RIHANNA POUR LA COLLECTION
FENTY X PUMA CREEPER PHATTY EARTH TONE.

Dans les scénographies des défilés, dans les vêtements aux coupes et aux matières organiques, les arbres, la nature, les éléments et plus globalement le vivant tentent de reprendre leurs droits. (R)éveil d’une conscience environnementale sincère ou besoin criant de reconnexion à soi, quel est cet arbre qui cache la forêt ?

Soyons honnêtes : niveau engagement écologique, la mode revient vraiment de loin. Qui se rappelle du “forest gate” de Chanel ? Pour son défilé automne-hiver 2018-219, la marque avait reproduit une forêt sous la nef du Grand Palais, avec de vrais arbres. Après avoir essuyé une salve de critiques, la maison s’était justifiée par un communiqué : “Chanel souhaite préciser qu’il ne s’agit en aucun cas d’arbres centenaires, mais de chênes et de peupliers en provenance d’une forêt française du Perche, acquis dans le cadre d’un plan de coupe autorisé. Lors de l’acquisition des arbres, Chanel s’est engagé à replanter une parcelle de cent nouveaux chênes au sein de la forêt.” Dans la foulée, la maison Dior avait retenu les erreurs de son voisin et lancé l’opération “Planting for the Future” consistant à planter les 160 jeunes arbres utilisés pour la scénographie du défilé printemps-été 2020, issus de pépinières françaises, allemandes et italiennes. Mais aujourd’hui, il ne suffit plus d’avoir la main verte, il faut agir, comme nous le rappelle la baseline de la collection automne-hiver 2024-2025 de Stella McCartney, “It’s about fucking time”, un slogan scandé pendant le défilé par une voix off – et, dans une vidéo de campagne, par la Terre elle-même, qui devient une entité dont la voix porte.

Défilé Prada Fall-Winter 2024

Pour de nombreux·ses créateur·rice·s, il est temps de laisser la nature reprendre ses droits, comme l’a également affirmé Miuccia Prada à travers le set design du défilé automne-hiver 2024-2025, dont la collection s’intitule “Romance instinctive”. Créé par le studio AMO, ce parterre de mousses et de jeunes pousses animées par le ruissellement d’un cours d’eau, le tout protégé par de larges plaques de verre sur lesquelles défilent les mannequins, était une allégorie de la “contradiction entre notre existence à l’intérieur et notre connexion innée avec l’extérieur”, dixit la marque. Et si l’enjeu de remettre la nature au premier plan était avant tout d’ordre existentiel ? Une injonction à nous reconnecter à notre for intérieur, à revisiter l’intime, lui-même intrinsèquement lié à notre nature et donc à LA nature ? Entre robes-troncs, végétations luxuriantes sur les podiums et réflexions écologiques, promenons-nous dans les bois… pendant qu’il en est encore temps.

Campagne Stella McCartney FW24
Campagne Stella McCartney FW24
FOREST JUMP

 

La saison dernière, il y a eu des pièces fortes comme la robe en bois de Zomer ou le bustier-lierre grimpant de Loewe. Cette saison, des set designs luxuriants comme celui du défilé Gucci Croisière ou la forêt enneigée de Moncler Grenoble jusqu’aux paysages digitalisés de forêts chez Balenciaga, la végétation a continué à gagner du terrain. Et pour plus de crédibilité, ce sont parfois les éléments qui se manifestent, comme chez Pressiat dont le show se clôt sous de faux flocons de neige, ou chez Hermès, où la pluie semble s’abattre sur le podium. Un appel à humer le pétrichor (cette odeur bien particulière de la terre après la pluie) également entendu chez Burberry, où Daniel Lee a cherché à recréer ces sensations que peut produire une promenade sous les arbres : “Je voulais qu’on ait l’impression d’être en forêt la nuit. Ce sentiment à la fois d’élégance, de confort et de chaleur en plein air”, a développé le créateur. À ces décors vivants s’ajoute le nuancier forestier, que l’on retrouve dans de très nombreuses collections. Vert mousse, kaki camouflage, vert fougère, rouge écorce, ocre sentier, bref, tout pour nous donner l’impression qu’on se balade en forêt. Dans certaines collections, comme celles de Didu, Rokh ou Avellano, les robes structurales, moulées dans des collants vert sauge ou des matières transparentes façon latex, donnent aux silhouettes des airs de lianes vivantes.

