Sihana Shalaj, Comme des Garçons, Paris, 2023

À l’occasion de la rétrospective consacrée à Paolo Roversi au Palais Galliera, Mixte a eu l’occasion de rencontrer la légende de la photographie de mode pour une interview sans filtre. Retour sur sa carrière et ses clichés cultes au travers de cette exposition monographique inédite. 

“La photographie de mode, c’est comme un double-portrait : le modèle et le vêtement en sont le sujet”. C’est ce que nous résume Paolo Roversi à l’ouverture de sa rétrospective au Musée de la Mode de Paris. À 76 ans, c’est la première fois que le maestro de l’image a droit à une exposition monographique au Palais Galliera. Né à Ravenne dans le Nord de l’Italie en 1947, la même année que le développement de Polaroid et de la première collection de Christian Dior, Paolo Roversi était sûrement destiné à devenir photographe de mode. À dix ans, il prend une photo de sa sœur tout juste majeure, juste avant son premier bal, scellant sa vocation qui le conduit jusqu’à Paris en 1973. De la ville Lumière, il fait son studio, se passionnant pour la chambre grand format et le Polaroid, jouant avec les temps d’exposition, la manipulation des négatifs, et les accidents de développement pour portraiturer dans des pièces d’exception les plus grands mannequins. Kate Moss, Natalia Vodianova, Naomi Campbell, Audrey Marnay, Guinevere van Seenus, Saskia De Brauw ont plusieurs fois posé pour cet alchimiste de l’image. Mais jamais en extérieur, lui qui peint avec la lumière, souvent à la torche. À l’heure où l’on n’a jamais été autant saturé d’images, cette exposition donne à voir l’œuvre d’un photographe du temps long. Et le résultat s’avère justement impossible à dater, ce que souligne cette rétrospective sans cartel apparent (il faut se référer au livret d’accueil pour connaître les années de production, les mannequins représentés, et les vêtements portés) pour mieux nous inviter à plonger dans ces images mystiques aux regards pénétrants. Interview d’un artiste intemporel de la mode qui considère les créateur·rice·s comme des compositeur·rice·s, les modèles comme des instruments, et lui-même comme un interprète.

Autoportrait Paolo Roversi 2020

Mixte. En regardant attentivement votre exposition, on se rend compte de comment vous accueillez à bras ouverts les accidents. Quel est votre rapport à l’erreur en photographie ?
Paolo Roversi. J’adore les imprévus ! Justement parce qu’ils me surprennent. C’est comme un cadeau, presque de la magie. Il y a tellement de données qu’on peut chercher à mesurer en photographie : la lumière, le temps d’exposition, la mise au point, etc. Forcément, avec autant de paramètres variables, il peut arriver des accidents, mais ce qui peut aussi créer des images inattendues.

M. Éclairage à la torche, double exposition, manipulation de négatifs… Quelles sont vos techniques préférées ?
P. R. Justement, je n’en ai pas, encore moins après toutes ces années de travail. J’ai traversé plusieurs époques, techniques, langages photographiques. J’ai longtemps adoré le Polaroid, mais quand ça s’est arrêté, j’ai dû me renouveler, car je ne pouvais pas rester prisonnier d’un support. Le digital est devenu une solution plus facile.

M. Pensez-vous être un photographe de mode dont le travail ne se démode pas ?
P. R. Cela vient en partie du fait que je suis un photographe de studio. C’est un espace-temps qui est en dehors du monde réel. On y déploie un autre temps. C’est ce qui permet de créer des images abstraites de la réalité, d’ouvrir une autre dimension. Cela touche presque au spirituel.

Kirsten, Romeo Gigli, Londres, 1987
Sasha, Yohji Yamamoto, Paris, 1985
Molly, Chanel, Vogue Italia, Paris, 2015

M. Vos débuts à Paris coïncident avec ceux de couturiers avec lesquels vous avez noué de longues relations amicales et professionnelles comme Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto. Les jeunes designers peinent-ils à vous intéresser aujourd’hui ?
P. R. C’est peut-être plus difficile pour moi de travailler avec des nouveaux designers car je les connais depuis moins longtemps. C’est plus fluide quand on a pu construire un lien de confiance de longue date. Dans le design comme dans la photographie, il existe de nouveaux talents prometteurs, mais aussi beaucoup de personnes moyennes.

