KHWEZI © Afronova Gallery.

Exposé lors de Paris Photo 2024 dans la section “émergence”, l’artiste sud-africain Vuyo Mabheka interroge l’enfance et les questions d’identité avec, pour toile de fond, la vie dans les townships. Une façon pour lui de créer sa propre archive, entre rêve et fiction, du monde qui l’a façonné.

Des paysages, des maisons et des rues aux traits réguliers effectué·e·s au pastel. Toits violets ou bleus, murs orange ou verts, fenêtres et portes rouges ou jaunes. Sans oublier quelques intégrations d’objets et de meubles découpés dans des pages de magazines, ainsi que des collages de silhouettes et de personnes issus de photos d’archives. Voici ce qui compose les œuvres de Vuyo ­Mabheka, récemment exposées à Paris Photo 2024 et regroupées dans un livre intitulé Popihuise, publié aux éditions La Nouvelle Chambre claire. En afrikaans, le mot pophuis fait référence à un jeu de maison de poupée familier des enfants. Et c’est bien cette impression d’univers enfantin, miniature, coloré et joyeux qui ressort d’abord du travail de cet artiste sud-africain âgé de 25 ans. Puis, en y regardant de plus près, on découvre les attitudes plus terre à terre des personnages : des élèves en route pour l’école, un adolescent poussant une poubelle, bob vissé sur le crâne et écouteurs aux oreilles, ou encore une femme dont on ne voit pas forcément le visage qui porte un enfant dans son dos, une bassine sur la tête et un sac en plastique à la main, avec le pas pressé d’une mère de famille qui a beaucoup à faire. Et au milieu de cette agitation, un enfant habillé d’un tee-shirt bleu et d’un jean au regard interrogateur, dont la dynamique corporelle semble un peu maladroite, comme s’il ne savait pas trop quoi faire devant l’objectif. Cet enfant n’est autre que Vuyo Mabheka lui-même, qui a choisi de se mettre en scène au centre de cette œuvre intitulée Kulo Baby, terme zoulou qui peut se traduire par “enfant intérieur”.

Vuyo Mabheka par © Jabulani Dhlamini.

Comme nous l’explique l’artiste, son travail est une sorte de “journal intime visuel” dans lequel il “essaie toujours de régler [ses] problèmes actuels et [ses] problèmes d’enfance”. En effet, l’image que Vuyo a choisie de lui pour réaliser Kulo Baby se retrouve dans la majorité des œuvres qui composent Popihuise. Dans cette série où l’artiste mêle souvenirs et part d’invention – le tout au travers de photos prises au sein de sa ­communauté et d’images découpées dans son album de famille –, l’enfant qu’il était dégage un sentiment de solitude et d’isolement. Car s’il est bien représenté parmi les autres, il n’est jamais vraiment avec eux, comme on peut le voir dans les autres œuvres que sont Makzin ou Bhekela. Dans la quasi-totalité de ces images, l’artiste se projette à l’extérieur : un fait qu’il explique par le temps qu’il a passé, enfant, entre les quatre murs de sa maison. “Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion d’être dehors, reconnaît-il. Il fallait que je participe aux tâches ménagères, que j’aide ma sœur pour ses devoirs, etc.” Celui qui n’avait pas beaucoup d’ami·e·s essaie ici de recréer et de transposer l’absence de l’amitié, de la figure du père et de la famille : “La plupart des personnages sont photographiés de dos, comme s’ils s’éloignaient de moi en quelque sorte. Il faut comprendre que comme on se déplaçait beaucoup, les gens dans les townships ne savaient pas qui on était ou qui étaient nos parents. Vous deviez prouver que vous méritiez des ami·e·s. En étant constamment à l’intérieur, je n’ai jamais vraiment eu cette chance.”

EMCIMBINI © Afronova Gallery.

Pourtant, dans cet ensemble solitaire une réalisation détonne. Khwezi, que l’on peut grossièrement traduire par “le guide”, dépeint une figure de père rassurante, dont le visage affiche en sept lettres “I’m proud” (“je suis fier”), comme une conversation entre ce père absent et l’enfant que Vuyo a été. “Si j’ai pu représenter cela, c’est aussi parce que j’ai réussi à parler avec mon père au téléphone, il y a deux ou trois ans. Ces images rassurantes représentent les conversations que j’ai toujours voulu avoir avec lui. Elles sont la seule forme d’identité dont je dispose.” Hélas, quoi de plus universel dans notre monde que la solitude d’un·e enfant et l’absence de relations avec un père ? Voilà pourquoi les œuvres de Vuyo trouvent écho non seulement en Afrique du Sud mais aussi hors des frontières du pays, notamment en Suisse où l’artiste a reçu le Prix spécial du jury du Grand Prix Images Vevey 2023/2024. “Beaucoup sont venu·e·s et m’ont parlé de leurs traumatismes d’enfance. C’est là que j’ai réalisé la portée universelle de mon travail. Moi-même, j’ai été transformé. J’ai gagné en confiance pour parler de moi, pour interroger ma propre enfance. Désormais, je commence à sonder mes souvenirs, à essayer de voir les choses du point de vue de la personne qui, selon moi, m’a infligé un traumatisme”, nous confie l’artiste avec honnêteté.

