Patti Smith à Paris, dans le jardin de l’hôtel particulier des éditions Gallimard

Rencontre exceptionnelle. Comme le prouvent la candeur de ses textes autobiographiques, ses Polaroïds méditatifs, ses dessins fougueux, sa présence scénique chamanique ou la vertu sauvage de ses paroles et poésies, Patricia Lee Smith est une autodidacte légendaire de ces formes d’art. En exclusivité pour Mixte, l’écrivain Yelena Moskovich est allée l’interviewer.

“Les portes sont ouvertes pour celui qui croît”, écrit Patti Smith dans M Train, son volume de mémoires paru en 2015. Depuis cinq décennies, cette alchimiste du verbe, également surnommée la Grand Prêtresse du punk, a ouvert de nombreuses portes à ses adeptes. Son premier album Horses, paru en 1975, est aujourd’hui considéré comme l’un des plus importants de l’ère punk américaine. Just Kids, le texte autobiographique retraçant sa rencontre avec Robert Mapplethorpe, a remporté un National Book Award et résonne aujourd’hui comme l’histoire d’une génération. Patti Smith a été nommée commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres, reçue au Rock’n’roll Hall of Fame, et s’est produite en 2016 à la cérémonie de remise du Prix Nobel. Hybride du roman court et de l’essai, son dernier livre invite le lecteur à découvrir les rouages de son esprit et à méditer sur le mot qui est à la fois le titre de l’œuvre et le credo même de l’artiste : Devotion

Yelena Moskovich. Je me disais que la coïncidence est toujours un bon point de départ. 

Patti Smith. Tout à fait.

Y. M. L’un des personnages de la partie romancée de Devotion, la tante qui élève la jeune patineuse estonienne, a le même prénom que ma mère : Irina. 

P. S. C’est sympathique.

Y. M. Mais le livre entier se vit réellement comme une coïncidence. C’est à la fois inattendu, onirique, et pourtant tous les éléments se synchronisent via un prisme très personnel, du premier essai sur les rouages de l’esprit au texte de fiction final, une méditation sur l’écriture comme fil conducteur d’une vie. 

P. S. J’avais gagné un prix à Yale, et je devais écrire un discours sur les raisons qui me poussent à écrire, qui devait également être publié en tant qu’essai. Mais je ne suis vraiment pas une essayiste, il m’a donc fallu réfléchir longuement à la façon d’aborder ce texte de 10 000 ou 12 000 mots. Puis j’ai dû me rendre à Paris et à Sète. J’écrivais simplement dans mon journal, une pratique quotidienne pour moi (que je travaille sur un projet créatif ou pas, je note mes pensées chaque jour, même s’il ne s’agit que de ce que j’ai mangé ce jour-là), je tentais de me lancer sur cet essai et au final ne sortaient que ces petites notes. Je les ai regardées, et je me suis dit que plutôt que d’écrire sur l’écriture, j’allais montrer comment j’écris. Un peu comme une toile cubiste ou une vue aérienne : dévoiler les rouages de mon esprit, ma pratique quotidienne. Et à la fin du livre, il y a cette méditation qui examine pourquoi je ressens ce besoin. Car je passe l’essentiel de ma vie à écrire…

Y. M. Vous nous permettez de découvrir ce processus de manière très intime, en partageant tous les éléments qui attirent votre attention : la voix du narrateur dans le documentaire estonien Risttuules (Crosswind : La Croisée des vents), les cheveux de Simone Weil, les œufs qu’on vous sert au Café de Flore, une patineuse russe que vous observez à la télévision, la présence fantôme d’Albert Camus… Toutes ces obsessions s’assemblent pour donner naissance à une œuvre de fiction. 