Défilé Gucci Cruise 2025

Plus terre à terre, Rihanna n’hésite pas à se transformer en femme-tronc dans la campagne pour le modèle Creeper Phatty Earth Tone de Fenty x Puma. Le corps recouvert de fougères, de lichens et de branchages, la chanteuse joue les végétaux sans pour autant passer pour une plante verte. Idem pour Taylor Russell lors du Met Gala, moulée dans un corset Loewe customisé façon tronc d’arbre en trompe-l’œil pour l’occasion. “J’ai toujours voulu être un arbre”, a d’ailleurs commenté l’actrice canadienne. Effectivement, le dress code du bal, “The Garden of Time”, appelait forcément à challenger son arbre intérieur. Un exercice également pris au pied de la lettre par Lana del Rey, habillée en Alexander McQueen vintage d’une robe issue de la collection automne-hiver 2006-2007, façon “arbre mort sous bâche”. Pour justifier ce choix, la chanteuse a expliqué : “C’est un peu Dame Nature qui demande à être respectée. C’est pour cela que je ne porte qu’une rose, parce que les autres branches mortes supplient d’être respectées pour les racines d’où elles viennent.” Un discours qui, au-delà de la fashion sphère, peut se lire au sens métaphysique, voire philosophique, considérant que se reconnecter à “l’arbre qui est en nous” peut être une façon de renouer avec l’environnement, mais aussi avec notre nature humaine.

Taylor Russell en Loewe au Met Gala 2024.
Lana del Rey en Alexander McQueen au Met Gala 2024.
(Re)prendre racine

 

La nature comme source d’inspiration, ce n’est certes pas nouveau et Alexander McQueen disait d’ailleurs : “Il n’y a pas meilleur designer que la nature.” Or bien avant la mode, celle-ci transcendait déjà l’art pictural, comme on a pu le voir cette année au Petit Palais avec l’exposition “La Voix de la forêt”, qui rendait hommage au travail de Théodore Rousseau, peintre pré-impressionniste ayant fait de la nature “son motif principal, son monde et son refuge”. Connu pour avoir contribué à la préservation de la forêt de Fontainebleau qu’il arpentait en solitaire pour s’en imprégner et redéfinir les contours du paysagisme, son amour de la forêt s’est mué en militantisme. Un combat ayant abouti à la protection d’une partie de ce domaine, désormais désigné comme “réserve artistique”. Au cinéma ou dans la danse comme dans l’œuvre The Tree, de la chorégraphe et poétesse Carolyn Carlson (elle a notamment inauguré le Centre Pompidou en 1976), la forêt est un élément incarnant le vivant comme un être à part entière. Dans cette pièce qui aborde l’urgence climatique d’une nature au bord de l’effondrement, la chorégraphe appelle à renouer avec son arbre intérieur : “Nous ne sommes pas extérieur·e·s à l’Univers ; nous sommes des graines évoluant en cycles et en rythme, comme les changements de saisons qui régissent chaque création.” Bientôt, tou·te·s de l’humus ? C’est ce qu’évoque aussi la collection Gucci automne-hiver 2024-2025 et sa teinte vert ocre baptisée rotten, un terme signifiant littéralement “pourri”, qui fait référence à la moisissure naturelle, ou encore le travail d’Iris Van Herpen, inspiré des micro-organismes et champignons observés dans la nature.

Gucci Fall-Winter 2024
Burberry Fall-Winter 2024

Du côté du Met, le commissaire de l’exposition, Andrew Bolton, explique dans le catalogue comment il s’est entouré de scientifiques afin d’explorer “les aspects sensoriels – non seulement la vue, mais aussi l’odeur, le toucher et le son – des vêtements exposés. Établissant un parallèle entre les sens humains et ceux de la nature, l’exposition s’intéresse à trois éléments : la terre, l’air et l’eau.” Une ode au vivant qui rappelle le travail de Jean-Guillaume Mathiaut. Ce sculpteur a développé un lien quasi charnel avec les arbres, qu’il métamorphose dans sont atelier installé en lisière de la forêt de Fontainebleau. Tronc fossilisé, morceau d’écorce sacrifié ou branche abandonnée… Il offre une deuxième vie à ces végétaux : pas de coupe, pas de violence, les œuvres sont faites à la main, à l’instinct, “à l’ancienne comme nos anciens, explique l’artiste. Mes lignes angulaires expriment la nature du bois, son âme, sa douceur. Je ne crée qu’avec le bois mort ou tombé, et depuis dix ans, avec l’Office national des forêts, les troncs sont acheminés par des chevaux percherons.” Une forme de respect dont il serait temps de s’inspirer en (re)considérant les arbres comme de vrais êtres vivants, au même titre que les espèces animales. Car au-delà de son rôle environnemental et social, il semblerait que l’arbre soit aussi politique, susceptible d’acquérir un jour un statut juridique. Aux arbres citoyens ?

