Anthropocène, sixième extinction de masse, rapports du GIEC… À mesure que l’environnement s’effondre, comment garder en nous une trace des sons, odeurs, visions, goûts et touchers produit·e·s par la nature ? En travaillant et en (sauve)gardant notre mémoire du sensible. Explications.

En 1962, la biologiste américaine ­Rachel Carson publiait Printemps silencieux. Elle y alertait sur les dangers des pesticides, devenant ainsi l’une des pionnières de l’écologie contemporaine. Ouvrage majeur, son livre a notamment mené à l’interdiction, dès 1972, du dangereux insecticide DDT. Mais déjà, par son titre, Rachel Carson donnait à voir autre chose : notre place dans la nature se joue avant tout dans sa dimension sensorielle. Alors que disparaissent les oiseaux et les insectes, les sons du vivant s’effacent. Si on alerte sur les risques vitaux de l’effondrement de la nature, on parle moins des micro-­changements auxquels nous assistons tou·te·s : est-ce que vous vous rappelez la dernière fois que vous avez vu des vers luisants l’été ? Senti le parfum des fleurs des champs ? Ou entendu un hibou ? Bientôt, la question se posera différemment : qui se souviendra de la sensation des pas dans la neige, lointain souvenir des hivers rigoureux ? Du pétrichor, l’odeur de la pluie, dans les régions dévastées par la sécheresse ? Des constellations dans le ciel, à mesure que nous perdons l’obscurité de la nuit ? Cette “mémoire du sensible”, c’est ce qui est trop peu mis en avant dans l’Anthropocène : la capacité de se souvenir des expériences sensorielles et émotionnelles (oui, courir la bouche ouverte pour attraper des flocons ou sentir l’herbe brûlée par le soleil, par exemple). Un genre de madeleine de Proust en lien avec nos souvenirs d’une nature changeant sous nos yeux. C’est le moment d’archiver, au moins dans notre mémoire, ce que nous risquons de perdre pour de bon.

Réapprivoiser le sensible

 

Si vous passez du temps sur les réseaux sociaux, on vous a peut-être déjà dit “Touche de l’herbe”. Cette expression, devenue un mème (Touch grass! en VO), est une métaphore pour signifier à un internaute qu’il est grand temps pour lui de poser son téléphone et d’aller faire un tour dehors. Derrière la blague, le principe est de renouer avec nos sens et l’idée n’est pas nouvelle : dans son ouvrage Phénoménologie de la perception, publié en 1945, le philosophe Maurice ­Merleau-Ponty analyse le rôle du corps dans notre expérience sensorielle du monde. Pour l’auteur, la perception n’est pas simplement une activité cognitive, plutôt une expérience sensorielle et corporelle qui intègre nos souvenirs sensoriels. Cette “mémoire du sensible” se façonne grâce aux données tactiles, visuelles, auditives, olfactives et gustatives, et aux émotions associées à ces expériences. En psychologie, cette notion se rapporte aux souvenirs d’événements vécus associés à des sensations physiques et sensorielles spécifiques (encore Proust et sa madeleine). En anthropologie et sociologie, elle permet de comprendre comment ces souvenirs influencent nos comportements, croyances et cultures. On saisit l’idée, mais à part une ou deux classes vertes en primaire, on ne peut pas dire que l’approche sensible soit particulièrement mise en avant dans notre éducation. Pourquoi une telle déconsidération ?