P. S. C’est arrivé totalement par hasard. Sans avoir l’intention d’écrire une nouvelle, cette histoire est arrivée dans mon esprit et a mis le feu ! En me relisant – comme je le dis dans le livre, “Si Dévotion était un crime, j’en avais par inadvertance laissé traîner les pièces à conviction, au fil des notes que j’avais prises” –, l’assiette d’œufs était devenue l’étang rond, la patineuse métamorphosée en Eugenia qui a les cheveux de Simone Weil, et ainsi de suite. À la fin de mon séjour en France, j’ai pu profiter de cette incroyable invitation de la part de Catherine Camus. J’étais là, dans la maison d’un immense écrivain (Albert Camus, ndlr), devant le manuscrit de son dernier livre, un moment incroyablement émouvant, et tous ces éléments se sont retrouvés dans mon journal. Parfois, le hasard est bienveillant. Je n’ai jamais cherché à être une chanteuse, ni à faire un album, mais c’est arrivé, et de manière très organique. Ce sont des dons organiques, en quelque sorte.

Y. M. La question est peut-être aussi de savoir accepter ces dons ? 

P. S. Oui, de savoir entendre sa vocation. C’est comme Andreï Roublev, ce film de Tarkovski que je viens juste de voir. Il raconte le parcours d’un peintre d’icônes, qui décide de ne plus peindre. Il choisit de devenir un vagabond, un mystique, de faire vœu de silence. Puis, à la toute fin, il rencontre un jeune garçon qui fond des cloches. Le père était un grand fondeur, mais le fils a l’impression qu’il ne vaut rien, il n’arrive pas à croire en lui-même. Il est là, sur un pont, prêt à se jeter dans le vide… Andreï Roublev le voit et l’entend dire de sa petite voix : “Je ne suis pas doué, je ne vaux rien…” Et enfin, Roublev se rend compte – le film dure quatre heures – qu’il cherchait depuis toujours un signe, mais que pendant tout ce temps, sa vocation était claire et simple : peindre.

Y. M. Il ne voulait tout simplement pas l’entendre. 

P. S. Exactement. Mais lorsqu’il voit le garçon sur le pont, il comprend. Il le regarde et lui dit : “Tu vas fondre des cloches, je vais peindre des icônes.” Et le film se termine. J’étais subjuguée ! Je l’avais déjà vu plusieurs fois, mais cette fois-ci les mots m’ont frappée ! On me demande souvent conseil. Une jeune personne va me dire : “Je suis poète, mais que dois-je vraiment faire ?” Eh bien, tu écris des poèmes. “Je suis musicien, mais que dois-je faire ?” De la musique, pardi.

Y. M. “Tu vas fondre des cloches, je vais peindre des icônes”… 

P. S. Cette phrase m’a transportée, je l’ai écrite partout, dans mes carnets, sur mes vêtements… partout.

Y. M. C’est une belle façon d’assumer sa vocation en la pratiquant. Cela m’évoque d’ailleurs la tradition russe du samizdat, une technique d’autopublication née pendant la censure de l’ère soviétique. Comme les écrivains ne pouvaient pas faire publier leurs textes, ils se chargeaient eux-mêmes de l’impression et de la distribution, “mano à mano”. Mikhaïl Boulgakov a commencé ainsi, par exemple, avec Le Maître et Marguerite

P. S. J’adore Boulgakov, ce livre…

Y. M. Il y avait ce slogan autour du samizdat : “Je l’écris moi-même, je le publie moi-même, je le distribue moi-même et, au moment venu, je vais en prison moi-même”.

P. S. J’aime beaucoup ça !

Y. M. Cela me fait penser à la dévotion très artisanale que vous avez envers votre propre création depuis le début.

P. S. Oui, quand j’étais plus jeune, j’imprimais moi-même mes poèmes pour aller les vendre au parc. J’étais très heureuse de fonctionner comme cela et d’être publiée. Beaucoup des poètes de la Beat Generation ont été censurés. William Burroughs, Allen Ginsberg ou Jean Genet, ils étaient tous prêts à faire de la prison pour leurs livres. J’aime tellement cette idée d’être totalement dévoué à son travail.

