La mode ne fait pas que rêver. Maltraitances physiques et psychologiques, précarité, abus : les top modèles subissent en première ligne le manque de structure et de scrupules de toute une industrie. Déterminé·e·s à faire bouger les choses, il·elle·s semblent lancer une véritable révolution sur le catwalk à coup de législations, pétitions et associations.

Le 25 mars 2022, Teddy Quinlivan et Karen Elson se retrouvent à New York. Sauf que cette fois-ci, bien qu’elles partagent à nouveau un podium ensemble, ce n’est pas pour défiler mais bien pour revendiquer le droit à travailler dans des conditions convenables. “New York tire un énorme profit sur le dos des jeunes femmes sous contrat avec des agences de management prédatrices”, s’insurgent plusieurs mannequins réunies sur le parvis du Lincoln Center. Karen Elson balance qu’en 25 ans de carrière, sa plus grande difficulté a été d’être payée en temps et en heure. Teddy Quinlivan complète : “Une loi imposant transparence et responsabilité serait cruciale contre les abus de pouvoir de l’industrie”. Déjà en 2018, la top engagée disait #MeToo : “Je m’attendais à travailler des heures avec des gens odieux, mais pas à un directeur de casting qui, dès ma première saison, me propose une cover contre du sexe, un styliste qui met ses doigts dans ma culotte sans prévenir, ou un photographe qui me pelote et me pince le téton. J’annonce formellement refuser de travailler avec des marques et magazines continuant de collaborer avec des agresseurs”. Dénonçant un “système mafieux” baignant dans l’omerta, où l’ouvrir expose à un boycott massif, Teddy rejoint l’asso Model Alliance fondée par l’ex-top Sara Ziff qui en a elle-même fait les frais en 2009. Parmi les premières lanceuses d’alerte sur la culture du viol dans la mode, la militante souhaite prendre sa revanche pour l’ensemble de la profession avec le projet de loi Fashion Workers Act, porté aujourd’hui par le sénateur new-yorkais Brad Hoylman.

Teddy Quinlivan photographiée par Liz Collins pour Mixte magazine, issue 22 (2018).
Prise de Conscience

 

“Bébé, peux-tu faire quelque chose d’un peu sexy ?” demande lors d’un casting un photographe à la jeune Sena Cech qu’il enjoint à se déshabiller avant de faire de même puis de réclamer qu’elle lui agrippe le pénis. Parce qu’elle s’est exécutée, elle a eu le job, raconte ladite victime dans Picture Me. Ce documentaire sorti en 2009 et coréalisé par Sara Ziff, dépeint de sombres coulisses et montre, images choc à l’appui, combien les mannequins sont harcelé.e.s et exploité.e.s ; et comment elles se sont habitué.e.s à ce qu’on manipule leur corps en plateau, au point de ne plus forcément s’alarmer quand on les agresse. La coréalisatrice, qui a elle-même commencé le mannequinat à l’âge de 14 ans, a pu s’infiltrer plus facilement dans le milieu pour étayer son enquête et ainsi faire part à l’écran du traumatisme que peuvent subir les mannequins, au travers de différents témoignages, dont le sien. Sara Ziff raconte que dès son troisième casting, un photographe a demandé à la voir sans son haut, puis sans son pantalon, avant de lui faire ôter son soutien-gorge. Ce souvenir sordide qu’elle a raconté des années plus tard dans son film, lui a valu d’être blacklistée par l’industrie. Mais c’était sans compter la force et le déterminisme de Sara qui est réapparue dans les coulisses de la mode en 2011 en créant Model Alliance, une association militante américaine visant à protéger les intérêts et les droits des mannequins. Contrairement au syndicat américain Models Guild mort-né dans les années 1990, Model Alliance se présente comme un groupe de pression, et ça paie. C’est grâce à elle qu’une loi oblige désormais les agences de mannequins à fournir un chaperon à leurs talents de moins de 16 ans en shooting, tournage ou casting. Signe de son impact et de sa légitimité, l’association-lobby vient de recevoir le prix de l’influence positive de l’année aux CFDA 2021, tandis que Sara Ziff a été décorée de l’Ordre National du Mérite par le gouvernement français en février 2022.

