Rencontre avec la journaliste et autrice Marie Kock qui, dans son essai Vieille Fille, analyse et décortique le concept du célibat au féminin. Et si, plutôt qu’une tare, c’était la clef d’une prise de pouvoir ?

Il paraît que c’est triste, d’être célibataire. Surtout pour les femmes. Qu’on a raté sa vie sans l’incontournable mariage suivi de beaucoup d’enfants. Or vivre seule, loin de la compagnie imposée des hommes, de la vision sociétale des relations amoureuses, apparaît en réalité comme les clés d’une prise de pouvoir. Sur soi, sur sa vie, sur son futur et sur sa singularité. Un constat sous forme de révélation qu’a établi Marie Kock dans Vieille Fille, son second ouvrage, remarquable et brillamment écrit, publié aux éditions La Découverte. On y découvre tout un programme qui, à travers un témoignage personnel et intime, incite à allier déconstruction et libération pour regarder le concept de “vieille fille” sous un prisme inédit, bien loin des clichés savamment véhiculés par une société toujours effrayée par le pouvoir d’émancipation des femmes.

MIXTE. Écrire un livre à partir de son vécu, ça expose. Comment s’est déroulée l’écriture de Vieille Fille, sa construction ? Quelle a été son inspiration ?
Marie Kock.  Pour que l’intime soit politique, il faut qu’il soit honnête. J’espère ne pas avoir été impudique. Ce dont j’avais peur, c’était plutôt d’avoir l’air folle (histoire de rester dans le cliché de la vieille fille), parce que je fais des liens un peu bizarres entre des idées. Je ne m’appuie pas uniquement sur des textes universitaires très sérieux ou militants. Au contraire, j’essaie de prendre du matériau partout où il est. Si je suis honnête, c’est aussi comme ça que je réfléchis vraiment et que ma pensée se construit. Les récits qui m’ont le plus touchée, qui m’ont fait le plus avancer dans ma réflexion, ce sont ceux où les gens étaient capables d’accepter leurs propres contradictions, leurs ambivalences ; et ça, j’y tenais beaucoup.

M. Quels aspects voulais-tu particulièrement aborder et quels étaient ceux que tu souhaitais éviter ?
M. K.
Je ne voulais surtout pas retourner le stigmate en disant : “On considère mal les vieilles filles alors que ce sont des meufs super”, mais plutôt parler d’elles, des rapports homme-femme, de la condition féminine – donc également humaine –, des rapports capitalistes, autour de la production et de l’investissement, dans le domaine de l’amour et dans tout ce qu’on fait dans la vie. De cette idée qu’à 35-40 ans, il y aurait quelque chose de fixé chez les adultes, quels que soient le genre, le sexe, l’orientation… Comme si à cet âge l’identité se figeait, alors que c’est le moment de se demander : “Où j’en suis ?”, “Est-ce que c’est vraiment ça que je veux faire ?” Notre vie est en perpétuelle révolution/évolution et il n’est jamais trop tard pour tenter de faire autrement. Mon livre est un appel au mouvement, à faire valdinguer une situation au profit d’une autre, à essayer de ne pas nous laisser enfermer dans nos propres destinées. Si ça se trouve, à 60 ans, je vais me marier. Et je n’aurais pas l’impression de me renier.

M. Qu’est-ce que t’a apporté l’écriture à la première personne du singulier, par rapport à ton parcours, à ton histoire et à ton mouvement ?
M. K.
Ça m’a obligée à prendre des décisions, même temporaires, sur des sentiments, sur le fait d’assumer aussi pleinement que je n’ai pas de mari, pas d’enfants et que je n’en aurai pas. Il y a également des épisodes du passé que j’ai posés, et qui m’ont libérée. Dire que c’était compliqué à expliquer, que ça prenait du temps, qu’il y avait des choses dont je n’étais pas complètement sûre… Ça m’a apporté une forme de réconciliation. J’ai vraiment l’impression d’avoir fini un cycle, et ça me permet de préparer le prochain avec une espèce de candeur et d’innocence que je n’avais peut-être pas tout à fait avant d’écrire le livre. Le “je” m’a poussée à préciser ce que je pensais, à me distancier du “je” facile, très à la mode dans le gonzo. Ce “je”, c’est celui des moments où je me trompe, où j’hésite et où je le sais. C’était très important pour moi de ne pas entamer le chapitre sur l’argent par des grandes vérités sur le capitalisme et les femmes, mais de commencer par parler de mon vécu, comme mon addiction à Scrabble Go.