Y. M. Sentez-vous que ce genre de dévouement existe à notre époque ?

P. S. Je pense que notre culture a changé. Il y aura toujours des artistes qui auront cette dévotion, mais la façon dont notre culture définit l’art, les motivations et les intentions pour le créer, ont bougé. Jamais je n’ai autant ressenti le fait que beaucoup de gens créent pour devenir riches, célèbres et se faire un nom. Pour devenir une star, non pas dans un univers durable, mais dans celui des réseaux sociaux. Même dans le mouvement rock’n’roll, il s’agissait d’une voix culturelle, à la fois politique, sexuelle et spirituelle, qui permettait une idéologie commune. Cela ne se résumait pas à être numéro un des charts ou à avoir un million de followers. D’ailleurs, je ne dis pas que ces choses sont mauvaises, mais si c’est à cela que se résume le moteur artistique, c’est un usage très limité de ce que nous appelons l’art.

Y. M. Ce moteur, surtout sur une carrière au long cours, requiert beaucoup d’attention. Vous parlez souvent de l’importance de la discipline, d’exercer au quotidien ses muscles artistiques, tout en se laissant une part d’errance, de rêverie, un espace où se perdre. Comment conciliez-vous ces deux pratiques ? 

P.S. Avec un grand plaisir, en fait. Je n’ai pas de difficulté à naviguer selon ces principes. Ce qui me cause plutôt problème, c’est le travail plus pratique et complexe, qui requiert des compétences techniques. Comme la structure grammaticale d’une phrase, par exemple. Je n’ai pas été une bonne élève, je n’étais pas du tout douée en grammaire. Je n’ai jamais eu de formation musicale non plus. Ces choses ne sont pas nécessaires, mais elles sont très utiles. L’imagination et sa pratique ne sont pas difficiles, c’est ce qui vient ensuite qui l’est.

Y. M. Dans votre œuvre, cet “ensuite” est souvent perçu de façon très vivante et interactive. Comme si vous partagiez l’autorité d’auteur avec les éléments de l’œuvre même, qu’elle soit littéraire, visuelle, musicale… 

P. S. Je collabore avec le hasard bienveillant.

Y. M. Cette collaboration est souvent liée à des obsessions, un autre thème récurrent dans votre travail. Que ce soit cette même table de café où vous vous installez pour écrire tous les matins, votre compulsion pour les listes, votre passion pour un personnage de série télé (la détective Linden de The Killing) ou l’acte délicat de choisir le livre juste. 

P. S. C’est important d’avoir une obsession.

Y. M. J’adore cette phrase dans M Train : “Comment avais-je pu oublier de prendre de la lecture ? Peut-être que ce n’était pas l’absence d’un livre, mais l’absence d’une obsession.” Combien de fois suis-je restée devant une bibliothèque, comme si j’étais en train d’agir sur mon propre destin ! 

P. S. Vous connaissez le problème, alors. Parfois, j’ai même peur de ne plus trouver d’obsessions. De temps en temps, je me dis : “Tiens, rien de neuf, j’ai déjà tout découvert ?” Et soudain, on m’envoie un petit livre de Joseph Roth que je n’ai jamais lu, ou je tombe sur un bouquin comme La Croisade des enfants de Marcel Schwob. Un volume minuscule. Comment avais-je pu passer à côté ? Je l’ouvre, et c’est comme si mon cerveau était illuminé par des chandelles. C’est tellement incroyable, cette rencontre avec la nouveauté, un film, un livre… Surtout lorsqu’on est artiste, il faut avoir des obsessions. Si vous êtes écrivain, il faut être suffisamment obsédé pour avoir envie de se lever et de travailler pendant des semaines sur ce paragraphe qui vous rend dingue.

Y. M. Vous avez aussi des obsessions qui prennent la forme de véritables rituels. Qu’il s’agisse de vous rendre sur les tombes d’auteurs comme Paul Valéry, à Sète, ou de Rimbaud, Genet, Simone Weil… pour leur apporter des objets personnels qu’ils n’ont pas pu récupérer de leur vivant ; ou de vous rappeler un anniversaire important comme un talisman pour affronter une journée difficile. Dans Just Kids, vous évoquez votre premier concert en 1971, prévu pour le 10 février (troisième coïncidence, d’ailleurs, c’est l’anniversaire de ma mère, Irina). Mais vous signalez qu’il s’agit d’un jour de pleine lune et de l’anniversaire de Berthold Brecht, deux éléments qui influencent donc ce jour favorablement. C’est comme si, à travers ces anniversaires, vous glaniez une part de l’énergie de la personne pour renforcer votre propre force humaine. 