C’est à la fin du mois suivant que Model Alliance a présenté le Fashion Workers Act qui vise à créer de la transparence et de la responsabilité financières dans l’industrie de la mode dans l’État de New York, afin de mieux protéger, rémunérer et valoriser toute sa main-d’œuvre créative. Ce qui s’annonce comme une petite révolution pour la profession outre-atlantique, car pour ce secteur mondialisé qui génère plus de 2,5 billions de dollars par an, New York emploie plus de 180 000 personnes (soit 6 % de la main-d’œuvre de la ville) qui à elles seules représentent environ 10,9 milliards de dollars de salaires, d’après Model Alliance. Pourtant, tout ce beau monde composé de mannequins, stylistes, maquilleur.se.s et coiffeur.se.s, ne bénéficie pas des droits du travail élémentaires, étant “embauché.e.s” en tant qu’“auto-entrepreneur.e.s” par des agences de créatifs. Ces “management compagnies” n’ont pas besoin de licence ni de réglementation pour exercer, et peuvent accepter à la place des mannequins et créatifs des paiements qui leur sont adressé.e.s, en déduire leurs dépenses, ou encore autoriser des tiers à utiliser leur image. Ces pleins pouvoirs ont favorisé depuis des situations abusives sur les plans financiers, psychologiques, voire sexuelles, comme nous l’explique Model Alliance : “Par exemple, les mannequins et les créatifs attendent souvent des mois, voire des années, pour être payé.e.s des missions contractées via des sociétés de gestion, qui déduisent divers frais inexpliqués de leurs revenus, en plus d’une commissions de 20 % à la fois sur les honoraires du modèle et sur le paiement du client. Les agences de mannequins rassemblent souvent de jeunes mannequins dans des appartements dédiés, où s’entassent de 6 à 10 jeunes femmes qui paient chacune plus de 2 000 $ par mois pour un logement qui vaut beaucoup moins.” Le Fashion Workers Act permettrait donc de combler l’immense vide juridique dont abusent les sociétés de gestion afin d’enfermer les mannequins dans des cycles toxiques d’endettement et d’asservissement. Elles seraient alors contraintes par la loi d’obtenir une licence pour avoir le droit d’exercer, d’agir dans le meilleur intérêt de leurs talents, de les payer dans les 45 jours suivants la fin d’une mission, et de leur fournir des copies de leurs contrats.

Le cas français

 

Ce qui serait révolutionnaire à New York est déjà légiféré en France depuis 2004 au moins, comme nous l’explique Ekaterina Ozhiganova, fondatrice et présidente de Model Law, l’homologue hexagonal de Model Alliance. “Nous constatons que beaucoup de dispositions de ce projet de loi proposée pour l’industrie de la mode dans l’État de New York reprennent la législation française : la Convention collective nationale des mannequins de 2004, étendue à tous les employeurs potentiels des mannequins sur le sol français.” Créée en 2017 en France, l’association Model Law met en relation des mannequins avec des avocats, des responsables politiques, des médecins et des chercheurs afin de les aider face aux incartades à la convention collective. “Mais ces manquements sont de plus en plus rares en France, car l’inspection du travail veille au grain. On ne risque pas seulement de payer une amende, mais carrément de perdre sa licence. Comparé à ici, les États-Unis c’est le Far West. Ça me paraît complètement fou qu’ils en soient à demander quelque chose qui est en vigueur en France depuis près de vingt ans, estime un agent de mannequins parisien sous couvert d’anonymat. Avec l’industrialisation du métier depuis les années 2000, le mannequinat est peut-être moins idéalisé, les nouvelles générations sont mieux informées, et les réseaux sociaux contribuent à sensibiliser et responsabiliser tout le monde aux conditions de travail. Notamment à cause de la part du call-out.” L’agent de mannequin se remémore alors le terrible exemple de Maida Gregori-Boina et Rami Fernandes, directeurs de casting surpuissants jusqu’à ce que leur “comportement sadique” soit dénoncé sur Instagram et les fassent tomber fin février 2017. Les “serial maltraiteurs” sont accusés d’avoir refusé d’auditionner des mannequins racisées pour Lanvin, et surtout d’avoir fait attendre 150 filles dans une cage d’escalier pendant trois heures, sans lumière ni possibilité de partir ou de se rendre aux toilettes, pour Balenciaga.

La marque s’est empressée de virer ces directeurs de casting réputés pour ce genre de cruauté depuis une dizaine d’années. Après ce scandale qui a fait déborder le vase, Kering et LVMH ont cosigné en 2017 une charte commune pour améliorer les conditions de travail des modèles. Celle-ci stipule notamment qu’on ne peut faire travailler des mineures de moins de 16 ans, que les mannequins doivent faire au moins une taille 32 et disposer d’un certificat médical attestant de leur bonne santé. “Ces groupes de luxe français à l’influence internationale ont largement les moyens de contribuer à améliorer durablement les pratiques de l’industrie. Dans l’état actuel des choses, cette charte est ce qui se rapproche le plus de ce que pourrait être une convention collective mondiale du mannequinat, ce qui serait irréalisable par des gouvernements”, note l’agent qui déplore néanmoins toujours autant de transphobie sur les shoots, de fétichisation raciale et d’opportunisme autour du body-positivisme. D’autres poids lourds internationaux de l’industrie, telle que la puissante agence IMG exigent que les clients paient entre 30 et 90 jours, imposent des limites de temps strictes à l’utilisation de l’image du modèle et empêchent qu’elle ne soit utilisée à perpétuité ou utilisée et/ou vendue à d’autres marques. L’agence organise même des sessions de formation juridique et financière pour armer ses mannequins face aux requins.

