Décrié, incompris, stigmatisé, souvent méprisé, le R&B français retrouve enfin ses lettres de noblesses grâce au travail méticuleux et superbement documenté de Rhoda Tchokokam, autrice du génial ouvrage “Sensibles : une histoire du R&B français”, publié aux éditions Audimat.

À l’aube de l’an 2000, dans toutes les chambres d’ado, au milieu d’un désordre de créoles à strass, de parfums Calvin Klein et de tee shirts Com8, résonnait la même musique : le R&B français. De K-Reen en passant par Assia, Wallen, Matt Houston ou Singuila, toute une nouvelle vague musicale déferlait sur les CD aussi brillants que les lèvres glossées qui connaissaient toutes les paroles et s’essayaient aux vibes. Pourtant, trente ans après ses débuts, le R&B français souffre toujours d’un manque de légitimité. Un genre au mieux injustement réduit à une pâle copie du R&B américain, au pire, à un piètre faire-valoir du rap, trop souvent assimilé à de la musique “pour les filles”, qui chantent de la “soupe”. Interview avec Rhoda Tchokokam, autrice de Sensibles : une histoire du R&B français (éd. Audimat), qui nous livre ici un ouvrage riche et unique revenant sur ce genre musical toujours stigmatisé, le tout avec point de vue rare sur ce sujet jusqu’ici trop peu étudié et documenté.

Mixte. Comment définir le R&B francophone ? Quelles sont ses spécificités, son identité propre ?
Rhoda Tchokokam.
L’une des spécificités, c’est que le R&B est arrivé en France dans les années 90, après le hip-hop qui lui, est arrivé dans les années 80. Les premiers artistes R&B venaient souvent du mouvement hip-hop (DJ, danseurs…), et ont donc été influencés par ce courant-là. Le contexte est donc très différent des Etats-Unis où le Rythm’n’Blues existe dès les années 40 et a donc 30 ans d’histoire et d’évolutions quand le hip-hop arrive à la fin des années 70. Une autre spécificité du R&B français, ce sont les différentes esthétiques qui se sont développées, comme le R&B variété (Nâdiya, Lâam… ndlr), très attelé à la variété française et qui donc n’aurait pas pu exister aux Etats-Unis, ou encore le zouk R&B, forcément lié aux territoires français. Enfin, il y a aussi cette croyance que le R&B français était une copie du R&B américain, pourtant, les sonorités n’étaient pas les mêmes, les producteurs avaient des influences différentes et les deux langues ont leurs spécificités. La chanteuse K-Reen parle beaucoup du temps qu’elle a passé à adapter sa musique en français. Parce que quand on chante en anglais, il y a des sons qui reviennent comme des “ouh” alors qu’en français, ce serait plus des “eur”, donc il faut chanter différemment. Ce sont des petites choses mais qui montrent qu’il ne suffisait pas de calquer un modèle américain et le faire en français.