P. S. C’est vrai. J’ai un compte Instagram avec lequel je ne m’engage pas trop. Une des seules choses que j’y vérifie, c’est si les gens m’indiquent que c’est leur anniversaire, auquel cas je le leur souhaite. C’est une chose si simple, qui n’évoque aucun favoritisme ni tournure politique. Nous sommes tous nés un jour. Souhaiter un bon anniversaire à quelqu’un est l’acte le plus naturel des rapports humains. C’est un petit signe par lequel on reconnaît la présence de l’autre. Car je pense que chacun souhaite tout simplement être reconnu en tant qu’être humain.

Y. M. Cette humanité, vous la trouvez aussi bien dans les objets inanimés. 

P. S. Oui, car les gens ont la capacité à infuser une part d’eux-mêmes dans un objet. Par exemple, j’ai acheté à mon fils une peluche Felix le Chat quand il était bébé, et il l’a toujours, trente-six ans plus tard. La dernière fois que je suis allée chez lui, j’ai vu qu’il y avait Felix posé sur l’oreiller d’un lit, dans une petite chambre d’appoint. J’ai ressenti tout ce qui émanait de ce petit jouet, ces années d’intimité durant lesquelles mon fils l’a trimbalé, serré dans ses bras, a renversé son repas sur lui, fait pipi dessus, où moi je le lavais à chaque fois. Toutes ces années de dévotion pour Felix. Je n’ai même pas pu le toucher, je ne voulais pas le déranger.

Y. M. Je comprends tout à fait. Et parfois, vous gardez ces objets sur vous comme une sorte de porte-bonheur. 

P. S. En effet, j’ai toujours des cailloux dans mes poches. Ou bien ce petit truc (elle montre un collier en corde autour de son cou). J’ai déjeuné il y a des années avec les moines de Saint François d’Assise, et ils m’ont offert ce pendentif. On y voit une minuscule croix Tau franciscaine gravée, et tous ces nœuds sur la corde. Je me suis demandé pourquoi ces nœuds comptaient tant pour moi. Peut-être qu’ils avaient une signification rituelle, mais ça n’était pas ça qui me touchait. C’était que ces nœuds n’étaient pas apparus simplement : quelqu’un les avait réalisés avec intention, les avait noués individuellement. Cela me permet chaque fois de faire une pause et de réfléchir. Ce collier n’a peut-être aucune valeur, mais il est très précieux pour moi. Voilà une autre chose qui change au cours de la vie : les éléments matériels prennent de moins en moins d’importance. Ceux qui importent ont parfois très peu de valeur pour les autres.

Y. M. Le précieux devient une expérience personnelle plus que publique.

Patti Smith à Paris, dans le jardin de l’hôtel particulier des éditions Gallimard

P. S. Exactement. C’est drôle, car une fois un journaliste m’a demandé quel objet j’avais de plus précieux. J’ai fait un inventaire de toutes les choses de valeur en ma possession : des lettres manuscrites d’Emily Dickinson ou d’Artaud – mon ami Johnny Depp m’en a même offert une d’Edgar Allan Poe – une première édition de La Grande Beuverie de René Daumal… J’ai pensé à tout cela, et puis je me suis souvenue des dents de lait de mes enfants. La molaire de mon fils. Mon alliance aussi. Certes, elle n’a pas de grande valeur marchande, mon mari (Fred “Sonic” Smith, ndlr) n’avait pas beaucoup d’argent quand il me l’a offerte. Mais il est mort en 1994 et je ne me séparerais pas de cette bague pour tout l’or du monde. Sauf s’il s’agissait de trouver des fonds pour soigner ma famille, si mes enfants en avaient besoin. Mais au-delà de ce type de considérations, je pense qu’il existe deux sortes de préciosité : ce qui a de la valeur dans la société et ce qui est irremplaçable pour soi.

