Stephanie D’heygere et Meryll Rogge par Yann Morrison

Mixte a réuni deux figures talentueuses et représentatives de la mode féminine actuelle. La créatrice d’accessoires Stephanie D’heygere et la designer Meryll Rogge se sont rencontrées pour discuter de la place des femmes dans l’industrie et de leur rapport à la notion d’escapisme.

Être designer indépendant·e en 2024 n’est pas vraiment une sinécure. Jongler avec les contraintes – qu’elles soient financières, temporelles ou tout simplement humaines – devient un labeur quotidien. On doit gérer les réseaux sociaux, les client·e·s et les fournisseur·se·s, tout en essayant d’éviter les chamboulements de dernière minute. Et pourtant, rien n’aurait pu empêcher Meryll Rogge et Stephanie D’Heygere de lancer leur propre marque, l’une de prêt-à-porter, l’autre d’accessoires. Il suffit d’ailleurs de consulter le CV de chacune pour réaliser qu’elles étaient déjà des fashion insiders avant de créer sous leur propre nom. Rogge a travaillé comme designer pour Marc Jacobs à New York et dirigé le studio femme de Dries Van Noten pendant trois ans et demi. Elle a aussi été demi-finaliste du prix LVMH en 2022. Quant à D’Heygere, elle dessine depuis plusieurs années des lignes d’accessoires et de bijoux pour des marques de mode établies, telles que Courrèges, Y/Project ou A.P.C. Volontaires, déterminées et intègres, elles font partie d’une nouvelle génération de créatrices qui veulent se faire une place dans une industrie encore dominée par les hommes.

Force est de constater qu’il y a malheureusement peu de femmes à la tête des grandes maisons de luxe en France, hormis ­Virginie Viard chez Chanel, Maria Grazia Chiuri chez Dior et Nadège Vanhee-Cybulski chez Hermès. Le succès fulgurant de Marine Serre, diplômée de La Cambre Mode[s] à Bruxelles, a sans doute donné des ailes à d’autres jeunes femmes qui souhaiteraient tenter leur chance. Rogge présente ses collections à Paris. Stephanie y vit. Complices dans leur belgitude, elles sont confrontées aux mêmes problèmes, et savent très bien en rire. Pour la première fois dans un magazine, les deux créatrices, qui se connaissent depuis l’adolescence et sont restées très proches, jouent le jeu de l’interview croisée, placée sous le thème de l’escapisme. Comment ­parviennent-elles à fuir la réalité pour se retrouver elles-mêmes ? Existe-t-il encore des espaces libres où elles peuvent se ressourcer ? Empreinte de courage et d’amitié, leur conversation est aussi surprenante que sincère.

MIXTE. À quand remonte votre toute première rencontre ?
MERYLL ROGGE. Je ne m’en souviens absolument pas. Steph ?
STEPHANIE D’HEYGERE. On avait 14, 15 ans à peine. Ce n’était pas autour de l’équipe de hockey ?

M. Vous étiez dans la même équipe de hockey ?
M. R. Non, mais on avait déjà des amis en commun.

M. Votre passion pour la mode remonte à l’adolescence ?
S. D. J’étais une grande consommatrice de magazines à l’époque, mais je ne pensais vraiment pas à la mode comme parcours professionnel.
M. R. Sauf que tu recevais souvent des cadeaux de ta tante, dont la fameuse pochette Vuitton.
S. D. Oui, j’ai toujours eu un penchant pour le luxe (rires). C’était un petit sac graffiti Stephen Sprouse, dessiné par Marc Jacobs. Je l’ai toujours d’ailleurs. J’avais fait la queue devant leur boutique des Champs pour en avoir un, mais ils étaient tous sold out.

M. Meryll, est-ce que l’intérêt pour la mode est venu plus tard pour toi ?
M. R. Je ne voulais pas faire de mode au départ, mais être illustratrice pour Walt Disney. Vers l’âge de 14 ans, j’ai commencé à dévorer les magazines Gap Collections de ma grand-mère, qui reprenaient tous les défilés de la saison par capitale mode. Même enfant, j’avais des opinions assez fortes sur ce que je voulais porter. À 15 ans, je me souviens que ma prof de grec m’avait confisqué un dessin que j’avais fait durant le cours pour finalement m’asséner : “Toi, tu seras styliste de mode.”

Stephanie D’heygere par Yann Morrison.

M. Le destin !
M. R. Effectivement, ça me semblait logique, et puis j’avais déjà entendu parler de l’Académie des arts à Anvers.

