À une époque où la politique suscite de la méfiance et divise de plus en plus les gens selon des critères basés sur la classe, la race, le sexe et le genre, porter littéralement sur ses épaules un message dénonçant les oppressions peut se révéler bien plus libérateur et émancipateur qu’il n’y paraît. Retour sur l’aspect créatif, historique et sociologique du vêtement comme outil d’engagement.

Jusqu’à récemment, chaque statement vestimentaire de célébrité sur red carpet consistait simplement à mettre à l’amende le reste des invité.e.s et à s’imposer comme la personnalité la mieux habillée et fittée de la soirée. Mais ça, c’était avant. Aujourd’hui, pour marquer les esprits, remplir les feeds Instagram et gagner la compète de la sape, il faut prendre position et s’engager. La preuve avec le dernier Met Gala organisé en septembre 2021 où plusieurs invité.e.s ont joué la carte du “political dressing” à l’image de la mannequin et actrice Cara Delevingne qui s’est pointée avec sa tenue Dior “Peg the patriarchy” (comprenez “Le patriarcat, on va la lui mettre bien profond”), mais aussi de la footballeuse lesbienne Megan Rapinoe venue avec son sac à main “In Gay we trust”, ou encore de la députée et activiste démocrate Alexandria Ocasio-Cortez (big up éternel) qui a débarqué en robe blanche – façon bal de promo lycéen du Kentucky (no shade) – au dos estampillé “Tax the rich” en lettres rouge vif révolutionnaire (pour ne pas dire sanguinaire). Bref, le Met Gala, autrefois connu pour promouvoir une certaine idée du “glamour nord-américain”, est maintenant devenu la nouvelle arène politique où dénoncer les discriminations et les injustices sociales. Évidemment, internet ne s’est pas fait attendre pour critiquer et souligner l’éventuelle performativité de ses récentes “actions vestimentaires”. Cependant, performatif ou pas, l’activisme mode observé lors du Met ball n’est pas une affaire à négliger, car il indique un véritable changement de considération du pouvoir politique du vêtement dans l’industrie de la mode et dans l’entertainment. Dans ce climat politique délétère où le débat sur les questions d’égalité semble stérile et où certain.e.s ressentent le besoin de donner leur opinion réac et à côté de la plaque sur des sujets de société qui ne les concernent pas (coucou Jean-Michel Blanquer), porter littéralement sur ses épaules un message dénonçant les oppressions peut se révéler bien plus libérateur et émancipateur qu’il n’y paraît. C’est un fait : le choix de nos habits étant une extension de notre identité, de notre intimité et de notre personnalité – un processus étudié et théorisé par les psychiatres français Jacques Lacan et Serge Tisseron sous le terme alléchant “d’extimité” –, il semble alors tout à fait sensé, voire normal, que nos garde-robes soient influencées par nos idéologies. Des collections engagées de la jeune garde de créateur.rice.s jusqu’aux silhouettes et looks historiques propres aux mouvements protestataires, Mixte fait un petit tour des initiatives vestimentaires passées et présentes qui annoncent clairement un futur de la mode marqué par l’engagement et l’activisme.

Ligne de vêtements par Angela Davis
Assa Traoré portant le t-shirt “Justice pour Adama », lors d’un événement Black Lives Matter à New York en mars 2022.
Une histoire à brandir debout

 