Couverture de l’essai Vieille Fille, éditions La Découverte

M. Ces “sorcières”, ces “vieilles filles punies”, mises au ban ou frappées d’infamie parce qu’elles ne veulent vivre ni sous le régime des hommes ni sous celui de “Dieu le père” nous paraissent dater d’un autre temps. Pourtant la société semble encore vigoureusement dissuader les femmes de vouloir se passer de la compagnie des hommes…
M. K.
Absolument. En réalité, à travers la figure de la vieille fille, il y a énormément de choses qu’on considère comme naturelles. La construction savante, c’est d’avoir mis en place ce récit selon lequel une femme ne peut pas vivre seule et, même au-delà du patriarcat, que les humain.e.s ne sont pas fait.e.s pour vivre seul.e.s, sans le couple, sans la famille. C’est une construction encore très forte aujourd’hui et c’est un récit qui ne change pas. À la différence de la figure de la sorcière, qui pouvait épouvanter les deux sexes par son supposé pouvoir maléfique, la vieille fille effraie parce qu’elle ne veut pas vivre en compagnie des hommes. C’est encore vu et vécu comme intolérable, en témoignent les réactions ultra-violentes autour de la non-mixité. Ne pas vouloir vivre avec des hommes, c’est toujours très délicat à proposer. Même quand les démarches sont pacifiques, la population masculine (et certaines femmes) les voit comme des affronts. Ce que je trouve intéressant dans la figure de la vieille fille, c’est qu’elle cumule les tares : elle est d’un ennui profond, moche, frigide, souvent ingrate, avare, elle a une vie de merde, elle ne peut vivre que par procuration. On agite une image d’épouvantail sous les yeux des jeunes filles pour leur dire : “Si vous fuyez la compagnie des hommes, si vous refusez de vivre avec eux, voilà la vie de misère qui vous attend”.

M. Tu expliques aussi qu’on nous incite à consommer et à s’associer pour être heureux·ses, comme si sexe et amour étaient indissociables. Au point d’oublier la rareté, la singularité des sentiments amoureux…
M. K.
Effectivement. Et c’est une parole très peu audible aujourd’hui. Je suis tombée amoureuse une fois, j’espère vraiment que ça m’arrivera de nouveau, mais peut-être pas. Toute une vie peut se passer sans que ça n’arrive. On nous dit tellement que c’est naturel de naître, de mourir, de tomber amoureux (de la bonne personne) et de rester avec elle longtemps ! C’est une pression terrible et ça pousse énormément de gens à se mettre en couple par défaut. C’est un récit qui est très peu déconstruit pour le coup, cette idée que l’amour est pour tout le monde. Moi je pense que l’amour est un miracle. Autour de moi, il y a des gens qui se sont trouvés, d’autres non. Le vouloir absolument, penser que si on ne l’a pas, malgré toute la richesse de ce que l’existence peut proposer, notre vie est foutue, je trouve ça dommage. Il y a des vies ratées à force d’essayer à tout prix de consolider ou de garder l’amour. Et ce qui m’intéresse chez les vieilles filles, c’est cette idée de vivre à part.

M. Cette idée de “vivre à part”, comme tu le soulignes, est historiquement plus prégnante dans la culture queer. Dirais-tu que ces tendances et règles liées au couple, que tu dénonces, sont moins tenaces au sein de la communauté LGBTQIA+, malgré une part de plus en plus importante de personnes queer qui tendent vers un schéma hétéronormé ?
M. K.
J’ai l’impression que c’est moins tenace. Dans ce que je peux observer autour de moi, même si le couple en lui-même n’est pas forcément si déconstruit que ça, les parcours queers comme les féminins sont ceux d’individus qui ont dû s’interroger sur leur propre vie, leur chemin, leurs décisions, à la différence des hommes cis hétéros qui sont le dernier groupe socioculturel à se penser comme naturel. Dans les relations queers, il y a déjà un bout de travail effectué qui rejaillit sur le couple et éventuellement sur la famille. Mais je trouve que la pression du couple, du désir qui doit perdurer, les arrangements qui sont faits pour maintenir à tout prix la structure de base qu’est le couple, ça existe aussi chez les queers. Les tentatives de déconstruction, ça me fait penser à la croissance verte : on essaie de trouver des choses plus justes, peut-être moins violentes, moins dommageables, mais on reste tout de même dans l’idée du capitalisme. Or moi j’aime beaucoup la décroissance amoureuse. Mais c’est quelque chose qui n’est pas très exploré, ni chez les hétéros pur jus, dont je fais partie, ni chez les queers. Et même si on opte pour un couple plus libre, le trouple, le polyamour, c’est de la croissance verte.