M. Vous vous retrouvez donc à l’Académie ensemble.
S. D. Pas du tout. On a fait du droit d’abord.
M. R. Je pense que ça rassurait nos parents, et puis tout le monde faisait ça à l’époque.
S. D. C’est compliqué, à 18 ans, de devoir choisir une spécialisation. Évidemment, j’ai vite compris que le droit ne m’intéressait absolument pas. Il fallait que je trouve quelque chose qui m’inspire, et surtout qui m’excite. Je ne pense pas avoir voulu être styliste, en revanche j’étais clairement fascinée par le monde de la mode. Je rêvais aussi d’habiter à l’étranger. J’en ai parlé à mes parents, qui m’ont donné le feu vert pour me présenter à l’examen d’entrée à Anvers. Et puis j’ai tout raté. Du coup, je me suis retrouvée dans une école de mode moyenne à Barcelone, qui ne correspondait pas vraiment à mes attentes. Une fois revenue en Belgique, j’ai retenté l’examen d’entrée à l’Académie, apprenant que Meryll le faisait aussi.
M. R. Et ce n’est pas terminé… (rires)

M. Une vraie télénovela…
S. D. On rate l’examen toutes les deux, et l’Académie nous redirige vers une classe d’art préparatoire, qu’on a suivie ensemble avant de pouvoir finalement intégrer Anvers.

M. C’est drôle que vous ayez vécu les mêmes choses quasi en même temps.
M. R. On se voyait tout le temps à l’époque, ce qui nous a rendues encore plus proches. Avec le recul, c’est vrai qu’on voulait absolument faire l’Académie. On n’avait pas trop le choix.
S. D. On cherchait des backups, mais on souhaitait vraiment entrer dans une grande école.
M. R. J’aurais bien voulu faire Central Saint Martins, mais c’était juste impayable.

M. Vous avez travaillé pour d’autres avant de lancer votre marque. Quand avez-vous eu le déclic ?
M. R. C’est venu très tôt pour moi, je dirais même avant l’Académie. Cependant, il fallait que je travaille pour d’autres designers afin de pouvoir vraiment connaître ce métier. Les gens s’imaginent que tout vient tout de suite, mais il faut parfois une dizaine d’années pour comprendre comment utiliser certains tissus et ne pas se planter dans ses finitions. Il y a tellement de choses à apprendre.

Meryll Rogge par Yann Morrison.

M. Qui a sauté le pas en premier ?
S. D. Moi, c’est venu plus tard, quand j’ai décidé de faire une petite collection de leggings imprimés entre deux stages. Ça a plutôt bien marché mais j’ai vite compris tout ce qu’il fallait faire pour qu’une marque fonctionne. Je bossais à Paris en freelance et j’avais pas mal de client·e·s, dont Dior où je travaillais avec Charlotte Chesnais. Elle avait sa propre marque en parallèle et je pense que ça m’a inspirée pour faire la même chose. J’adore travailler pour d’autres, mais c’est aussi important d’avoir son truc à soi.

M. Meryll, tu as fondé la marque qui porte ton nom en 2020. En quoi créer sa propre marque reste-t-il un plaisir ?
M. R. La satisfaction n’est jamais vraiment là car tu peux toujours faire mieux. Mais je suis heureuse quand une collection marche bien, ou qu’elle suscite un véritable enthousiasme de la part des acheteur·se·s, des ami·e·s ou de la presse. J’aime aussi le travail quotidien en équipe, même si j’ai l’impression de ne jamais avoir assez de temps dans une seule journée.
S. D. Avec ma marque D’Heygere, j’accède à un espace de liberté totale où je peux faire vivre certaines idées que je n’utiliserai jamais pour d’autres client·e·s.

M. Quand on dirige des équipes comme les vôtres, même si elles restent à taille humaine, quelle place y-a-t-il pour l’innovation et la créativité ?
M. R. Pour moi, c’est la cata. Dix pour cent seulement de mon temps est consacré au design. Il y a trop de choses à gérer à côté.
S. D. Je dois avouer que pour les accessoires, j’ai toujours plein d’idées que je note. Quand la nouvelle saison commence, je sais déjà dans quelle direction je veux aller. C’est un mélange de plein de choses qui sont déjà dans ma tête et d’autres que j’ai envie d’améliorer.

M. Parlons un peu de féminité. Quels sont les avantages d’être une femme dans votre métier ?
S. D. Les avantages ? (elle rit) J’avoue ne pas trop me pencher sur la question du genre, pour moi c’est plus une question d’envie et de talent en général.
M. R. Dans mon cas, quand tu es une femme dessinant des vêtements pour d’autres femmes, tu as une autre conscience du fit et de ce que quelqu’un va vouloir mettre ou pas. Perso, je ne fais pas du 34.

M. Est-ce que c’est moins fantasmé, du coup ?
M. R. Non, c’est juste qu’on réfléchit à certains détails qui donneront plus de confort à la cliente finale. Ça ne nous empêche pas du tout d’être créatives ! Après, pour être honnête avec toi, c’est le seul avantage auquel je puisse penser.
S. D. C’est un peu un cliché, mais en tant que femme on a peut-être plus de douceur et une certaine forme de compassion que n’aurait pas forcément un homme. Si je vois que mon assistante ne se sent pas bien, je vais la renvoyer chez elle au lieu de la garder au studio. Cette empathie, on l’a sûrement plus en tant que femme.
M. R. D’accord avec toi. J’ai travaillé pendant des années dans des maisons où les gens avaient l’impression d’être enfermés, ce que je déteste profondément. J’aime que les gens travaillent chez eux ou même dehors. Je n’ai pas envie de restreindre leur liberté et préfère leur donner une certaine flexibilité. Je n’ai aucun côté dictateur.
S. D. Ce n’est pas en laissant les gens cloués à leur bureau de 10 heures à 20 heures qu’on va les épanouir en tant que personnes. Je l’ai bien vu chez Dior. On ne peut pas être créatif 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Chez eux, même pour aller voir une expo, il fallait demander une autorisation. Ça rend vraiment tout compliqué.