KULO BABY © Afronova Gallery.

Désormais en paix avec la vérité de sa propre histoire et ne craignant plus de dévoiler ses aspects les plus vulnérables, Vuyo Mabheka peut aujourd’hui se définir fièrement comme artiste visuel et photographe, alors qu’il n’a commencé sa pratique qu’en 2017 : “Quand je me suis initié aux arts visuels, au lycée, certain·e·s élèves avaient des appareils photo et nous apprenaient à les utiliser. C’est ce qui m’a donné envie de rejoindre Of Soul and Joy.” Créé en 2012 par Rubis Mécénat afin de permettre à des jeunes âgé·e·s de 13 à 30 ans, issu·e·s du township de Thokoza et des alentours de Johannesburg, de bénéficier d’un encadrement et d’une formation dans le domaine de la photographie, ce programme de mentorat social et artistique a agi comme un révélateur : “J’ignorais que cette discipline puisse être une forme d’art. Jusqu’à ce que je comprenne que je pouvais intégrer au sein de ma propre pratique ce que j’apprenais dans les arts visuels. C’est là que je suis tombé amoureux de l’art de créer des images et de raconter une histoire.”

EPOTSOYINI © Afronova Gallery.

Cette histoire, selon Vuyo Mabheka, c’est celle d’une enfance analysée comme une période de préparation, de voyage vers la personne future qu’on va devenir. “Un enfant est comme une éponge, soutient l’artiste. Il·elle aspire tout ce qui se trouve dans son environnement et doit composer avec ces éléments.” Un processus que Vuyo rapproche du concept d’­umkokotelo, une philosophie sud-­africaine permettant d’inventer une nouvelle structure, une nouvelle vie à partir de quelque chose qui existe déjà. “Mon travail repose sur l’idée de construire ses propres archives familiales à partir d’aspirations, de souvenirs. J’ai envie d’imaginer la belle vie que j’aurais aimé vivre et pour ça, je recrée sous forme d’images des choses qui n’existent pas. J’utilise par exemple des coupures de magazines, quelque chose qui n’était pas accessible pour quelqu’un comme moi. Mais comme nos mères travaillaient comme domestiques chez les Blancs, elles rapportaient parfois les magazines dont ils ne voulaient plus. C’est ça, umkokotelo : emprunter à d’autres matériaux pour inventer quelque chose de nouveau.”

IMBALI YESIZWE © Afronova Gallery.

Si la série Popihuise a toujours cours, et qu’elle commence à se poursuivre en peinture, Vuyo Mabheka en a commencé une nouvelle inspirée de la période de troubles qu’a connue l’Afrique du Sud entre les années 1990 et 1994, au moment de la libération de Nelson ­Mandela et de la fin de l’apartheid. “2 000 à 4 000 personnes sont décédées ou ont disparu à cette époque, et beaucoup d’autres ont perdu leur maison. Les grands-parents donnent une version de l’histoire qui n’est jamais publiée par les médias, alors cette série entend archiver les histoires transmises oralement par les gens de la communauté.” Un travail de recherche complété par l’artiste avec l’utilisation du charbon, à la fois pour symboliser la liberté de retourner dans le township, mais aussi pour faire écho à ce matériau retrouvé en quantité importante dans les décombres.

HAMBA NAM © Afronova Gallery.

Lorsqu’on demande à Vuyo quel est alors le pouvoir de l’archive, il réfléchit avant de déclarer : “La photo n’est pas une représentation de la vérité ultime, mais de celle vue par le photographe. Les archives doivent donc elles aussi être remises en question. De grandes organisations les présentent souvent comme des faits tangibles alors qu’elles ne racontent pas tout de ce qui s’est passé. En tant qu’artiste, si je choisis des personnages au hasard et que je les inclus dans une seule image, est-ce que les gens vont voir toutes les différentes parties de la vérité dans cette scène unique ? Vont-ils reconnaître cela comme la vérité ultime ? Ou vont-ils se demander si cette vérité n’a jamais existé ?”, s’interroge Vuyo ­Mabheka, avant de conclure : “Il est peut-être là, le pouvoir de l’archive.”

MAKZIN © Afronova Gallery.

Cet article est originellement paru dans notre numéro WE WILL ALWAYS BE THOSE KIDS SS25 (sorti le 25 février 2025).