Le sénateur de New york Brad Hoylman, Sara Ziff, Teddy Quinlivan et Karen Elson lors de l’annonce du fashion workers act (Courtesy of the Model Alliance)
Force, union et parole

 

À mesure que la bonne parole pour de meilleures pratiques de travail au sein de l’industrie se propage, celle des mannequins gagne en légitimité et en écoute. Libéré.e.s grâce à l’ère #MeToo, ceux.celles-ci prennent davantage position sur les réseaux sociaux et dans les médias pour dénoncer les pratiques prédatrices de certains acteurs de l’industrie, cet autre grand problème qui, après les conditions de travail et l’exploitation salariale, ronge autant sinon davantage l’industrie de la mode, comme l’avait démontré bien avant tout le monde le documentaire Picture me de Sara Ziff en 2009. Ainsi, près de dix ans plus tard, en janvier 2018, le New York Times réunit les témoignages de plusieurs mannequins masculins, qui accusent les photographes stars Mario Testino et Bruce Weber de violences sexuelles. Jusqu’à l’explosion de #MeToo en 2017, leur esthétique volontiers homo-érotique passait crème, voire paraissait sage comparée à celle, porno-chic, de Terry Richardson, qui avait lui aussi la réputation de s’en prendre aux mannequins qu’il photographiait. En 2021, c’est Gérald Marie, ancien patron Europe d’Elite de 1986 à 2011, qui fait l’objet d’une enquête préliminaire du Parquet de Paris pour “viols et agressions sexuelles”, y compris sur mineures. Son mode opératoire présumé, abusant de son pouvoir pour contraindre des mannequins, lui vaut le surnom de Weinstein de la mode. Sauf qu’après 20 ans de rumeurs avant des plaintes officielles, pour des faits désormais prescrits, l’investigation patine. Si bien que d’anciennes mannequins stars comme Milla Jovovich et Carla Bruni-Sarkozy se reconvertissent en guides justicières et appellent à ce que d’autres survivantes éventuelles saisissent les tribunaux. Et ça marche, puisque cette même année, plusieurs d’entre elles témoignent avoir été victimes d’agressions sexuelles de la part d’Alexander Wang, petit prince de la mode et de la nuit new-yorkaise. Si aucune plainte n’a été déposée, le créateur effectue une traversée du désert en 2021, le temps de se faire oublier. Avant, hélas, de revenir en grandes pompes par un défilé en avril 2022, complété par des placements de produits sur des femmes enceintes (symboles d’innocence ambulants) comme Rihanna et Adriana Lima.

Cet exemple criard vient malheureusement confirmer une fois de plus le manque de considération et de mémoire propre à l’industrie. Il nous rappelle que le combat ne fait que commencer et que d’autres aspects problématiques de l’industrie méritent d’être traités et démantelés. À commencer par celui du droit à l’image et du droit d’auteur. Car qui possède le droit d’exploiter une photo ? Celui ou celle qui l’a prise ou le.la mannequin qui a posé ? Une question en suspens qui provoque la multiplication de procès en droit d’auteur à cause de paparazzis qui traînent en justice des mannequins ayant eu l’outrecuidance et l’audace de poster sur Instagram des photos volées d’elles-mêmes (oui, dans la mode, on marche autant sur les pieds que sur la tête). Ce fut le cas de Gigi Hadid qui, en octobre 2018, a argumenté que c’était elle, par sa photogénie, qui faisait la créativité du cliché, ce qui devrait lui valoir un statut de coautrice. Si Gigi n’a pas gagné le procès pour cette raison – le paparazzi qui n’avait fait que déposer une demande de droit d’auteur sur le cliché en question ne l’a pas obtenue, par conséquent le litige n’avait pas lieu d’être –, cette histoire a eu le mérite de mettre sur la scène médiatique l’importance de repenser les questions de propriété d’images à l’ère numérique. Comme le cas de la mannequin Emily Ratajkowski, qui avait fait l’objet d’une plainte de la part d’un paparazzi pour avoir utilisé l’une de ses photos sans lui demander son accord ni citer son copyright : “J’ai aimé ce que [ce cliché volé de moi] disait sur ma relation avec les paparazzis, et maintenant j’ai été poursuivie pour [l’avoir partagé]. Je suis aujourd’hui plus habituée à me voir à travers les lentilles de leurs appareils photo que par mon propre reflet dans le miroir.” Peut-être qu’à travers tous ces litiges juridiques et éthiques, liés au consentement, aux conditions de travail, au droits d’auteur et à l’image, on donnera enfin aux mannequins le crédit qu’ils.elles méritent. En attendant, une chose est sûre : la révolution du mannequinat est bien en marche.

Cet article a été publié dans notre numéro EMPOWERMENT, fall-winter 2022/23 (sorti le 16 septembre 2022).