“Ça a commencé avec les Grec·que·s, surtout les présocratiques, qui se méfiaient du sensible, et il·elle·s n’avaient pas tort : si on se base seulement sur celui-ci pour appréhender le monde, on fait des erreurs, on pense par exemple que le soleil tourne autour de la Terre”, éclaire Jacques Tassin, chercheur écologue au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et auteur de Pour une écologie du sensible (éd. Odile Jacob, 2020). En gros, l’idée à l’époque était déjà de considérer que le sensible pouvait nous détourner de l’objectivité qu’apporte la science. Un constat qui s’est consolidé par la suite, puisqu’avant la Seconde Guerre mondiale, celles et ceux qui se destinaient à des carrières scientifiques faisaient encore leurs “humanités”. Jacques Tassin ajoute : “On n’avait pas encore creusé un fossé entre ce qui relève des sciences dures et les sciences humaines, qui emmènent avec elles ce qui relève du sensible. Et puis, pour des raisons de ‘taylorisation’ de la science, une recherche d’efficience à tout prix, les disciplines se sont segmentées, les hyperspécialisations scientifiques sont apparues, nous éloignant d’autant plus de l’appréhension sensible du monde.” Pas étonnant, quand on sait qu’étymologiquement, “sensible” dérive de la racine indo-européenne sent qui signifie “se diriger vers quelque chose”. CQFD.

Lutter contre l’amnésie écologique

 

Remettre le sensible au cœur de notre vie, c’est ce qui pourrait nous permettre de sortir des limites de l’Anthropocène – l’époque géologique actuelle, impactée par l’humain. C’est en tout cas l’une des hypothèses avancées par la philosophe et biologiste Donna Haraway, qui a introduit le concept de “chthulucene”. Cette notion met l’accent sur la coexistence multi-espèces, où les humain·e·s ne sont pas au centre mais font partie d’une toile complexe de relations incluant les plantes, animaux, microbes, et même des entités non vivantes comme les rochers et les rivières, accordant ainsi une grande importance à la notion du sensible, qu’il s’agisse de l’ouïe des chauves-souris, du sonar des dauphins, ou encore des réseaux de communication chimique des plantes. Bref, on se décentre et on sort du spécisme en portant un peu plus d’attention au monde. Au début des années 1990, le biologiste marin Daniel Pauly montrait que les pêcheur·se·s prennent comme référence scientifique le nombre de poissons tel qu’il·elle·s l’ont connu au début de leur carrière. Comprendre : selon notre âge, nous n’avons pas tous les mêmes référentiels écologiques. Une personne née dans les années 1950 n’a pas connu les insectes, l’érosion côtière ou les glaciers comme une personne née dans les années 2000. Se souvenir des lucioles, des haies dans les champs, des vers de terre est le privilège de celles et ceux qui les ont vécus.

Pour les autres, cela n’existe pas : outre l’histoire orale des ancien·ne·s, toujours prêt·e·s à dire que les hivers étaient plus froids avant, notre rapport à la nature et notre approche sensible ne se transmettent pas entre générations, seulement par l’expérience. Théorisée par le psychologue environnemental Peter H. Kahn Jr, cette “amnésie écologique” montre que l’on perd progressivement toute une mémoire collective des conditions environnementales passées. Le risque ? Accepter une dégradation de l’environnement qui était considérée comme anormale par les générations précédentes. Le tout ayant forcément un impact sur nos ressentis sensibles, amoindris par rapport à ceux de nos aîné·e·s. Jacques Tassin illustre : “Les ancien·ne·s n’avaient pas besoin de montre, il·elle·s regardaient le ciel pour savoir à peu près quelle heure il était et cela suffisait car il n’y avait pas besoin de connaître l’heure à la seconde près. Pour la météo, il·elle·s étaient capables de lire le ciel pour avoir une idée du temps qu’il ferait le lendemain. Si on parle de l’agriculture, le monde paysan a disparu dans les années 1970, remplacé par des technicien·ne·s qui ont cessé de capter les signes de leurs champs, de leur bétail, laissant tout ça à des substituts qui sont venus remplacer ces formes de lecture du vivant.” Se réapproprier le monde par nos sens : une grille de lecture à envisager pour atteindre la pleine conscience écologique.

