L’artiste française protéiforme possède un don : peindre et mettre en lumière celles et ceux qui croisent son chemin. Alors qu’elle a dévoilé cet été sa collaboration avec la marque 3.Paradis, Johanna Tordjman continue de nous démontrer que l’art sert avant tout à créer du lien.

On rencontre Johanna Tordjman quelques jours après que Kylian Mbappé a annoncé son départ du PSG, un exil dont l’artiste se remet à peine : “Je vous jure que j’ai pleuré, j’ai l’impression que c’est mon enfant qui vient de quitter le foyer, c’est horrible je ne m’en remets pas !” Celle pour qui l’autodérision est une seconde nature tient tout de même à nous rassurer : “Je sais que ça va aller, la nouvelle génération est top, notamment avec Warren Zaïre-­Emery.” Impossible de ne pas évoquer le ballon rond tant il tient une place importante dans le cœur de l’artiste née en 1990. “Pourtant, j’ai grandi dans un foyer de femmes qui n’en avaient rien à faire du foot.” Il faudra attendre que sa sœur épouse un fan du PSG pour que Johanna assiste à son premier match au parc des Princes et tombe dans les filets d’une passion dévorante. Un amour que le célèbre club parisien lui rend bien, puisque ce dernier, ayant remarqué le travail de l’artiste, l’invite à assister aux matchs et même à partager l’avion des joueurs pour se rendre à Strasbourg. Un moment dont la jeune femme se saisit afin de tailler le bout de gras avec notre champion du monde. “Kylian est adorable, c’est quelqu’un de brillant. C’est fou que je puisse être autant inspirée par un mec qui a dix ans de moins que moi !” Le joueur a d’ailleurs bouleversé la carrière de Johanna puisqu’il a acquis, en 2022, une de ses toiles, ­Victory, vendue au profit de la fondation PSG. En quelques minutes, le n° 7 de l’équipe a fait flamber les prix, s’octroyant l’œuvre d’art pour la modique somme de 220 000 €.

Affiche du match PSG X Milan AC réalisée par Johanna Tordjman
3.Paradis X Johanna Tordjman

Depuis, celle qui a passé son adolescence près de Créteil reste une intime du club de foot parisien qui lui demande, en octobre dernier, de réaliser l’affiche du match contre le Milan AC, puis de jouer les mannequins le temps d’une séance pour la campagne GOAT x PSG. Et si, aux yeux de certain·e·s, l’art contemporain doit se tenir éloigné des crampons, ­Johanna Tordjman n’oublie pas que ce sont les marques qui lui ont permis, en premier lieu, d’exposer son travail : “J’ai la volonté de créer, pour mon art, un nouveau format un peu hybride. Je ne sors pas des Beaux-Arts ou des Arts-Déco, et si je veux exister et travailler, je ne vois aucun problème à me faire sponsoriser par des marques si les galeries traditionnelles ne le font pas. Cela n’a jamais été une volonté ou une ambition, je n’ai pas cherché à collaborer avec les marques à tout prix, je n’imaginais d’ailleurs pas que mon travail pouvait les intéresser. Mais elles soutiennent l’art d’une manière assez neutre, sans chercher à mettre leur logo partout. Adidas m’a laissé une grande liberté lors de l’installation de mon exposition Americana, il s’agit vraiment de mécénat.”

FADWA, 2020, SÉRIE “25H01”, ACRYLIQUE ET DIGIGRAPHIE SUR TOILE, 80 X 61 CM.
AHMED, 2020, SERIE “25H01”, ACRYLIQUE ET DIGIGRAPHIE SUR TOILE, 80 X 61 CM.
Le goût des autres

 

Exposée en avril dernier à la Galerie au Roi, à Paris, Americana dresse seize portraits d’Américain·e·s issu·e·s de minorités solidaires et engagées que la peintre dépeint au fil de ses rencontres, de Los Angeles à New York en passant par l’Arizona. Un continent que l’artiste a découvert adolescente, en rendant visite à son oncle californien. Depuis, elle a beau avoir posé ses valises dans le XXe arrondissement de Paris, elle ne cesse de vouloir bouger, afin de raconter les histoires des autres, et ainsi se reconnecter un peu plus avec la sienne : “Ma famille, ce sont des juifs algériens qui ont quitté leur pays en 1961 et ne sont jamais revenus sur leurs terres. J’ai eu la chance d’être invitée au Maroc lors d’une résidence d’artistes en 2021 et de pouvoir, depuis, y retourner tous les ans. Lorsque je suis arrivée là-bas, pour la première on m’a demandé si j’étais ‘d’ici’, alors que d’habitude on me demande d’où je viens. Me retrouver aussi proche de la terre de mes grands-parents m’a profondément touchée. Mon grand-père venait d’une contrée désertique, et lorsque j’ai foulé pour la première fois le sable du désert marocain, les larmes ont coulé. J’ai eu l’impression que mon grand-père se tenait à mes côtés, la sensation de me sentir proche de chez moi.”