Y. M. Vous avez une relation remarquable avec le passé et le présent. Dans Devotion, vous écrivez même : “Je sens une vague de nostalgie induite par le présent parfait”. Phrase que j’ai mal lue, en pensant qu’elle évoquait ce temps de grammaire anglais qui s’appelle “present perfect”, liant ce qui a été fait dans le passé au présent. 

P. S. En fait, quand j’étais plus jeune, pendant mon enfance, la vingtaine et la trentaine, je ne savais pas comment vivre le présent. Je vivais dans le passé, ou alors je faisais le deuil d’un passé dans lequel je n’avais pas pu vivre. Je m’imaginais au XIXe siècle, dans le Paris des années 20… Je rêvais en permanence. Je n’ai jamais été très douée socialement ou dans les soirées, car mon esprit était toujours ailleurs. Deux choses m’ont permis de m’ancrer dans le présent. D’abord, le fait de monter sur scène. Lorsque tu te produis, tu as une responsabilité envers ceux qui sont venus te voir ; tu dois être présente afin de communiquer directement avec le public, pour qu’il ressente la narration interne de la chanson ou de la soirée. La deuxième, c’est le fait de vieillir. Je vais quand même avoir 72 ans, il serait temps pour moi d’être présente (rires). Je ne me sens pas vieille, c’est plutôt de la chronologie humaine. Je me demande combien de temps il me reste pour écrire, pour être productive à hautes doses. Et donc je suis très consciente du temps qui passe et de comment je l’utilise. J’essaie d’être en pleine conscience de moi-même, dans l’instant.

Y. M. Ce qui me touche avant tout dans votre travail et votre personnalité, c’est le niveau d’honnêteté que vous avez avec vous-même, la façon dont vous pouvez observer vos faiblesses sans jamais les culpabiliser ni les glorifier. Vous arrivez à faire de ce malaise identitaire une forme de courage. 

P. S. Je trouve que c’est très français, d’ailleurs – ou peut-être russe –, ce fait d’intégrer la mélancolie avec humour.

Y. M. Comment faites-vous, justement ? 

P. S. C’est en partie par nécessité. J’ai dû travailler très jeune pour gagner ma vie. Lorsque je vivais encore chez mes parents, j’allais à l’usine ou dans les champs, ce que je trouvais. J’ai compris très tôt que je devais compter sur moi-même. Mais j’ai aussi été très malade dans ma vie. Je suis née avec une broncho-pneumonie, j’ai eu la tuberculose, la fièvre écarlate, la rougeole, les oreillons, trois variétés d’oreillons même, le tout avant mes 16 ans. Ma mère a entendu à trois reprises un médecin lui dire : “Je ne pense pas que Patti s’en sorte”. Je les entendais à travers ma fièvre, et je me disais : “Oh que si !” Je savais que j’allais m’en tirer. C’était peut-être de l’arrogance ou du “chutzpah” (“audace” en hébreu, ndlr). Je suis à la fois très fragile et très forte. J’ai toujours des problèmes de bronches, et oui, je vais avoir 72 ans, mais je peux toujours brandir une guitare électrique, monter l’ampli à 10 et foutre mon pied dans le retour. Je suis toujours celle-là. Nous avons tous cette dualité en nous, les gens en souffrent parfois. L’important est de découvrir quelle est notre dualité particulière, et de savoir comment faire coexister ces deux moitiés.

Y. M. Cela me fait penser à votre performance lors de la remise du Prix Nobel en 2016. Vous chantiez “A Hard Rain’s A-Gonna Fall” en hommage à Bob Dylan, récompensé cette année-là. L’événement était de taille, la famille royale suédoise était dans le public ainsi que de nombreux dignitaires, et à un moment, vous avez été obligée de vous arrêter de chanter. Pas parce que vous aviez oublié les paroles, mais à cause de l’émotion qui vous submergeait. Tout le monde s’est arrêté, l’orchestre, son chef, et vous avez regardé ce public immense et leur avez dit avec une telle candeur : “I’m sorry, I’m just so nervous”. 