Meryll Rogge SS24.
Meryll Rogge SS24.
Meryll Rogge SS24.
Meryll Rogge SS24.

M. En 2023, beaucoup de designers sont partis ou se sont fait remercier. Étrangement, il·elle·s ont tou·te·s été remplacé·e·s par de jeunes hommes blancs, majoritairement homosexuels. Est-ce que la mode est sexiste ?
M. R.
Ce n’est pas la mode, mais le monde entier ! Combien de directeurs d’hôpitaux ou de multinationales sont des femmes aujourd’hui ? C’est juste amusant de constater que 70 % des personnes qui travaillent dans notre milieu sont des femmes, mais que peu d’entre elles finissent par diriger des marques.
S. D. Les profils sont effectivement toujours un peu les mêmes. Beaucoup de femmes lancent d’ailleurs leur propre marque, car c’est pour elles la seule façon d’avancer.
M. R. Effectivement.

M. On peut s’étonner de voir à quel point les gens ont critiqué les prix pratiqués par Phoebe Philo quand elle a lancé sa propre marque l’année dernière, comme si une styliste devait se justifier d’être aussi chère que ses confrères. Beaucoup de ces critiques émanaient d’ailleurs d’autres femmes. Personne n’a jamais dit à Giorgio Armani qu’il vendait ses vêtements trop cher…
M. R. J’ai toujours travaillé avec des femmes et je n’ai jamais eu le sentiment de ne pas être soutenue par elles. Le problème, c’est que les hommes doivent encore être au pouvoir en 2024 et que les chasseur·se·s de têtes privilégient des profils masculins. Parfois, j’ai aussi l’impression que les hommes font plus d’esbroufe et du coup, arrivent mieux à se vendre.
S. D. Et puis soyons réalistes, choisir une femme c’est aussi prendre le risque qu’elle tombe enceinte, ce qui n’enchante pas la plupart des employeurs mode. Il faut vendre, il faut créer sans cesse et faire tourner la machine… Fonder une famille reste une option pour une femme. D’ailleurs, j’ai beaucoup d’amis gays dans ce milieu qui s’acharnent au boulot justement car ils ne pensent pas à créer une famille.
M. R. Il y a tellement de concurrence dans la mode. Et pas mal de requins aussi. Personnellement, la compétition ne m’intéresse absolument pas.

M. Qu’est-ce qui vous frustre le plus dans la mode actuellement ?
M. R. Je suis frustrée par le fait qu’on ne donne pas le temps nécessaire aux jeunes talents pour grandir. Aujourd’hui, tout doit arriver tout de suite, ce qui est complètement impossible. Les boutiques non plus n’ont aucune patience. Elles veulent obtenir un succès immédiat quand elles achètent ta marque.
S. D. Parfois, j’ai le sentiment que les acheteur·ses ont un peu la flemme de présenter nos produits à leurs client·e·s de façon à ce qu’il·elle·s puissent mieux les comprendre. Heureusement, nous avons notre propre boutique en ligne, qui nous permet de rectifier le tir.

D’heygere
D’heygere
D’heygere
D’heygere

M. Comment gérez-vous la pression des collections ?
S. D.
J’ai présenté ma onzième collection et ça va vraiment très très vite… En même temps, ce calendrier aide à achever une collection, sinon on a toujours de nouvelles idées qui viennent.
M. R. Complètement.
S. D. Après ce serait bien de pouvoir ralentir ou de trouver d’autres manières de vendre et de présenter les collections. Par exemple, je n’aurai pas de showroom physique pour la prochaine mais j’organiserai un événement durant la Fashion Week.

M. En quoi l’idée d’évoquer un ailleurs, ou de s’en construire un, semble particulièrement pertinent pour vous ces derniers temps ?
M. R. J’ai deux enfants et suis donc un peu limitée dans mes sorties et mes activités. Disons qu’aller manger une crêpe le soir en famille fonctionne un peu comme une échappatoire pour moi.
S. D. N’ayant pas encore d’enfant, j’en profite. J’adore voyager et faire la fête le week-end. Récemment, j’ai découvert que j’avais une vraie passion pour le design mobilier et l’envie de développer des projets dans ce domaine-là. C’est peut-être du travail aussi, mais pour moi c’est avant tout une respiration.
M. R. Au cours des cinq dernières années, j’ai travaillé avec Dries Van Noten sur le lancement et le développement de sa ligne de parfums et de produits de beauté. J’ai encore eu une réunion hier et ça fait du bien d’être sur une autre gamme de produits et de ne pas penser à des vêtements.
S. D. C’est presque des vacances quand tu peux oublier ta vie au quotidien, ne serait-ce que pour quelques heures.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).