M. Ces “sorcières”, ces “vieilles filles punies”, mises au ban ou frappées d’infamie parce qu’elles ne veulent vivre ni sous le régime des hommes ni sous celui de “Dieu le père” nous paraissent dater d’un autre temps. Pourtant la société semble encore vigoureusement dissuader les femmes de vouloir se passer de la compagnie des hommes…
M. K. Absolument. En réalité, à travers la figure de la vieille fille, il y a énormément de choses qu’on considère comme naturelles. La construction savante, c’est d’avoir mis en place ce récit selon lequel une femme ne peut pas vivre seule et, même au-delà du patriarcat, que les humain.e.s ne sont pas fait.e.s pour vivre seul.e.s, sans le couple, sans la famille. C’est une construction encore très forte aujourd’hui et c’est un récit qui ne change pas. À la différence de la figure de la sorcière, qui pouvait épouvanter les deux sexes par son supposé pouvoir maléfique, la vieille fille effraie parce qu’elle ne veut pas vivre en compagnie des hommes. C’est encore vu et vécu comme intolérable, en témoignent les réactions ultra-violentes autour de la non-mixité. Ne pas vouloir vivre avec des hommes, c’est toujours très délicat à proposer. Même quand les démarches sont pacifiques, la population masculine (et certaines femmes) les voit comme des affronts. Ce que je trouve intéressant dans la figure de la vieille fille, c’est qu’elle cumule les tares : elle est d’un ennui profond, moche, frigide, souvent ingrate, avare, elle a une vie de merde, elle ne peut vivre que par procuration. On agite une image d’épouvantail sous les yeux des jeunes filles pour leur dire : “Si vous fuyez la compagnie des hommes, si vous refusez de vivre avec eux, voilà la vie de misère qui vous attend”.
M. Tu expliques aussi qu’on nous incite à consommer et à s’associer pour être heureux·ses, comme si sexe et amour étaient indissociables. Au point d’oublier la rareté, la singularité des sentiments amoureux…
M. K. Effectivement. Et c’est une parole très peu audible aujourd’hui. Je suis tombée amoureuse une fois, j’espère vraiment que ça m’arrivera de nouveau, mais peut-être pas. Toute une vie peut se passer sans que ça n’arrive. On nous dit tellement que c’est naturel de naître, de mourir, de tomber amoureux (de la bonne personne) et de rester avec elle longtemps ! C’est une pression terrible et ça pousse énormément de gens à se mettre en couple par défaut. C’est un récit qui est très peu déconstruit pour le coup, cette idée que l’amour est pour tout le monde. Moi je pense que l’amour est un miracle. Autour de moi, il y a des gens qui se sont trouvés, d’autres non. Le vouloir absolument, penser que si on ne l’a pas, malgré toute la richesse de ce que l’existence peut proposer, notre vie est foutue, je trouve ça dommage. Il y a des vies ratées à force d’essayer à tout prix de consolider ou de garder l’amour. Et ce qui m’intéresse chez les vieilles filles, c’est cette idée de vivre à part.
M. Cette idée de “vivre à part”, comme tu le soulignes, est historiquement plus prégnante dans la culture queer. Dirais-tu que ces tendances et règles liées au couple, que tu dénonces, sont moins tenaces au sein de la communauté LGBTQIA+, malgré une part de plus en plus importante de personnes queer qui tendent vers un schéma hétéronormé ?
M. K. J’ai l’impression que c’est moins tenace. Dans ce que je peux observer autour de moi, même si le couple en lui-même n’est pas forcément si déconstruit que ça, les parcours queers comme les féminins sont ceux d’individus qui ont dû s’interroger sur leur propre vie, leur chemin, leurs décisions, à la différence des hommes cis hétéros qui sont le dernier groupe socioculturel à se penser comme naturel. Dans les relations queers, il y a déjà un bout de travail effectué qui rejaillit sur le couple et éventuellement sur la famille. Mais je trouve que la pression du couple, du désir qui doit perdurer, les arrangements qui sont faits pour maintenir à tout prix la structure de base qu’est le couple, ça existe aussi chez les queers. Les tentatives de déconstruction, ça me fait penser à la croissance verte : on essaie de trouver des choses plus justes, peut-être moins violentes, moins dommageables, mais on reste tout de même dans l’idée du capitalisme. Or moi j’aime beaucoup la décroissance amoureuse. Mais c’est quelque chose qui n’est pas très exploré, ni chez les hétéros pur jus, dont je fais partie, ni chez les queers. Et même si on opte pour un couple plus libre, le trouple, le polyamour, c’est de la croissance verte.