M. Alors que la scène R&B commence au début des années 90, en 1995, Ophélie Winter arrive avec “Dieu m’a donné la foi”, qui est le premier grand succès R&B en France ; une simple histoire de timing ?
R.T. Quatre ou cinq ans avant Ophélie Winter, il y a déjà les prémices du R&B français avec N’Groove, le premier groupe à avoir sorti un maxi en 1992, Native et leur album éponyme en 1993 (avec les titres “Tu planes sur moi” et “Si la vie demande ça”, ndlr), Tribal Jam en 1994, K-Reen, la compilation Sensitive qui sort en 94. Ce sont des artistes principalement noirs, qui vivent en banlieue parisienne, viennent de milieux populaires, qui ont commencé parfois en MJC… C’est une petite scène à Paris donc ils se connaissent, sont en collaboration. Quand Ophélie Winter arrive, elle a une trajectoire différente de ces artistes-là : elle vit à Neuilly, elle a été repérée par Ardisson, elle est déjà visible, elle fait de la télévision, a une notoriété. Elle dit dans sa biographie qu’elle voulait réussir dans “le cinéma, la musique, la télévision”. C’est une différence par rapport aux autres artistes du R&B, qui eux, n’avaient pas ce choix et faisaient cette musique parce que c’était très naturel pour eux. Quand Ophélie Winter se lance, elle a déjà sorti des choses qui n’ont pas vraiment fonctionné. Sa dynamique est alors assez évidente : ce n’est pas n’importe qui qui aurait pu avoir ce tube là. Le label Sensitive (premier label R&B français créé par Benny et Cathy Malapa en 1993 ndlr) était rejeté par les maisons de disques, N’Groove n’avait sorti qu’un seul maxi avant de se séparer… Elle, elle a d’autres options et veut donc faire un titre “de la dernière chance”. Elle contacte des producteurs belges qui lui façonnent une version d’un titre avec un son qu’ils appellent le “french groove”. Et ça fonctionne, elle est au sommet des charts. Dieu m’a donné la foi et Shame on you ont une esthétique intéressante qui a façonné quelque chose. Des titres avec des rythmes similaires (qui sont uptempo) ont ensuite fonctionné dans le top 10 : Larusso, G-Squad, Géraldine avec “Bouge”… Donc Ophélie Winter a ouvert la voie, mais pour qui ?

M. Le R&B français a fait l’objet de nombreux préjugés (sexistes, racistes, classistes…) pourquoi un tel mépris ?
R.T. Parce que le R&B est une musique qui n’est pas spécifiquement “française”. Il y a eu les mêmes préjugés avec le hip-hop et c’est toujours le cas aujourd’hui. Les cérémonies comme Les Flammes (dont la première édition vient d’avoir lieu ndlr) ont été créées des dizaines d’années après l’apparition du hip-hop car les rappeurs subissent un peu la même chose malgré le fait que tout le monde écoute du rap aujourd’hui. Dès le début, le R&B a provoqué une crispation : c’est une musique qui est basée sur la manière même de chanter, plutôt que sur les textes. Même si cette accusation n’est pas vraie car il y a eu des artistes avec des textes qui tenaient la route mais qui ne ressemblaient pas à ce que la société française voulait : des artistes noir.e.s, maghrébin.e.s et qui – pour moi en tout cas – ne ressemblent pas à cette idée de la “francité”. Ensuite dans les années 2000, c’est une musique qui a commencé à être qualifiée de “musique de filles pour les filles”. Je dis “fille » car il y avait une connotation de “fillette”, “midinette”, des personnes qui n’avaient pas forcément de goût, qui écoutaient de la soupe… Quand on parlait des artistes R&B, c’était très rarement pour parler de la musique elle-même.

M. Vous parlez de cette “musique de filles pour les filles” mais justement, en termes de représentations féminines, le R&B proposait peu de modèles d’émancipation. Vous parlez notamment du courant “R&B conscient”, qui, sous couvert de parler de sujets de société, avait tendance à ne valoriser qu’une seule figure féminine, celle de la “battante”, la “grande soeur” qui se respecte, restant dans des injonctions moralisatrices, dénigrant les “filles faciles” comme vous l’expliquez dans le livre…
R.T. Il y a beaucoup de clips dans les années 90 et même jusqu’au début des années 2000 où l’on voit des femmes qui voyagent ensemble, qui font des soirées, ou des choses plus politiques, comme dans le morceau Femmes de Jalane qui était assez émancipateur dans ce qu’elle raconte. ça a été le cas jusqu’en 2004 et l’arrivée de Donna de Wallen. Ce titre a très bien fonctionné. Et donc à partir de là, tout le monde a voulu parler de “la petite soeur”, on a commencé à avoir moins d’images émancipatrices, à vouloir limiter un peu plus le mouvement des jeunes filles. Pour autant, à la même période, plusieurs propositions pouvaient cohabiter ensemble : Petite soeur de Kayliah emmenait ce type d’injonction, mais sur le même album, elle chantait aussi Belly Dance !

