Figure de proue de rap queer militant, l’artiste Mykki Blanco revient avec un nouvel album intitulé Stay Close to Music, un disque politique et mutant où la musicien·ne non-binaire se réinvente.

Chef d’œuvre sans doute est le mot plus galvaudé de notre époque. Mais s’il y a un album qui mérite ce qualificatif en cette rentrée morose, c’est bien le nouvel opus de Mykki Blanco Stay Close to Music. À 36 ans, Mykki conitnue de faire du rap dont iel a longtemps été une des figures de proue mais lui donne cette fois-ci une atmosphère unique mêlant jazz et talk over. Mykki a l’habitude de collaborer avec d’autres artistes. Par le passé, iel a travaillé avec Madonna, Dev Hynes ou Kanye West (avant que celui-ci ne passe définitivement du côté obscur de la farce). Mais aujourd’hui, la songwriter a réuni autour d’iel un véritable gang musical bigarré et chic : Devendra Banhart, Anohni, Mnek, Saul Williams, Jónsi (chanteur du groupe islandais Sigur Rós) Kelsey Lu… Mykki a même réussi le tour de force de faire sortir Michael Stipe, l’ex-chanteur de REM, de sa semi retraite le temps d’un titre bouleversant. Fébrile avant la sortie de son album, la musicien·ne a pris quelques minutes pour parler avec Mixte de son nouvel album, de sa définition du féminisme et de la manière dont iel a pavé la voie pour des artistes queers comme Lil Nas X ou Frank Ocean. Mais aussi d’expliquer comment Woodkid lui a sauvé sa vie.

Mixte. Ce nouvel album est incroyable. Très loin des compositions de tes travaux précédents. Pourquoi ?
Mykki Blanco. Toute ma carrière, j’ai rappé. Certes, je pratiquais un rap plutôt expérimental mais s’il fallait définir mon style, c’était clairement un hip-hop assez vif et direct. Cette fois, j’ai voulu explorer d’autres facettes de mon identité. J’ai conscience de ne pas avoir une grande voix de chanteur·se mais j’ai toujours été inspiré·e par des gens comme Lou Reed, Jonathan Richman ou Tom Petty… Des chanteurs qui pratiquent une sorte de parler/chanter. J’y ai trouvé une forme de liberté. Dans le hip-hop, on utilise beaucoup de mots mais la plupart de mes songwriters préféré·e·s visent une certaine simplicité. Ce territoire, jusqu’à présent, je ne m’y étais encore jamais aventuré·e.

M. Tu n’aimes plus tes anciennes productions ?
M.B. Si. Mais pendant des années, j’ai vécu une vie disons… rock and roll. J’ai énormément tourné. Un·e artiste comme moi, qui n’a jamais été signé·e sur une major, reste dépendant·e des tournées. La naissance des réseaux sociaux comme Tumblr ou Twitter m’a vraiment permis d’échapper à l’homophobie et la transphobie que je subissais aux Etats-Unis. Ma première tournée en Europe a tout changé. Ça a permis à un public majoritairement queer de me découvrir. Entre 2013 et 2016, j’ai tourné sans relâche. Le revers de cela, c’est que je ne passais pas assez de temps en studio. Je ne grandissais plus musicalement. J’ai eu une crise existentielle, j’avais l’impression d’avoir le “syndrome de l’imposteur”. En 2017 lorsque j’ai sorti l’album Mykki, j’ai mis à plat ma discographie et je me suis dit : “Ok. J’ai fait quelques chansons que les gens aiment. Je les fais rire. Je les fais danser”. J’ai exploré des récits queers qui n’avaient jusqu’ici jamais été racontés en musique. Mais est-ce que les gens peuvent écouter mes disques de la première à la dernière chanson ? Non.

M. Tu voulais découvrir ce qu’était le son « Mykki Blanco » ?
M.B.
Exactement ! Je passe mon temps à me métamorphoser. Mais qui suis-je ? Quel est mon son ? Alors j’ai établi de nouvelles règles. Comme arrêter de sampler, cesser d’utiliser des logiciels de programming… C’était un saut dans le vide car j’ai utilisé le sample quasiment toute ma carrière même lorsque je bossais avec des producteurs de techno ou de dance. Cette fois, j’ai fait venir des musicien·e·s en studio et on a fait des jam sessions. Un saxophoniste, un guitariste ou un pianiste… Je donnais une intention de départ puis on jammait. À la fin de la journée, on réécoutait tout et mon producteur balançait : “Voilà ! Ça c’est le moment où la source d’inspiration s’efface et où l’on crée un truc à part”. Et ça devenait la base de notre composition.

M. Comment as-tu convaincu Michael Stipe de chanter à nouveau ?
M.B.
Pour être honnête, ce n’est qu’au moment de publier la chanson que j’ai réalisé que Michael n’avait rien sorti depuis très longtemps. Je me suis senti·e très chanceux·se ! Je ne vis plus à New York depuis des années mais j’y ai longtemps vécu. New York est à la fois une immense et une petite ville où tu peux tomber sur des gens par hasard. J’ai souvent croisé Michael. La première fois, je crois que c’était dans la rue ou à une expo. J’étais très jeune mais il savait qui j’étais et il aimait mon travail. Je l’ai recroisé lors d’une fashion week… Puis il y a 4 ans, on s’est retrouvé·e·s côte à côte à un défilé. Cette fois, on a échangé nos adresses email. Et pendant deux ans, j’en ai rien fait. Un jour, j’ai fini par lui envoyé cette chanson, Family Ties.

