Éditorialiste, réalisatrice, écrivaine et militante feministe, Nesrine Slaoui est aussi connue pour ses prises de parole sur la représentation des femmes maghrébines dans les médias. Sensible au concept sociologique de transfuge de classe, elle a écrit pour mixte une tribune sur la notion d’escapisme, liée selon elle a notre condition sociale et culturelle.

J’écris toujours la nuit. C’est un endroit de mélancolie ; une compagnie étrange. Comme l’enlacement des espoirs déchus et des souvenirs joyeux. Tout est calme, la nuit. Nos vies urbaines et frénétiques sont à l’arrêt. J’écris depuis cet endroit coincé entre le passé et le présent et je cherche toujours comment en sortir. Comment sortir d’ici sans m’abandonner à la fatalité ? Comment affronter la réalité et sa violence, en plein jour ? Comment sortir du monde, c’est le titre du roman de Marouane Bakhti qui trône sur ma pile de livres à finir, et je demande à mon tour : comment sortir de l’ombre ?

“Où que nous regardions,
l’ombre gagne
Pourtant nous sommes de ceux
qui disent non à l’ombre
Nous savons que le salut
du monde dépend de nous aussi”,
écrivait Aimé Césaire.

Être de ceux·elles qui disent non à l’ombre est un choix courageux, exigeant. Dire non à l’ombre, c’est dire non à tout ce qui obscurcit notre humanité. C’est dire non aux bombes et aux génocides. Dire non aux discours qui excluent et aux lois qui stigmatisent. Dire non aux défenseur·e·s de l’ordre, de l’autorité et de la hiérarchie. Dire non à la domination. Désapprouver ces corps mutilés, ces vies amoindries et ces terres décharnées pour quelques privilèges. Sortir de l’ombre est un choix collectif. Notre seul horizon de paix et de justice.

J’ai essayé de sortir de l’ombre, seule. J’essaye tous les jours de sortir de mon ombre. Elle me rattrape souvent la nuit. Quand l’obscurité est si grande qu’elle devient imperceptible, car il n’y a pas d’ombre sans soleil de la même manière que la lune est presqu’invisible sans nuit. Si vous saviez comme je me suis accrochée à elle. Comme je l’ai regardée, observée dans toutes ses phases pour tenter de trouver un sens à cette vie. La lune est un repère rassurant quand la noirceur gagne. Rappelez-vous, enfant, quand vous pensiez qu’elle vous suivait exclusivement ; chacun·e s’amusait alors à revenir sur ses pas pour vérifier cette filiation. Ce n’était qu’une illusion, c’est vrai, mais rappelez-vous cette conviction intime d’être lié·e à un destin céleste, bien plus loin, bien plus puissant. Sortir de son ombre c’est chérir cette relation aux astres. L’envie de se sentir dérisoire, presqu’inutile, parce qu’il existe quelque chose de bien plus grand que nous : la régularité millimétrée de l’univers. Le soleil qui s’incline tous les soirs face à la lune pour laisser sa lumière bercer nos nostalgies. L’océan plus profond que nos plaies. Les falaises plus vertigineuses que nos risques. Toutes nos peines chassées par le vent, les vagues, le vide.

Respirer.
Les tourments de nos vies
n’appartiennent qu’à nos âmes.
Ils ne sont rien face à l’immensité.

Comment sortir de son ombre sans sortir de soi ? Ou comment vivre avec l’ombre à l’intérieur de soi ? Parce que l’émancipation ne peut être une fuite. Fuir est une mauvaise idée ; se sauver dans la précipitation ne débarrasse de rien. Dans ma petite tour de campagne, quand j’avais 12 ans, je pensais que c’était la solution. Je ne pensais qu’à partir, de tout. De ce HLM, du quartier, du Sud, de ma condition sociale et de mon destin d’enfant d’ouvrier·ère·s immigré·e·s. La société ne voulait pas de nous, donc je ne voulais pas de moi. Je voulais tout recommencer à zéro, ailleurs. Me réinventer. Je sais aujourd’hui que c’était une erreur. Je sais désormais que l’on s’emporte toujours avec soi et que ce n’est pas une mauvaise chose, au contraire. On ne part jamais vraiment de l’endroit d’où l’on vient. J’ai emporté mon HLM, mon quartier, mon Sud, ma condition sociale et mon destin d’enfant d’ouvrier·ère·s immigré·e·s partout, comme ma lune.

L’ombre vient d’ailleurs. L’ombre qui me suit, depuis, est une projection qui vient d’en haut. Elle m’a été imposée et je fais avec. Même si je me débats, même si je cours, même si je l’ignore, même si je m’échappe, elle se rappelle à moi, elle me suit à la trace, visible même les jours ensoleillés, surtout les jours ensoleillés.

Ce que je suis n’est pas un problème. J’ai le droit d’être une femme, j’ai le droit d’être une Arabe. Je ne peux pas sortir de moi, je ne dois pas sortir de moi, c’est au monde, tel qu’il est, de sortir de lui-même, de semer son ombre.

J’écris dans l’obscurité pour qu’advienne cette lumière. Je n’écris pas dans un sombre désespoir mais dans une nuit lunaire. Enfant de ce croissant blanc, qui paraît si uniforme vu d’ici. J’ai pleuré son absence les soirs où j’avais besoin de lui car, comme pour les marées, son cycle régulier influence celui de mes larmes. Il est si réconfortant dans le silence d’une ville endormie.

Avez-vous déjà marché tard en sa compagnie ? Savez-vous comme il est plaisant de ne pas savoir où aller ? De braver cet interdit implicite et l’insécurité des rues assombries pour voler un bout de liberté. C’est si doux comme provocation. De s’amuser aussi à deviner les récits derrière les fenêtres éclairées. Penser aux gens qui s’aiment, malgré tout.

J’ai aimé, moi aussi. Comme on aime rarement. J’ai perdu et retrouvé cet amour maintes fois, trop de fois. L’amour est, en même temps, une force si puissante et si destructrice. Elle exalte nos âmes et offre une bulle protectrice mais elle peut aussi devenir le désastre qui amplifie l’obscurité. Avez-vous déjà eu le cœur brisé ? Cette impression de tout perdre et de devoir tout réapprendre ? Le chagrin nous sort du monde. Alors que l’amour, justement, avant qu’il ne s’en aille, nous sort de l’ombre.

Il faudrait parvenir à le garder, cet amour, à le multiplier et le nourrir, pas seulement en le destinant à un seul être, même si c’est un miracle de tomber amoureux. C’est un miracle de réessayer à chaque fois, malgré les déceptions, avec une nouvelle personne et de nouveaux défauts, dans l’espoir d’atteindre un jour l’Idéal. Il faudrait parvenir à nous aimer les uns les autres, sans romantisme mais avec cette même conviction.

Je ne sais pas comment échapper au réel, autrement. Car il ne suffit pas de partir, de tout quitter pour l’éviter parce qu’il s’impose partout : le réel est permanent. Peut-être alors faut-il chercher à s’évader sans vraiment s’éloigner, comme dans ces moments suspendus où résonnent les voix et les rires familiers. La vraie échappatoire c’est sûrement cela : notre résilience et notre résistance collectives. La capacité, dans nos nuits sombres et solitaires, à rêver de jours radieux.

En janvier 2024, Nesrine Slaoui a coréalisé avec Guillaume Erner “Kim Kardashian Theory”, un documentaire Arte dans lequel les journalistes analysent le phénomène sous un prisme socioculturel. Son dernier roman “Seule” est paru aux éditions Fayard en janvier 2023. 

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).