisés (Euphoria, To All the Boys I’ve Loved Before), homosexuels (Love, Simon et sa suite Love, Victor), gender-fluid (Genera+ion), se saisissant de graves problématiques en matière de luttes contre les violences raciales (The Hate U Give), de féminisme (Moxie), ou de lutte contre les souffrances psychologiques adolescentes (13 Reasons Why). Des programmes en apparence plus potaches et centrés sur la découverte de la sexualité, comme Sex Education ou Big Mouth, ont à l’intérieur de ce créneau eux aussi abordé une révolution inclusive, introduisant des personnages d’adolescents décidés à lever les tabous sur des sujets aussi divers que la non-binarité ou les problèmes d’éjaculation. Sous l’effet de ces nouveaux programmes, le terrain même du lycée a changé de statut : il n’est plus prioritairement pensé comme un espace de compétition sexuelle. Pour Célia Sauvage, il est devenu “un laboratoire d’expériences sociopolitiques” au sein duquel des adolescents mettent en place des projets politiques concrets d’amélioration de leurs conditions de vie. Il peut s’agir de structures d’accompagnement, comme la cellule de sexologie de Sex Education, ou de véritables mouvements pour obtenir des droits comme dans Moxie, dont l’héroïne se réapproprie le passé riot grrl de sa mère en lançant un fanzine qui aboutit à une remise en cause des doubles standards sexistes de son lycée en matière d’habillement ou de reconnaissance sportive.

Moxie
INVERSION DES RÔLES (OU PAS)

 

La précocité de ces engagements interroge volontiers et peut amener un regard critique sur l’adultification des adolescents, comme dans The Politician où l’élection du président du conseil des élèves d’un lycée prend les proportions d’une campagne présidentielle. Souvent, les cibles des revendications des héros et héroïnes de ces teen shows politisés sont précisément les anciennes têtes couronnées du teen movie. Des personnages aussi archétypaux que le jock séducteur ou le nerd mal dans sa peau, que des films comme The Breakfast Club ou American Pie montraient volontiers avec tendresse ou bienveillance, apparaissent aujourd’hui comme les incarnations d’une masculinité toxique à déconstruire : on ne ferme pas les yeux et on s’attache à les dénoncer lorsqu’ils se rendent coupables de harcèlement (comme Tyler de 13 Reasons Why) ou de viol (comme Mitchell dans Moxie). D’où le fait qu’il est aujourd’hui plus difficile de revenir sur les emblèmes parfois rassis de la pop culture adolescente sans en voir transparaître les mécanismes d’oppression. Le site de Vice en avait fait l’expérience en 2020, en demandant à un panel d’adolescents de réagir à des films cultes des années 1990 et 2000. Résultat sans appel : la misogynie libidineuse d’American Pie, le classisme classe de Clueless, les stéréotypes nationaux d’Eurotrip n’étaient vraiment pas à leur goût. Mais leurs héritiers chargés de conscience politique ne sont pas toujours exempts de critiques, et peuvent parfois voir le vent de l’exemplarité morale tourner à leur défaveur. “L’exemple de la série 13 Reasons Why reste canonique, explique encore Célia Sauvage. Le show a su parfaitement dénoncer la culture du viol et donc repenser l’archétype des jocks, mais dans le même temps, en voulant humaniser un agresseur sexuel, il a permis une forme de réhabilitation très problématique. On a ainsi parfois eu l’impression que la colère, pourtant légitime, d’Hannah et Clay, devenait un combat politique excessif.”

13 reasons why

Moxie a lui aussi reçu un accueil mitigé, accusé par certains de n’être au fond “qu’un film comme un autre sur une ado blanche problématique” (Mia Brabham dans Cosmopolitan) s’érigeant pratiquement en leader des droits civiques de son lycée, dans une pure logique de white savior. Sans aller jusqu’à ce genre d’accusation, d’autres séries ont pu être perçues comme sacrifiant le récit et l’émotion au profit d’une inclusivité ostentatoire et creuse, comme Genera+ion, la très récente série queer de HBO Max, qui inspire au Guardian (que l’on pourra difficilement soupçonner de conservatisme) un certain scepticisme : “Une meilleure représentation sur le papier ne signifie pas nécessairement une meilleure série. Genera+ion prend la fluidité de genre pour acquise et pimente ses dialogues de catchphrases woke, mais le tic cache mal la pauvreté de son écriture et la maigreur de ses personnages”. C’est souvent à Euphoria que revient, en définitive, le statut de tête de pont de cette nouvelle donne du teen show – peut-être, paradoxalement, parce que la série de Sam Levinson ne comporte pas vraiment de personnage correspondant à l’archétype du militant, ce qui lui a permis de ne jamais céder sur le plan de l’écriture des sentiments, de la profondeur tragique des existences décrites et de la volatilité émotionnelle des personnages. Dans un nouvel ordre teenage attaché à représenter l’adolescence comme un âge de l’engagement, avec une maturité précocement atteinte et une empathie décuplée envers l’autre, le vrai challenge sera sans nul doute de préserver l’épaisseur des personnages et de savoir leur donner corps au-delà de leur signification politique.

Euphoria

Cet article a été originellement publié dans notre numéro Spring/Summer 2022 Mixte : Commitment, sorti en février 2022.