COLLECTION FENTY X PUMA CREEPER PHATTY EARTH TONE.
NE RESTONS PAS PLANTÉ·E·S LÀ

 

Certes, faire des câlins aux arbres a des vertus thérapeutiques prouvées depuis plusieurs siècles, comme en témoigne la sylvothérapie, mais aujourd’hui, cette pratique ancestrale japonaise peut aussi avoir une portée politique. Outre les mannequins de la campagne Fenty qui s’accrochent aux branches de vieux chênes, un militant américain a récemment battu un record en enlaçant quelque 1123 arbres en moins d’une heure. Comme un besoin de reconnexion à la puissance du vivant, l’arbre est revenu au cœur des pratiques bien-être, comme celle du “parkour primal”, qui consiste à se percher dans les arbres pour mieux méditer. Un nouveau genre d’événement visant à cultiver le lien arbre-humain voit également le jour, à l’image des Nuits des forêts, un festival qui se déploie dans plus de 200 forêts françaises et consiste à célébrer “les forêts et le vivant” à l’aide d’événements organisés, allant de la balade botanique aux immersions nocturnes. Un bon terreau pour les jeunes pousses militantes ? C’est aussi ce en quoi croit Christophe Gerschel, fondateur de l’association Green Sanctuaries qui entend défendre les droits des arbres au même titre que ceux des êtres humains. Si le gouvernement s’organise, notamment avec le lancement du programme de recherche Résilience des forêts (Forestt) qui aura lieu à la Cité mondiale de Bordeaux les 18 et 19 septembre 2024, quid de l’industrie de la mode, plus que jamais pointée du doigt pour sa responsabilité dans la déforestation ? Pas plus tard que cette année, l’association de défense de l’environnement britannique Earthsight dénonçait la destruction des forêts du Cerrado au Brésil.

Balenciaga Fall-Winter 2024
Balenciaga Fall-Winter 2024

Dans cette enquête, “Crimes de mode. Les géants européens liés au scandale du coton brésilien”, sont cités des groupes comme H&M ou Zara, et plus globalement la société Inditex qui exporte ces mêmes matières premières en Asie pour fabriquer des jeans. Et pendant que certain·e·s tentent de se sortir de la sauce, d’autres s’engagent fièrement en faveur de la nature, et plus particulièrement des forêts. En Italie, Fendi a collaboré avec AzzeroCO2 et la coopérative sociale La Nuova Arca dans le cadre d’un projet de biodiversité urbaine visant à revitaliser la pinède de Falcognana, juste à l’extérieur de Rome. Plus globalement, LVMH a pour projet de participer à la restauration de 5 millions d’hectares d’habitat d’ici 2030. Autre véritable cheffe de fil du militantisme green, Stella McCartney lance chaque année plusieurs initiatives telles que le mouvement #ThereSheGrows, au profit d’associations comme Canopy. Car n’est-ce pas là la meilleure force de frappe de l’industrie, utiliser l’image et les communautés pour lever des fonds? D’autres diront que la recherche de nouveaux matériaux est également un champ prospère, comme ce viscose “forest friendly” lancé par la marque ou encore la collection capsule SOS lancée en 2024, qui consiste à tracer le plus précisément possible la provenance des textiles et leur fabrication. Cité par l’association Forests4Fashion, l’artiste italien Michelangelo Pistoletto, figure du mouvement Arte Povera, a déclaré: “La forêt, c’est la nature. La mode est un artefact. La façon dont nous nous habillons délivre un message de métamorphose et une vision du monde. Il est important de partir de là.”

Cet article est originellement paru dans notre numéro STATE OF NATURE FW24 (sorti le 16 septembre 2024).