De Beyoncé à Michelle Yeoh en passant par les défilés de mode, la figure de la “Mother” s’échappe enfin du carcan patriarcal pour se transformer en symbole de puissance et de bienveillance. Ne cherchez plus, la Mère est l’idole ultime de la pop culture.

Voilà une sortie qui a rendu dingues les Stans Twitter (ces groupes de fandoms qui adorent commenter l’actualité people). Invitée à remettre le prix de la Meilleure Chanson aux derniers Golden Globes, l’actrice Michelle Yeoh (accompagnée de son partenaire de jeu Jeff Goldblum dans “Wicked”) s’est interrogée sur le fait que ces derniers l’ont récemment gratifié du terme “serving mother” sur les réseaux. Celui-ci serait-il une façon indélicate de désigner toute personne réduite à son statut de mère, en dépression post-partum de longue durée ou frôlant la ménopause ? Que nenni. Dans le “slang” (langage argotique) anglophone né dans les interstices du web, le terme “mother” qualifie une personne puissante et fabuleuse, et il a même droit à sa déclinaison verbale comme dans l’expression largement répandue “Mother is mothering”.

À mille lieues du rôle domestique auquel elle est trop souvent assignée, la mère s’impose dans toute sa splendeur : on pense d’emblée à Rihanna, qui comme Beyoncé auparavant, a fait de sa grossesse et de sa maternité un véritable “statement” au point de poser avec sa famille en “mother leading the way” sur la couverture du Vogue britannique. En septembre dernier, le magazine américain Nylon analysait le phénomène des “single moms of Downtown” ou “SMODS”, ces nouvelles “It-Girls”, qui ont une vie flamboyante et dont la progéniture se retrouve en photo dans les magazines “avant même de pouvoir former les mots de Steven Meisel” – tout ça est bien évidemment rendu possible grâce au privilège de classe comme le pointe l’article.

En mode “mother”

 

Erigée en “role model”, la Mère est une source d’inspiration dont la place sur le(s) podium(s) n’est plus à faire. Les créateur·rice·s de mode, tels que Simon Porte Jacquemus, Karl Lagerfeld ou Alexander McQueen, ont toujours su rendre hommage à leurs mères respectives. Mais plus récemment, à la Fashion Week londonienne SS25 de septembre dernier, le concept est allé un peu plus loin puisque les designers Tolu Coker, Skepta et Chet Lo sont venu·e·s clôturer leur défilé aux bras de leurs mères. Quant à Chemena Kamali, la directrice artistique de Chloé dont c’était le premier défilé pour la maison en février 2024, elle a été surprise par son fils qui s’est jeté dans ses bras lors de son salut à la fin du show. De quoi nous rappeler que pour l’automne-hiver 2024, d’autres enfants pendaient aux bras des mannequins de la créatrice Marine Serre (vrais ceux-là), tout comme à la semaine de la couture printemps-été 2024 chez Schiaparelli où la mannequin Maggie Maurer portrait un bébé en version robotisée, quelque part entre les Daft Punk et une boule à facettes disco.

Schiaparelli Couture Printemps-été 2024
Marine Serre FW24

Bref, la mère est définitivement dans le cou. En novembre 2023, lorsque Phoebe Philo lançait sa marque, cinq ans après avoir quitté la maison Céline, le premier article vendu fut un collier sur lequel on pouvait lire “Mum”. De quoi nous rappeler les stans de mode qui considèrent encore et toujours Miuccia Prada comme la “mother” ultime de l’industrie. Sans parler des filiations mère-fille dont la mode est très friande — le duo Kate Moss-Lila Grace pour ne citer qu’elles, et plus proche de l’actualité avec la disparition en janvier de Rosita Missoni, matriarche de la marque éponyme, dont la fille Angela faisait l’éloge auprès du Vogue US en 2020 en ces termes : “Ma mère a été sans aucun doute mon inspiration, mon mentor et mon soutien le plus indéfectible (…). Elle a nourri mon désir d’être, comme elle, une bonne mère, faisant d’une famille unie par l’attention et l’amour une priorité dans la vie.” Respect à la mama.

Tolu Coker et sa mère lors de son défilé SS25
Chet Lo et sa mère lors de son défilé SS25
“Mamala of the country”

 

Ce bon vieux Freud approuverait sans aucun doute l’affirmation selon laquelle dès notre petite enfance nous n’avons d’yeux que pour notre maman. Ce n’est d’ailleurs qu’à ses 8 mois que le nourrisson capte que lui et sa mère sont deux êtres différents. D’autres mettront plusieurs années à couper symboliquement le cordon, mais ceci est une autre histoire. Un article datant de 2013 du Courier International soulignait d’ailleurs que “Maa est le mot le plus répandu au monde et l’un des plus anciens. Les linguistes estiment que, dès l’âge des premiers sons, les bébés prononcent naturellement la syllabe ‘ma’. Ils associent vite ce son avec la personne qui est souvent la première à applaudir leur trouvaille : leur mère.” Symboliquement, et sémantiquement, elle est au centre de notre univers : elle est notre mère nature (Gaïa pour les intimes), notre mère patrie, notre mère protectrice. C’est en somme l’idée formulée de manière absurde et maladroite en avril dernier par l’actrice Drew Barrymore affirmant à Kamala Harris, alors candidate aux présidentielles américaines, qu’elle devait être la “Mamala du pays” (“Mamala of the country” en version originale). Cette dernière était restée littéralement sans voix dans cette séquence filmée cringe AF. Mais comment en sommes-nous arrivés à considérer la mère comme un titre honorifique ?