RAUL, 2024, SÉRIE “AMERICANA“, HUILE SUR TOILE, 100 X 120 CM.
YANKEE, 2024, SÉRIE “AMERICANA“, HUILE SUR TOILE, 120 X 150 CM.

Un retour à un certain état de nature que l’artiste autodidacte expérimente aussi au fil de ses voyages, exposant de Hong Kong à Miami, consciente du privilège de pouvoir découvrir d’autres horizons : “J’ai arrêté depuis un moment de fantasmer sur l’idée que cela pouvait être mieux ailleurs. J’ai tristement conscience de la réalité politique, sociale ou économique que vivent les gens dans d’autres pays. Je ne suis pas du genre à jouer à la touriste émerveillée par une autre culture que la nôtre. Je suis notamment partie en Ouzbékistan et je me suis vite rendu compte que je n’étais pas si mal en France, même si les gens sur place étaient adorables. Tu ne peux fantasmer qu’à un moment où tu as le pouvoir de créer ton propre écosystème, de vivre selon tes propres règles, ce qui est dur sur cette planète que l’humain a en grande partie ravagée.”

FARAH, 2019, SÉRIE “PASTÈQUES ET PARABOLES”, ACRYLIQUE ET DIGIGRAPHIE SUR TOILE, 162 X 114 CM.
CECILIA, 2019, SÉRIE “PASTÈQUES ET PARABOLES”, ACRYLIQUE ET DIGIGRAPHIE SUR TOILE, 162 X 114 CM.
Conte de fées Y2K

 

Certain·e·s appellent cela de la chance, d’autres se réfèrent au mektoub, le destin en arabe. Ce qui est sûr, c’est que celui de Johanna est digne d’un scénario d’Hollywood Girls (la qualité artistique en plus) : “Quand j’y repense, cette histoire est incroyable. Depuis que je suis enfant, je joue de la basse, je chante et je compose. J’avais pris l’habitude de partager mes titres sur Myspace. Kosha Dillz, un rappeur du New Jersey, est tombé par hasard sur mon profil et m’a demandé de faire un featuring. Il est venu jouer à l’Élysée Montmartre et je suis montée sur scène avec lui. À l’époque, j’exposais mes deux premières toiles dans une boîte de nuit de Bastille, le Badaboum, et Kosha Dillz a posté mon travail sur son Facebook. Un galeriste de Los Angeles a vu ce post et m’a contactée afin que je puisse réaliser ma première exposition américaine. C’est fou !” Depuis, celle qui avoue admirer Flea, le bassiste des Red Hot Chilli Peppers, préfère jouer en solo, loin du regard des autres, tel un carnet intime sur lequel les notes viennent refléter ses états d’âme : “Encore aujourd’hui, jouer de la musique me fait du bien. Mon travail pictural consiste à montrer le réel, j’accompagne d’ailleurs de documentaires certaines de mes toiles. La musique me permet d’écrire mes propres émotions, alors que je me cache, dans la peinture, en peignant l’émotion des autres afin de raconter les miennes.”

SATIN, 2022, SÉRIE “HOTEL KENNEDY”, HUILE SUR TOILE, 81 X 65 CM.
TRE’LAN, 2023, SÉRIE “AMERICANA”, HUILE SUR TOILE, 100 X 120 CM.

Pourtant, l’artiste se dévoile au fil de ses œuvres, comme en 2019 lorsque son expo “Pastèques et Paraboles” nous invite à pénétrer dans la république du Tordjmanistan, un lieu qui accueille tou·te·s les réfugié·e·s et dans lequel Johanna peint un autoportrait la représentant entourée de ses compagnons de route. Une nécessité de peindre ce qui nous relie aux autres qu’elle réitère dans l’expo “Hotel Kennedy”, en 2022, où on la retrouve entourée de sa mère et de sa sœur pour une toile aussi émouvante que puissante : Les Trois Grâces. L’héritage familial est désormais au centre de ses préoccupations puisqu’elle prépare une nouvelle exposition qui tirera son inspiration d’anciennes photos de ses aïeux ainsi que d’autres familles dont elle souhaite narrer les identités multiples. Un travail qu’elle s’empressera de partager à nouveau, avec poésie et générosité, sur les réseaux. À l’heure où ces derniers sont saturés de wannabees voulant à tout prix être connu·e·s, Johanna Tordjman nous rappelle qu’il fut un temps, pas si lointain, où le Net servait avant tout à partager nos passions et à créer du lien : “Je n’avais aucune ambition particulière, je cherchais juste à m’amuser. C’est toujours ce qui anime mon art : la découverte et l’amusement.” Un terrain de jeu dont l’arbitre est loin d’avoir sifflé la fin de partie.

Cet article est originellement paru dans notre numéro STATE OF NATURE FW24 (sorti le 16 septembre 2024).