P. S. C’est vrai.

Y. M. Par la suite, vous avez écrit un essai dans le New Yorker sur cette performance “imparfaite”, qui a été suivie de la prestation sans faille de l’ambassadrice des États-Unis en Suède, “une belle et éloquente Irano-Américaine”, qui a lu une lettre de Bob Dylan. Plutôt que de vous comparer à elle, vous dites simplement que Bob Dylan a eu “deux femmes fortes dans son camp. L’une qui a faibli et l’autre non, toutes les deux n’ayant à cœur que de servir au mieux son travail.” J’ai été très émue par la façon dont vous avez inclus la faille dans la réussite de l’hommage. 

P. S. Bob lui-même n’est pas parfait. Il est très fragile d’une certaine façon, il a aussi des failles. Les gens ont besoin que leurs artistes soient davantage que des visionnaires surpuissants, ils ont besoin qu’ils soient humains. Le rôle de l’artiste n’est pas d’intimider. Il faut qu’on puisse lui faire confiance. En tout cas, c’est ce que je ressens. Il n’y a aucun besoin d’intimider les gens – sauf si on ne souhaite pas être dérangée (sourire)…

Y. M. Vous êtes issue d’une communauté d’artistes et d’amis, dont beaucoup sont décédés très jeunes ou de manière très inattendue. Vous avez même dit que vous aviez l’impression d’être la seule survivante. Votre résilience si particulière vient-elle de cette capacité même à intégrer les aspects douloureux, les moments de fragilité ?

P. S. On développe son système immunitaire contre la maladie et toutes sortes de choses. J’ai fait face à beaucoup de disparitions, des gens que j’aimais tant : mon mari, mon frère, ma mère (et aussi ses amis Robert Mapplethorpe, Sam Sheppard, ndlr)… Tout cela est tellement douloureux. Mais en faire l’expérience m’a permis de comprendre ce qu’est la douleur. Il ne faut pas chercher à l’appréhender, mais simplement à y succomber. Chaque fois que vous y survivez, vous en ressortez plus fort.

Y. M. Votre faculté d’intégration a un côté romantique, dans le sens du Romantisme, car vous avez ce grand respect et cette fascination pour la nature, les cycles de vie et de mort, la création et ce sentiment d’unité absolue. 

P. S. Vous avez raison, parce que je suis une romantique. J’ai eu cette même pensée il y a quelques mois. J’étais sur la place principale d’une grande ville, je ne me souviens plus laquelle, et il y avait tous ces gens, comme si un millier d’individus couraient dans tous les sens. Et je me suis dit : “On ne se connaît pas, mais on est tous là, on est tous vivants en même temps. C’est la chose qui nous réunit.” C’est une pensée très simple, mais quelle splendeur de pouvoir la contempler.

Y. M. Vous exprimez aussi une sorte d’émerveillement envers certains symboles religieux. 

P. S. Je ne suis pas intéressée par les religions, mais j’aime l’art qu’elles ont créé. J’ai été éduquée avec la Bible, mais j’en ai tiré mes propres influences. J’adore les icônes russes ou l’Autel de Gand. On me dit parfois : ”Ah, vous adorez les objets catholiques”, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse, les interprétations politiques ou religieuses, car elles sont basées sur le pouvoir. Ce que je trouve intéressant, c’est la prière, l’esprit de l’homme. Le travail des gens. L’art et la communauté.

Y. M. Vos textes et surtout vos chansons ont une ampleur politique, exprimée à travers des images presque scripturaires. 

P. S. Je suis rarement politique dans mon travail. Du moins, je n’ai pas le vocabulaire d’un activiste politique. Mais ça ne veut pas dire que je ne suis pas engagée. Je suis une humaniste, je ne peux pas ne pas être dans l’empathie. On me dit souvent que ma chanson “People Have The Power” est très politique. Je n’ai même pas écrit cette phrase en fait, elle vient de mon mari. J’ai composé les couplets qui sont très bibliques. Le premier parle de notre environnement et évoque des vallées pures, l’air propre. Le deuxième vient d’une vision que j’ai eue. C’était les années 80, j’imaginais l’Afghanistan où les soldats et les bergers auraient déposé les armes pour se coucher ensemble dans les prés et regarder les étoiles en partageant leurs rêves. Le troisième évoque l’idée que les doux hériteront de la Terre : “And the leopard / And the lamb / Lay together truly bound.” Il y a cette résonance politique (“That the people have the power / To redeem the work of fools”), mais elle passe par des références bibliques.