Réinitialiser ses sens

 

Alors, prêt·e·s à booker des vacances pour ressentir le froid polaire ou rechercher une zone sans bruit humain ? Mauvais calcul. Pour préserver notre mémoire du sensible, l’expérience de terrain prime, mais paradoxalement, pas partout et pas n’importe comment. Très prisé depuis quelques années, le “tourisme de la dernière chance” met en péril les lieux qu’il entend préserver, des pôles à la grande barrière de corail. Un exemple ? En 2022, plus de 100 000 personnes ont visité l’Antarctique. “Le dernier endroit sur Terre où des touristes devraient aller”, titrait même le journal The Atlantic à ce sujet. Des lieux patrimoniaux importants pour la prise de conscience écologique et leur intérêt mémoriel sensible, mais où les infrastructures nécessaires à leur visite mettent en péril l’écosystème. Alors, comment faire l’expérience du terrain ? En revenant à la simplicité avec les “micro-aventures” locales, l’ornithologie ou la découverte de plantes comestibles, ou encore en revivant des moments oubliés, comme l’observation de la nuit dans des réserves de ciel étoilé.

Car renouer avec ses sens est aussi un entraînement qui passe par une hiérarchie mémorielle : “On est dans un monde extrêmement visuel et pressé, or, si on parle des sensations du passé, la vue est moins armée que le goût et l’odorat, ajoute Jacques Tassin. À l’échelle de l’individu, cela favorise une perte de mémoire des sensations : on oublie beaucoup moins les expériences de l’odorat et surtout du goût, que les expériences visuelles ou auditives.” Évidemment nos modes de vie toujours plus numériques n’aident pas. En juillet 2023, un commentaire TikTok a fait date : sous la publication d’une vidéo de bébé sur fond de ciel, une internaute demandait : “Comment avez-vous ajouté ces nuages dans le fond ?” Réponse : “C’est le ciel, on était dehors.” Un moment viral pour Internet, révélateur de notre déconnexion totale. Jacques Tassin ajoute : “Pour reprendre le mot du sociologue Bruno Latour, il faut se ‘reterrestrer’, parce qu’on écrase beaucoup de sensations par le numérique, donc on fait de moins en moins l’expérience d’une sensation fine, directe, qui nous engage, où le corps est là. Cela participe à la moindre aptitude d’un accueil du sensible.”

Le sensible : sur place ou à emporter ?

 

Si rien ne vaut la nature “en vrai”, à mesure que les écosystèmes changent, peut-on fabriquer du sensible “artificiel” ? L’industrie de la parfumerie cherche à encapsuler ces odeurs si particulières : chez Hermès, le nez Christine Nagel s’est inspirée de l’odeur du crottin de cheval pour le rare parfum Paddock. Plus niche, l’artiste et parfumeuse Hilde Soliani a imaginé Lacrima, une fragrance de neige fraîche. Enfin, le géant de la parfumerie Givaudan a annoncé l’année dernière avoir réussi à reproduire l’odeur du pétrichor pour créer le parfum Geogaia. Beaucoup moins industrielles, d’autres initiatives visent à préserver notre patrimoine sensible comme l’écologie des paysages sonores, où des bioacousticien·ne·s et audio­naturalistes captent les sons de la nature afin de les conserver. C’est notamment le cas de Bryan Pijanowski, directeur du Centre mondial pour les paysages sonores, qui confiait récemment à l’Unesco : “Dans le cadre de cette ‘mission d’enregistrement de la Terre’, 29 des 32 biomes terrestres et aquatiques principaux de la planète ont été répertoriés jusqu’à présent.” Mais la collecte de ces sons menacés n’est pas purement vouée à l’archivage. Il poursuit : “Les peuples autochtones utilisent depuis longtemps le son pour comprendre les variations de leur environnement, mais aussi pour se relier à la nature et à l’au-delà. Les sons de la nature sont souvent inextricablement liés au monde spirituel (…) Pour mieux comprendre ce qu’ils représentent, j’ai demandé à un éleveur mongol quelles seraient pour lui les conséquences de la disparition de ces sons du monde naturel qui l’entoure. Sa réponse ne s’est pas fait attendre : ‘Nous ne serions plus humain·e·s.’” Affaire sensible, donc.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Fall-Winter 2024 STATE OF NATURE (sorti le 16 septembre 2024).