M. Au mitan des années 2000, le R&B variété est devenu la norme avec des artistes comme Sheryfa Luna, Lââm, Nâdiya ou Tragédie. Est-ce que l’industrie, alors empêtrée dans la crise du disque, a tué le genre elle-même en misant sur des projets commerciaux ?
R.T. Pour moi, oui complètement. Dans la mémoire collective, le R&B c’est les années 2000, voire les années 90 avec No Blaggadda de Vibe, mais sinon on pense à Matt Houston, Wallen, etc. Pourtant, si on regarde la discographie, beaucoup de choses sont sorties dans les années 90, notamment en 1998. Mais en termes de mainstream, on considère que la scène existe à partir du moment où elle devient populaire. Pour le R&B, ça a été lors de la vague 2003- 2004, avec une popularisation du R&B variété mais aussi du Raï’n’B qui commence à avoir une visibilité qui dure jusqu’au début des années 2010. A ce moment-là, les artistes pionniers se sont dit “il n’y a plus de marché pour nous”. Avec la crise du disque, certains projets ont été prioritaires par rapport à d’autres. Pourtant, le rap n’a pas été si touché que ça mais en revanche, c’était les raisons qui étaient donnés aux artistes R&B pour dire que leur album ne pourrait pas se faire. Beaucoup d’artistes ont arrêté. D’autres se sont dirigés vers le zouk ou sont partis en indépendant.

M. Aujourd’hui, des albums mythiques de cette période ne sont pas streamables (K-Reen, Leslie, Willy Denzey…) : comment retrouver ce patrimoine ?
R.T. Certains artistes ont eu des conflits avec des producteurs, des problèmes avec des labels. Tréma, celui de K-Reen a fermé, Willy Denzey s’est battu pour récupérer ses droits et ressortir ses albums, la musique de Leslie, qui était chez M6 Interactions, n’est pas disponible… C’est un gros problème pour la diffusion de la musique. Et même, pour sa transmission. En préparant ce livre, je me suis rendue compte qu’il n’y a pas grand chose pour sauvegarder ce patrimoine. Il faut aller faire des entretiens, retrouver des magazines, des archives de l’INA, passer du temps sur Youtube. C’est pour ça qu’autour de ce livre, j’essaie de faire passer de la musique, parce que pour pouvoir en parler, il faut écouter la musique.

M. Qu’est ce que le R&B a apporté techniquement à la culture musicale française ?
R.T. Le R&B, c’est une façon de chanter, des harmonies, certaines sonorités… Pour moi, il y a toujours eu une grosse confusion sur ce qu’est le R&B aujourd’hui. Si je prends l’exemple d’Aya Nakamura, en France, dès le départ on parlait de ses textes, on disait “ah elle utilise de l’argot”, “on comprend pas”… Mais on parlait rarement de sa musique, on parlait rarement de comment elle chantait, de ses influences. Si on n’écoute pas de zouk, si on n’écoute pas de R&B français ou américain, on ne peut pas parler de cette musique là. Le R&B est en attente justement d’une reconnaissance, d’une appartenance à un patrimoine musical en France.

M.Parmi la nouvelle scène, qui sont les talents à suivre ?
R.T. Il y en a beaucoup. Imane, Enchantée Julia, Oscar Emch, Bonnie Banane, Astrønne, Helma… Les artistes les plus visibles aujourd’hui font partie de la “pop urbaine”, ce terme que je déteste. alors qu’il y a toute cette très belle scène indépendante qui mérite d’avoir plus d’exposition.

M. Si on devait retenir un seul projet R&B français ?
R.T. J’aurais dit K-Reen… Mais je vais dire Jean-Michel Rotin car justement c’est un artiste qui est célébré dans le zouk mais qui devrait l’être aussi dans le R&B pour tout ce qu’il a apporté depuis trente ans. Avec une mention spéciale pour son album “Nation” sorti en 2003.

“Sensibles : une histoire du R&B français” de Rhoda Tchokokam (éd. Audimat), 20€, 360 pages.