Y. M. Vous passez d’un média (poésie, chanson, photo) ou d’un genre (fiction, autobiographie) à un autre de manière très fluide. Est-ce aussi une façon d’exprimer votre liberté ? 

P. S. C’est agréable de vous l’entendre dire. Je n’en suis pas consciente, je fais simplement ce qu’il faut pour atteindre un but. Si j’écris un poème ou une chanson, que je prends une photo, je travaille selon les besoins de ce poème, de cette chanson ou photo. Je ne suis pas vraiment photographe. Mes images ont un côté très littéraire. Je ne réfléchis pas comme une musicienne. Je fais des performances. J’écris.

Y. M. Vous dites, dans Just Kids, que la majorité de votre savoir est intuitif. 

P. S. Au fil des années, j’ai glané de plus en plus de pratiques dans ces différents domaines. L’autre jour, je regardais un de mes albums, la pochette, les notes à l’intérieur, ce que j’avais écrit il y a quarante ans. Et je me suis dit que j’étais toujours cette même personne. Mon processus reste le même, j’ai juste beaucoup plus d’expérience aujourd’hui.

Y. M. Vous avez gardé le cap, même si le chemin a pris des tournures parfois tumultueuses ou inattendues. Vous le dites très bien dans l’essai d’ouverture : “Le destin a une main, mais n’est pas la main. Je cherchais quelque chose et j’avais trouvé autre chose.” 

P. S. Garder le cap est le plus important. Même si la trajectoire vire de temps en temps, il faut conserver le pied leste. Je me rappelle quand j’étais très jeune, à 22 ans environ. Robert (Mapplethorpe, ndlr) et moi avions très peu d’argent, je travaillais dans une librairie et la plupart du temps on n’avait rien à manger. J’ai fait une performance en 1971 et on m’a proposé tout à coup un projet à la Sonny & Cher, avec un musicien rock en mode Sonny et moi façon Cher, peut-être parce que j’avais un blouson de motard et que j’avais l’air un peu prétentieuse. On nous a composé une chanson, l’album était prévu, des apparitions à la télé, avec un cachet énorme à la clé. Dix fois plus que ce que mes parents avaient payé pour leur maison. Pour quelqu’un comme moi qui vient d’une famille très pauvre du South Jersey rural, c’était inespéré. Je n’ai même pas songé à accepter. Je savais que ce n’était pas pour moi. J’étais amie avec William Burroughs à l’époque, que j’admirais tellement, donc je lui ai demandé conseil. Il n’était pas contre la prospérité, mais il m’a dit que c’était à moi de pendre la décision, et de faire en sorte qu’elle reflète ma propre sensibilité. Qu’il fallait que je puisse en être fière dans dix ans, dans quarante. Et il m’a dit cette phrase que je n’oublierais jamais : “Keep your name clean” (Fais en sorte que ton nom reste propre).

Y. M. La dévotion ultime. 

P. S. Exactement. Donc j’ai refusé le projet, évidemment, et j’ai gardé mon job à la librairie. Je savais que je ne pouvais pas incarner cela, que ce n’était pas mon chemin. C’est terrible d’avoir du succès sur un chemin qui n’est pas le vôtre. Et ce n’est pas grave si parfois ce chemin est escarpé ou caillouteux, s’il vous arrive de trébucher ou d’échouer, tant que vous gardez votre cap. Votre chemin peut vous sembler difficile, mais c’est le vôtre, et il n’y a rien de plus précieux.

Devotion, éditions Gallimard. 

Patti Smith sera en concert à l’Olympia (Paris) les 26 et 27 août 2019.