Vous connaissez certainement Angela Davis comme l’une des figures emblématiques du mouvement antiraciste Black Panther dans les années 70, mais vous connaissez certainement moins Angela Davis, créatrice de mode. En décembre 2020, la militante et autrice afro-féministe a sorti une ligne de vêtements inspirée d’activistes noir.e.s. La collection, dont une partie des bénéfices est reversée à des associations luttant contre le système carcéral et policier américain telles qu’Underground Grit et Dream Defenders, inclut tee-shirts et hoodies à l’effigie de leaders politiques. On voit déjà certain.e.s monter au créneau pour dénoncer le caractère opportuniste et lucratif de cette initiative, surtout dans un contexte post-George Floyd. Mais ce serait oublier le lien fort qui unit historiquement vêtement et activisme depuis des dizaines, voire des centaines d’années. “À chaque action du mouvement pour les droits civiques, les Noir.e.s ont stratégiquement adopté différents styles vestimentaires protestataires, ne connaissant que trop bien le pouvoir de la mode à communiquer des messages forts dans le combat pour changer les mentalités sur les questions raciales, rappelle Angela Davis. Ces actions ont fini par marquer durablement l’intersection de l’identité noire, de la mode, de la politique et de la justice.” En effet, des marches états-uniennes “Sunday Best” dans les années 1950-60 où la communauté militante noire était invitée à manifester pour réclamer respect et dignité en portant ses plus beaux habits du dimanche, jusqu’à l’uniforme révolutionnaire veste en cuir + béret de l’ère Black Panther, en passant – plus récemment en France – par la vente du tee-shirt “Justice pour Adama”, dont les recettes permettent au collectif de financer des frais de justice, il semble difficile, voire impossible, de séparer la symbolique du vêtement de son contexte sociopolitique. “Le style est un langage, confirme Angela Davis. Et comme tout autre type de support visuel, il reflète l’Histoire.” Cette analyse mode empreinte de sémiologie peut également s’appliquer à d’autres mouvements militants tout au long de l’Histoire. C’est notamment le cas des Suffragettes qui, dès la fin du xixe siècle au Royaume-Uni, ont choisi le violet comme couleur emblématique de leur combat et de leurs tenues. Celle-ci symbolise “le sang royal qui coule dans les veines de chaque femme luttant pour le droit de vote, la conscience de la liberté et de la dignité”, rappelle la sociologue allemande Eva Heller dans son ouvrage La Psychologie de la couleur (éd. Pyramyd, 2009). Elle y explique notamment que le violet, “mélange de bleu et de rose, représente aussi le lien entre le masculin et le féminin” et donc le combat contre les notions de genre absurdes dictées par la société. Désormais, on comprend mieux pourquoi en janvier 2021, lors de son investiture, l’actuelle Vice-Présidente des États-Unis Kamala Harris s’est pointée au Capitole dans un total look violet spécialement créé pour l’occasion par le talentueux créateur afro-américain Christopher John Rogers, connu pour célébrer le corps et l’identité des femmes noires. Autant dire que la convergence des luttes n’a jamais été aussi stylée. Plus récemment dans le contexte politique actuel, d’autres deux couleurs ont permis d’exprimer une opinion et un positionnement à travers le vêtement : la robe corset rose et bleue – en hommage au drapeau trans – portée par la mannequin transgenre Inès Rau lors du défilé Lecourt Mansion FW23. Tout comme les tenues bleues et jaunes inspirées du drapeau ukrainien qui ont été aperçues au défilé Balenciaga FW23 (ainsi que sur le dos de plusieurs « militant.e.s mode ») afin de dénoncer la guerre en Ukraine.

Kamala Harris lors de son investiture en janvier 2021.
Inès Rau, portant une robe corset rose et bleue lors du défilé Lecourt Mansion FW23, en hommage au drapeau trans et à la communauté transgenre.
Bella Hadid en backstage du défilé Balenciaga FW23 (mars 2022).
De la (vraie) télé-réalité

 

Hélas, si quelques vêtements, issus de notre vestiaire quotidien, pouvaient suffire à renverser le blantriarcat, anéantir la transphobie et/ou arrêter la guerre, ça se saurait. Alors, sans doute pour avoir plus d’impact et enclencher de véritables changements populaires, les activistes en tout genre ont récemment préféré piocher leur tenue militante dans des séries et films emblématiques de la pop culture dont les histoires se rapprochent étonnamment du combat qu’il.elle.s défendent IRL. C’est le cas, par exemple, de certaines militantes féministes qui, au cours de leurs dernières manifestations pro-avortement, ont laissé tomber le violet pour le rouge et le blanc en s’inspirant des tenues des femmes dominées et asservies dans la série dystopique The Handmaid’s Tale. Dès 2017, des servantes écarlates semblables aux personnages de la série ont défilé sur Capitol Hill à Washington pour protester contre un projet de loi républicain considéré comme une menace pour l’autonomie corporelle des femmes. Quelques mois après, les mêmes silhouettes vêtues d’une toge rouge et d’un bonnet blanc sont entrées dans l’enceinte du Sénat du Texas pour protester contre une législation restreignant l’accès à l’avortement. Idem en 2018 et 2019, lors de diverses protestations liées aux droits des femmes en Angleterre, Pologne, Argentine et Croatie. De quoi illustrer une mise en abîme plus que troublante sur le rôle de l’habit en tant que désignateur d’un carcan social prédéterminé. “La dimension politique du vêtement se comprend intuitivement dès la naissance des individus. Car, au fond, une société humaine équivaut à une société habillée. Ce que l’on porte, comment on le porte et quand on le porte constituent des expressions de degrés de libertés et d’influences sociales, explique Henry Navarro Delgado, professeur adjoint de mode à la Ryerson University de Toronto au Canada. “L’expression vestimentaire couvre toute la gamme politique, de la conformité à la rébellion, ajoute le professeur. En d’autres termes, un style vestimentaire qui défie – ou qui est perçu comme défiant, ou offrant une alternative au statu quo – acquiert spontanément une signification politique.” C.Q.F.D. Peu importe le dress code en question, il a tout à fait le pouvoir de révéler des aspirations sociales et des idéaux politiques, d’après Richard Thompson Ford, professeur de droit à l’Université Stanford aux État-Unis et auteur de Dress Codes: How The Laws of Fashion Made History. “Pendant des siècles, les codes vestimentaires ont été utilisés pour maintenir des rôles sociaux et des hiérarchies spécifiques. Mais la mode et le style ont aussi traditionnellement servi un autre objectif : exprimer de nouveaux idéaux de liberté individuelle, de rationalité et d’égalité.” Un message porteur et galvanisant qu’a sans doute entendu la Confédération coréenne des syndicats (KCTU). Afin de réclamer de meilleures conditions de travail, plusieurs milliers de ses membres ont manifesté en octobre 2021 dans les rues de Séoul vêtu.e.s à la manière des personnages défavorisé.e.s et exploité.e.s de Squid Game, la série sud-coréenne à succès de Netflix. Ou comment brouiller joliment les règles sociales établies en détournant le fashion game fictionnel.