M. C’est une chanson très dure sur les liens familiaux. D’où vient-elle ?
M.B.
Le père de mon ex était un homme psychologiquement très violent. Mon mec allait bien et soudain son père l’appelait au téléphone pour lui balancer “Je vais me suicider !”. Un jour, cet homme a eu un accident qui lui a laissé des séquelles au cerveau. Mon mec expliquait que, d’une certaine manière, son frère, sa mère et lui avaient vécu cela comme une forme de revanche. La chanson parle de cela. De la relation malsaine qu’on peut entretenir avec un parent. Sans vraiment pouvoir lui échapper… Je crois que c’est la première chanson où je chante réellement. Je disais à mon producteur “Vas-y. Donne-moi le traitement Britney Spears !” (iel explose de rire)

M. C’est quoi le “traitement Britney Spears” ?!
M.B.
Disons qu’on a trouvé un filtre qui permet à ma voix de s’élever un peu plus qu’elle ne peut le faire. C’est la chanson la plus honnête que j’ai jamais écrite…

M. Quand tu es arrivé·e sur la scène, tous les médias te rangaient dans des listes des “nouveaux rappeurs et rappeuses LGBTQ”. Aujourd’hui, des artistes noir·e·s et ouvertement queers comme Lil Nas X remplissent des arénas. Tu te sens une filiation avec eux ?
M.B.
Culturellement, je vois bien qu’on a beaucoup accéléré. À l’époque, j’abordais des sujets politiques extrêmement tabous et je me sentais seul·e. Je n’éprouve aucune rancune mais quand j’observe des artistes comme Lil Nas X ou Frank Ocean, je me dis que je leur ai ouvert la voie, oui. Je ne pense pas les avoir influencés musicalement. Mais sur l’accès à l’espace public et à la célébrité, je leur ai ouvert des portes, oui. Lil Nas est une popstar.

À bien des égards, il incarne le rêve absolu de ce que nous aurions toutes et tous voulu devenir : une popstar noire et gay, belle et au teint foncé. Et qui, en plus, explose les codes de la suprématie blanche. Mais tous ces artistes, comme Frank Ocean, étaient dans le placard avant de faire leur coming out médiatique. Ça n’est qu’une fois qu’ils ont eu du succès qu’ils ont trouvé le courage de dire qu’ils étaient gays. Ils ont pu gagner le cœur de la majorité de leurs fans à travers un malentendu qui supposait leur hétérosexualité. Au début au moins. Moi, je n’ai jamais eu cette option.

M. L’album se termine par un titre bouleversant, Carry On où tu évoques ta séropositivité. Tu chantes : “Est-ce que je peux être célèbre si j’ai le VIH”…
M.B.
(Iel prend une longue respiration). En 2015, j’ai révélé ma séropositivité car je n’étais plus capable de séparer ma vie personnelle et ma vie artistique. Je n’arrivais pas à compartimenter. C’était en train de me détruire mentalement et ça affectait trop d’aspects de ma vie personnelle. C’était effrayant. Je ne vais pas te lâcher des noms mais à cette époque, beaucoup de gens m’ont tourné le dos professionnellement. Ils avaient peur ou ils ne savaient pas comment ils devaient réagir. Mais la vie m’a récompensée pour mon courage. De nouvelles personnes sont entrées dans ma vie. Des gens comme Woodkid. Yoann m’a vraiment pris·e sous son aile. Pardon je deviens émotif·ve… (sa voix se brise). Il s’est occupé de moi. Il m’a dit : “Non, tu ne vas pas arrêter de faire de la musique parce que tu es ouvertement séropositif·ve.” J’avais besoin d’entendre ça. C’est pour ça que sa présence est si forte sur l’album Mykki. Jusqu’alors, je n’avais jamais imaginé que des gens puissent être aussi bons avec moi. J’avais plutôt l’habitude qu’on me fasse du mal. Woodkid m’a montré que les gens pouvaient avoir de la compassion et me soutenir. Rien que pour ça, je suis heureux·se d’avoir eu ce courage. (iel explose en sanglots).

Maintenant que je suis ouvertement séropositif·ve depuis plusieurs années, j’ai une voix. Beaucoup de personnes VIH+ n’en ont pas. Ça reste toujours un fardeau. Pourtant avec la pandémie de Covid, la monkeypox et toutes ces infections, je pensais qu’on allait collectivement prendre conscience que ce genre de maladies arrivait et que ça n’était jamais la faute de la personne atteinte. Mais non…

M. Il y a une chanson très politique sur ton disque qui s’appelle Your Feminism is not my Feminism. C’est ta façon de te jeter dans la bataille contre les TERFS ?
M.B.
Pas vraiment. Plus jeune, j’ai été très influencé·e par le féminisme des Riot grrrl. Des groupes comme Bikini Kill, Kathleen Hanna, Le Tigre… Le Tigre parle du féminisme sur tous leurs albums ! Ces musiciennes ont fait mon éducation. j’ai appris ces concepts grâce à elles ! Pour moi, ça a été une révélation ! Je voyais précisément ces problèmes dans la société mais je n’avais pas de mots pour les verbaliser. Soudain, j’avais le lexique ! C’est ce que j’ai essayé de faire avec ce titre. Mais c’est très difficile. Aborder ce sujet en restant doux·ce et surtout sans paraitre prétentieux·se ou intello. Cette chanson, c’est ma réponse, ma façon de dire : “Comment mon apparence physique peut te faire croire que tu peux me parler ainsi ?”. Dans mon propre parcours trans, lorsque j’étais très fem et que je marchais dans les rues de New-York, je me souviens très bien m’être senti à la fois extrêmement visible et invisible. J’ai connu cette réalité. Je n’ai de leçon à recevoir de personne.

Stay Close To Music de Mykki Blanco est disponible chez Transgressive/Pias