“Le terme mère (ou du moins, dans sa langue vernaculaire en ligne) dérive de la Ballroom Scene noire et latino-américaine de New York. Les utilisateur·rice·s des réseaux sociaux se servent souvent de ce mot comme synonyme d’icône et de légende. La Ballroom suit une structure de parenté, où les personnes trans, queer et artistes drag créent leurs propres familles et leur propre ‘house’ (‘maison’). Beaucoup attribuent le mérite à Crystal LaBeija, en tant que créatrice de la culture ballroom, une femme transgenre noire et drag queen agacée par le colorisme et le racisme qui affectaient les concours de dragsters à la fin des années 1960”, précisait Time magazine dans l’article “How A Term with Queer Origins Became an Internet Sensation” publié en mai dernier. En 2022, Beyoncé s’était en partie inspirée de cette culture et lui avait rendu hommage avec son album Renaissance. Lors de sa tournée du même nom en 2023, la chanteuse avait d’ailleurs choisi de se faire introduire sur scène par la voix de Kevin Jz Prodigy, (MC et figure emblématique de la scène Ballroom new-yorkaise) comme “Thee iconic mother of the house of Renaissance”. Une façon pour elle d’affirmer son statut de mother icone et légendaire auprès de ses fans.

Allô maman bobo

 

La mère se construit donc ainsi librement, en dehors des genres et des familles assignés à sa naissance. “Vous avez des mères, des mères homosexuelles, des pères homosexuels, des frères et sœurs homosexuel·le·s, des oncles homosexuels, etc. Il existe de véritables lignées que vous pouvez suivre et celles-ci remplacent les familles biologiques qui ont souvent renié leurs enfants”, expliquait dans ce même article du Time, Ricky Tucker, auteur du livre “And The Category Is…: Inside New York’s Vogue, House, And Ballroom Community”. La popularité de l’émission de télé-réalité RuPaul’s Drag Race et ses déclinaisons à travers le monde ont largement contribué à ce glissement sémantique dans la culture populaire de la Mother comme symbole d’empouvoirement et de bienveillance. D’autres événements sont venus nourrir dernièrement les nombreuses variations autour de la mère : à l’exposition de l’artiste brésilienne Tarsila do Amaral actuellement présentée au Musée du Luxembourg, le portrait “A Negra” représentant une “mère noire”, nous rappelle l’instrumentalisation des femmes esclavisées et afro-descendantes en tant que nourrices, jusqu’à la fin du XIXe siècle. Invisibilisées dans l’espace public, délaissées par les politiques publiques et cantonnées à rester dans les clous, ce constat violent, les journalistes Johanna Luyssen, Judith Duportail et Aline Laurent-Mayard l’ont fait encore récemment dans leurs essais respectifs Mères Solos et Maternités Rebelles et le podcast “Bienvenu-e Bébé”.

Le portrait “A Negra” de Tarsila do Amaral.

Leur discours, loin des mom-influenceuses parfaites, Trad Wives rétrogrades et dévouées et MILF objectifiées, s’émancipe des injonctions patriarcales et trouve amplement sa place dans les cercles militants queer et féministe, valorisant la notion de “care” (prendre soin) et les systèmes d’entre-aide. Dans son essai paru en 2020 “La puissance des mères”, la politologue et fondatrice du Front des mères (premier syndicat de parents d’élèves des quartiers populaires), Fatima Ouassak montre “le potentiel politique stratégique des mères” et réaffirme que les mères “courage” peuvent soulever des montagnes. Gisèle Pélicot ne nous l’a que trop bien démontré ! Un changement de paradigmes qui séduit la GenZ portée par des qualités dites “maternelles” (bienveillante, empathique, rassurante, protectrice) qu’elle applique à ses ami·e·s et à sa famille choisie, faisant un pied-de-nez à la Girlboss, cet archétype carriériste et arriviste à souhait, érigée en modèle par leurs aîné·e·s les Millenials. Et de donner une nouvelle dimension au féminisme politique en y incluant toutes les mères. Pas sûr que cela aurait plu à Simone de Beauvoir. Pourtant, c’est bien connu, désormais on ne naît pas mère, on le devient.