Manifestant.e.s sud-coréens reprenant les codes vestimentaires de la série Squid Game.
Manifestantes féministes et pro-avortement reprenant les codes vestimentaires de la série The Handmaid’s tale.
Utile, subtil, versatile…

 

Cela dit, pas besoin forcément de jouer la carte de l’uniforme ou du (mauvais) déguisement pour faire part de ses opinions. Alors que les maisons de mode emblématiques de l’industrie en sont encore à nous vendre pour quelques centaines d’euros des tee-shirts à message invitant à devenir féministe ou à s’engager pour le climat (suivez mon regard…), la jeune garde de créateur.rice.s semble avoir trouvé des moyens plus honnêtes et plus subtils de communiquer sur leur(s) engagement(s). C’est le cas, par exemple, d’Ester Manas qui, en quelques saisons, a su se trouver une place de choix dans le combat pour le body-positivisme et contre la grossophobie. Certes, la jeune marque branchée franco-belge a révolutionné les règles du casting en ne faisant défiler que des mannequins rondes sur le catwalk à l’image de la danseuse et militante queer, féministe, antiraciste et body-positive Mariana Benenge. Mais c’est surtout dans la confection même de ses vêtements que se cache le vrai engagement, puisque la griffe propose une taille unique pouvant convenir du 34 au 50. Et ce, grâce à un système ingénieux de fronces, de laçage, de boutonnières et de tissus extensibles qui permettent à ces pièces versatiles d’accompagner n’importe quelle personne dans toutes ses variations de poids. Sans oublier le fait que l’aspect mode n’y est en rien négligé, avec en prime des coupes, matières et couleurs ultra-désirables. Allier le beau à l’utile, ainsi que la qualité à la quête de sens, semble donc être les notions indispensables et complémentaires d’une mode véritablement engagée. C’est en tout cas ce que souligne Djurdja Bartlett, maître de conférences en Histoires et Cultures de la mode au London College of Fashion, dans la préface de son livre Fashion and Politics (Yale University Press, 2019). “En tant que pratique quotidienne incarnée, la mode est dotée de la capacité à apporter du plaisir, à inciter et à transmettre de l’affect. Ainsi, à une époque où la politique suscite de la méfiance et divise de plus en plus les gens selon des critères basés sur la classe, la race, le sexe et le genre, la mode pourrait effectivement fournir un moyen de contester de telles dissensions.” Cette dernière pourrait même, suggère-t-elle, créer “un pont entre la politique et l’économie, offrant une plateforme pour les conversations sociales et culturelles les plus urgentes d’aujourd’hui”. Bingo ! La meilleure et récente incarnation de cette punchline sociologique reste probablement le travail effectué par le designer et militant antiraciste Kerby Jean-Raymond, fondateur de la marque Pyer Moss. En juillet 2021, il a été le premier créateur afro-américain à présenter une collection dans le calendrier officiel de la semaine de la Couture parisienne. L’occasion pour ce défendeur et célébrateur de la communauté noire de confirmer une fois de plus son engagement à travers une collection de robes fantasques et spectaculaires rendant hommage aux créations méconnues d’inventeur.rice.s noir.e.s oublié.e.s par l’Histoire (climatisation, téléphone portable, abat-jour, machine à écrire…). Mention spéciale à la mise en abîme de la tenue “frigo” sur laquelle on pouvait lire un message écrit en lettres magnétiques : “But who invented Black trauma ?” (Mais qui a inventé le trauma noir ?). Vous avez quatre heures.

Mariana Benenge lors du défilé Ester Manas FW23
Collection couture SS22 Pyer Moss