Gillian Brett, LG60LX341C (After Hubble), 2020, Écran LCD, 136 x 76 x 5 cm

Dans le monde de Gillian Brett, les feuilles des plantes se forment à partir d’éléments électroniques tandis que les kebabs proviennent de nos déchets plastiques. Élevant la dystopie au rang d’art, la plasticienne marseillaise, lauréate du prix Villa Noailles x Révélations Emerige 2023, nous tend un miroir peu flatteur dans lequel la nature s’éloigne au profit des nouvelles technologies.

“Je suis un peu fataliste, j’ai l’impression que l’on a déjà atteint un point de non-retour. Tout l’enjeu de mon travail est là, dans cette critique de la technique et de l’idée selon laquelle la technologie va sauver l’homme, en vain.” Dialoguer avec Gillian Brett pourrait s’avérer plombant, comme si l’artiste nous incitait à assumer notre propre médiocrité, celle de la sur­consom­­mation, de l’ère numérique et des machines remplaçant peu à peu notre condition humaine. Pourtant, celle qui a préféré le soleil de Marseille à la ­grisaille parisienne révèle un certain entrain et une joie de vivre communicative, préférant œuvrer pour une prise de conscience à la limite de l’onirisme, sans violence ni injonction. Pourtant, les réflexions internes fusent lorsqu’on se retrouve devant une de ses œuvres, à l’instar de ses Bionic Leaf, des plantes artificielles que Gillian fabrique à partir de composants électroniques et qu’elle dispose dans des tubes à essais, créant ainsi un vivarium technologique aussi beau que flippant : “Les plantes vertes évoquent l’artificialisation croissante de la nature et sa minéralisation, dans nos villes où règne le béton. Nous avons conscrit la nature en l’enfermant dans des parcs, des squares, ou même en pots dans nos appartements. On ne la visite que de temps en temps.”

Gillian Brett par © Coline Dupuis
Jeune pousse

 

Une nature que l’artiste, née en 1990, a mis du temps à apprivoiser, elle qui s’est d’abord intéressée, lors de ses années d’étudiante à Nice, au rapport que les humain·e·s entretiennent avec les machines, dans une décennie où le transhumanisme était, pour certain·e·s, signe de modernité absolue. “Je créais des machines dangereuses et absurdes qui critiquaient déjà notre rapport à la technologie. En 2015, lorsque je suis allée faire ma deuxième partie d’études au Goldsmiths, à Londres, j’ai remarqué que les Anglais·es se questionnaient beaucoup sur l’humain face au robot en pensant que les machines allaient sauver l’humanité. Le transhumanisme était le postulat de départ de nombreux travaux et je n’étais pas du tout d’accord avec ça.” Désireuse de mieux comprendre la technologie qui l’entoure, Gillian Brett tente de revenir à la source de cette dernière, et s’empare de ses propres outils : “J’ai commencé à disséquer les écrans dont on disposait à la fac. Cette dernière, qui pourtant se targuait d’œuvrer en faveur de l’écologie, décidait de se débarrasser de ses écrans tous les 18 mois afin que l’on travaille sur du matériel à la pointe de la technologie. J’ai voulu comprendre ce qu’il y avait à l’intérieur de ces machines, savoir où les composants étaient produits. En lisant les étiquettes figurant dessus, j’ai réalisé que de nombreux éléments provenaient de Foxconn, une méga-usine située en Chine, accusée de maltraiter ses employé·e·s. Certain·e·s d’entre eux·elles se jetaient même par les fenêtres à cause des conditions de travail horribles.” Une des nombreuses faces cachées du soi-disant progrès.

BIONIC LEAF, PRÉSENTÉE EN 2021 À LA STADTGALERIE SAARBRÜCKEN DE SARREBRUCK, ALLEMAGNE.
Stars are blind

 