M. Maintenant que tout le monde a un appareil photo dans sa poche sur son téléphone et qu’on est saturé d’images, vous sentez-vous parfois anachronique ?
P. R. C’est possible. Mais qu’est-ce que ça veut dire être moderne ou contemporain finalement ? Tous les clichés qu’on peut faire défiler sur un téléphone, ce n’est pas de la vraie photographie. Je ne comprends pas cette nouvelle pollution photographique, dans tous les médias. Ce qui est certain, c’est que ma photographie est plus contemplative, plus méditative. Cela n’a rien à voir avec des images qui flottent sur un écran. Un long temps de pose, c’est laisser à l’âme le temps de faire surface. Et laisser au hasard le temps d’intervenir.

Lida et Alexandra, Alberta Ferretti, Paris, 1998
Audrey, Comme des Garçons, Paris, 1996
Audrey, Comme des Garçons, Paris, 1996

M. Comment faites-vous pour faire en sorte que vos sujets se sentent le centre du monde le temps d’une prise de vue ?
P. R. J’ai deux ou trois assistants photo en fonction du projet, plus les stylistes, les maquilleurs, les coiffeurs, et leurs assistants. Donc on est nombreux en plateau, mais je regarde toujours mon sujet dans les yeux plutôt qu’à travers le viseur de l’appareil. C’est beaucoup de concentration, d’attention, de volonté de comprendre. Je dis toujours que je ne prends pas une photo, je la donne. Il ne s’agit pas d’encadrer quelque chose de la réalité extérieure à travers la caméra mais plutôt de réveiller quelque chose à l’intérieur de soi-même et le mettre en lumière. Je pense que ce qui fait le style d’un artiste, c’est son âme, pas l’usage d’une technique particulière. Ma patte, c’est la simplicité. C’est dur de faire simple.

Natalia, Paris, 2003

M. Les émotions passent-elles aussi à travers les vêtements selon vous ?
P. R. Bien sûr, les vêtements s’animent par le corps, l’attitude, l’humeur des modèles, mais aussi ma façon de cadrer et surtout de les éclairer. La lumière, c’est central, surtout en photographie de mode. Comme un visage, chaque robe a besoin de la bonne lumière.

M. Pas de maniérisme dans les poses, des coiffures et maquillages légers… L’intemporalité de vos photos procède-t-elle aussi de cela ?
P. R. Je ne cherche jamais des choses trop extravagantes en tout cas. Je travaille avec des équipes que je connais bien depuis longtemps, des coiffeurs et maquilleurs en qui j’ai tellement confiance que je n’ai pas besoin de les diriger. Ce sont aussi des artistes. Je les laisse faire. Je ne suis pas là pour être directif, c’est une collaboration artistique. Le travail d’équipe décuple la créativité. Je pense qu’on ne fait jamais de photo à partir de rien, mais à partir d’autres photos, d’autres images, d’autres imaginaires. C’est aussi comme ça que se font les passages de relais. Moi-même, j’ai été inspiré par d’autres avant moi, comme August Sander, Nadar, Diane Arbus, Helmut Newton, Guy Bourdin, Erwin Blumenfeld, Richard Avedon, Irving Penn, Man Ray et peut-être que j’en inspire d’autres. Comme disait Umberto Eco dans Le Nom de la rose : « Nous sommes des nains, mais des nains juchés sur les épaules de géants, et même si nous sommes petits, parfois nous réussissons à voir plus loin qu’eux. »

Tami, Dior AH 1949, Paris, 2016
Anna, Comme des Garçons, Tokyo, 2016
Luca, Alexander McQueen, Paris, 2021

Exposition  “Paolo Roversi”, jusqu’au 14 juillet 2024, au Palais Galliera (10, Avenue Pierre Ier de Serbie, Paris 16e).