Portrait de Marie Kock par Émeline Daveau

M. Ton ouvrage a une portée très activiste, féministe. Pourtant, tu y emploies peu de termes qu’on retrouve dans les textes militants, pourquoi ?
M. K.
Parce que je trouve qu’ils sont tellement utilisés que ça en devient du langage codé. Ne pas employer les mots actuels du féminisme, c’est essayer de créer un autre récit. Et aussi, beaucoup de ces termes sont “washés” par les marques, les institutions, donc vidés de leur sens. Parfois, ça fait presque le même effet que du langage d’entreprise, comme quand tout le monde est “disruptif”. Moi, le patriarcat, je ne comprends pas ce que ça signifie vraiment si tu ne me donnes pas des histoires à voir, à lire. C’était important d’avoir une espèce de narration un peu cheloue pour dire : “La liberté, on peut la prendre aussi comme ça”. On peut faire en sorte que l’essai et la réflexion soient vivant.e.s, que ce soit joyeux même quand on parle de trucs pénibles. J’ai été très inspirée par Joie militante (de Carla Bergman et Nick Montgomery, aux Éditions du commun), dans lequel l’autrice et l’auteur parlent de la joie selon Spinoza : la capacité de l’individu à être traversé·e (l’inverse, la dépression, c’est quand tu perds de cette capacité à être affecté.e par le monde et par les autres). C’est ça que j’ai en tête.

M. Trois phrases en particulier interpellent dans ton essai. La première, c’est : “Il y a une vie dans laquelle je peux être ma propre et unique gardienne”. Qu’as-tu voulu évoquer ?
M. K.
Être son.sa propre gardien.ne,
c’est refuser la surveillance, quelle qu’elle soit… même la plus affectueuse et bienveillante possible. Refuser de surveiller les autres aussi, de les juger, accepter que chacun vive comme il l’entend sans chercher à le convaincre. Pour moi, être sa propre gardienne implique une putain de discipline, parce que ça veut dire se rendre des comptes à soi-même, prendre soin de soi, ne pas faire peser sur les autres tes névroses qui ne sont pas soignées. C’est quelque chose de très exigeant, en réalité, mais je pense que si tout le monde faisait un peu l’effort de ne pas demander aux autres d’avoir la charge de leurs joies, de leur bien-être, de leur sécurité, on pourrait commencer à créer des relations intéressantes entre les humains.

M. Et cette autre phrase : “Ne pas parler la langue des vainqueurs” ?
M. K.
L’éternelle question, c’est : Est-ce qu’on choisit de parler la langue des vainqueurs ou est-ce qu’on adopte un autre langage en dehors du système capitaliste ? J’ai essayé d’embrasser les codes de ce système, et finalement, j’ai décidé de faire mon truc à côté.

M. Enfin, il y a : “Je suis entièrement disponible pour la vie qui vient”…
M. K.
C’est l’état que j’atteins de temps en temps et que je perds très souvent, parce qu’être disponible, c’est du travail aussi. Ça revient à l’idée de mouvement, qui peut apparaître chaotique, instable ou incertaine. C’est aussi de la surprise, de la découverte. Alors oui, c’est de l’angoisse, mais de l’angoisse on en a tout le temps, quelle que soit la situation. En même temps, ce n’est pas une raison pour ne pas se laisser traverser par la vie, être ouvert·e à ça, dans le travail, dans les relations, dans tout. Être disponible à la vie qui vient, ça veut dire accepter d’être traversée.