Exposé à la fondation Van Gogh, à Arles, durant tout l’été, l’un des moniteurs LCD déstructurés par Gillian Brett est au cœur de l’installation After Hubble dans laquelle l’artiste interprète à sa manière les clichés réalisés par le télescope du même nom. À l’aide de différents outils, elle brûle, perfore et ponce la surface de l’écran afin de reproduire les milliers d’astres et d’étoiles composant l’image d’origine : “Je casse littéralement l’écran, symbole de cette technologie qui nous apporte le fruit des recherches scientifiques et nous montre les étoiles mais qui, paradoxalement, fait qu’on ne voit plus les étoiles dans le ciel à cause de la pollution lumineuse, à l’image des satellites Starlink qui empêchent les astronomes de faire leur travail.” Cet art, éco-conscient et engagé, lui vient des nombreuses lectures que la jeune femme a entreprises il y a quelques années, se plongeant dans les écrits de philosophes et de sociologues qui révolutionnent son mode de pensée, tels que Jacques Ellul, Bernard Charbonneau ou Günther Anders, auteur de L’Obsolescence de l’homme et de Sculpture sans abri : “Ces lectures m’ont fait comprendre que nous n’allons pas dans le bon sens. Nous essayons de trouver des solutions techniques pour résoudre des problèmes créés par cette même technique. Tout cela accentue le désastre en cours.” Mais pas question pour autant d’attendre que les nouvelles technologies nous éclatent à la figure. Là où l’art contemporain se contente bien souvent de dénoncer l’Anthropocène, annonçant tel un film catastrophe hollywoodien le désastre en cours, Gillian Brett se réapproprie la technologie pour en extraire la substantifique moelle que sont les matériaux naturels et précieux tels que le cuivre, l’or et l’argent, infimes composants de nos circuits électroniques. Alliant nature et technologie, elle nous rappelle qu’un autre monde est possible, moyennant un retour à la nature défiant les normes établies.

SMART FOOD, PRÉSENTÉE EN 2021 À LA STADTGALERIE SAARBRÜCKEN DE SARREBRUCK, ALLEMAGNE.
SMART FOOD, PRÉSENTÉE EN 2021 À LA STADTGALERIE SAARBRÜCKEN DE SARREBRUCK, ALLEMAGNE.

L’artiste avoue d’ailleurs admirer un mouvement méconnu du grand public, celui des naturiens qui, dès 1898, luttaient contre le soi-disant progrès industriel : “C’est une tendance philosophique de la fin du XIXe siècle qui tentait de promouvoir la désertion du monde industriel, à l’époque en pleine expansion, afin d’entreprendre un retour à la nature. Les naturiens vivaient le plus simplement possible tout en ayant des idées anarchistes. Mon travail se rapproche de ce mouvement, du rejet du monde industriel.” Un rejet qui s’exprime aussi dans une de ses autres œuvres chocs, Smart Food : Better for You and the Planet, dans laquelle notre junk food est composée de thermoplastique, déchets informatiques et électroniques formant un “kebab 2.0” tel un agglomérat d’ingrédients artificiels qui n’est pas sans rappeler ceux commercialisés par l’industrie agroalimentaire.

INSTALLATION DE L’EXPOSITION “AU FOND DE LA COUCHE GAZEUSE” À L’ANCIEN ÉVÊCHÉ DE TOULON, EN 2023.
Parc sans récréation

 

Si Gillian Brett avoue ne pas encore avoir trouvé le lieu qui pourrait accueillir son havre de paix, elle se contente, pour le moment, d’élaborer ses œuvres dans son atelier marseillais, en plein cœur du quartier de la Joliette, dans une ville réputée pour son manque d’espaces verts et où, bien souvent, les détritus s’entassent : “J’ai grandi dans une ville et suis restée citadine. C’est sans doute pour ça que la nature que je traduis dans mes pièces est minérale, artificielle et conscrite, car imprégnée de ce qui m’entoure. Certes, Marseille n’est pas une ville écolo, mais elle ne fait pas semblant de l’être, même si j’aspire à changer d’environnement pour être un peu plus en adéquation avec mes idées.” Fait commun à de nombreux·ses artistes, Gillian Brett avoue devoir défier sa véritable nature afin d’entrer dans le moule de l’art contemporain, milieu dans lequel certain·e·s collectionneur·euse·s et grandes galeries amassent les richesses sans se soucier du statut des créateur·ice·s.

Gillian Brett, Phusis, Hubris, debris #Baotou, 2019 Plastique ABS, feuilles LCD, PMMA, eau, bois, mousse PU, silicone, résine polyester, or, argent, cuivre, LED, pompes.

“Être artiste plasticien·ne et évoluer dans le monde de l’art est quelque chose de paradoxal : la très grande majorité des artistes vivent avec peu d’argent et se retrouvent dans une situation de précarité. Mon travail est sincèrement traversé par des réflexions critiques, alimenté par des lectures théoriques qui présentent une vision du monde que je sens en opposition totale avec un certain monde du marché de l’art, ultra-capitaliste et techno­scientifique, destructeur à plusieurs niveaux. Ce n’est donc pas toujours facile de se retrouver dans les foires d’art contemporain, là où l’argent est ostentatoire et où mon travail est souvent relégué au rang de produit décoratif et spéculatif.” Qui a dit que les artistes devaient forcément jouer les plantes vertes ?

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2024 STATE OF NATURE (sorti le 16 septembre 2024).